Intervention de Laurence Huc

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 16h00
Commission d'enquête sur l'évaluation des politiques publiques de santé environnementale

Laurence Huc, chercheuse en toxicologie à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) :

Mme le Dr Béatrice Fervers, cancérologue à Lyon, a également écrit le livre Cancer, quels risques ? et a beaucoup travaillé sur les expositions professionnelles et la survenue des cancers des testicules chez les agriculteurs. En épidémiologie, nous commençons à accumuler des données sur le cancer et les pesticides. L'expertise Inserm devrait également arriver début 2021. Les cohortes d'AGRICAN et les cohortes américaines montrent qu'il existe des présomptions très fortes pour les cancers de la prostate et les lymphomes, mais également des présomptions moins élevées pour le cerveau, les leucémies, les mélanomes, les cancers du côlon, de la vessie, des ovaires et les cancers du sein. Les cancers du sang sont par ailleurs reconnus en France comme des maladies professionnelles.

Il existe également d'autres présomptions quant à l'exposition de la population générale, notamment pour la proximité résidentielle avec un risque augmenté de cancers, de méningiomes et de cancers du sein. Concernant les cancers pédiatriques, il y a des présomptions très fortes pour les leucémies aiguës et les tumeurs du système nerveux central avec différents types d'exposition : les expositions professionnelles et domestiques chez la mère pendant la grossesse, les expositions domestiques pendant l'enfance et les expositions résidentielles pendant la grossesse. Dans certains cas, il existe une exposition professionnelle du père pendant la période préconceptuelle. Les données sont ici assez fortes de même que l'expertise collective Inserm de 2013. Je ne pense pas que nous soyons revenus sur ce sujet. Malheureusement, de nouveaux types de cancer émergent tels que les lymphomes et les tumeurs embryonnaires.

En tant que toxicologue, lorsque je vois ces données épidémiologiques s'accumuler, je me demande jusqu'à quand les professionnels ou la population générale vont continuer à être exposés à ces substances. Je reprends une citation des historiens par rapport au positionnement de l'épidémiologie en termes de décision publique. L'épidémiologie sert surtout à constater l'échec des gouvernements, de l'industrie et de la société à contrôler les produits chimiques cancérogènes introduits des décennies auparavant. Les cancers professionnels des agriculteurs sont des maladies entièrement évitables. Le fait d'autoriser les produits en les conditionnant par des équipements de protection individuelle ne paraît pas efficace. Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de travailler sur des recherches en ergonomie. L'efficacité des équipements de protection individuelle – les combinaisons – a également été remise en cause. La protection collective qui pourrait interdire certains produits par rapport à l'autorisation de certains produits sous condition de bonnes pratiques agricoles et d'utilisation des EPI ne me paraît pas satisfaisante au regard des données épidémiologiques qui s'accumulent.

De plus, l'épidémiologie arrivera à bout de souffle pour certains pesticides, par exemple, le glyphosate, car nous ne trouverons plus de population contrôle à qui comparer les populations exposées. Tout le monde est exposé au glyphosate. Nous ne pourrons donc même plus établir des statistiques et comparer. L'épidémiologie doit vraiment être mise en lien avec la toxicologie qui réalise des expériences en laboratoire dans un but de prévention. À un moment, nous devons arrêter de compter les victimes et les morts.

Ensuite, en tant que scientifique qui fait des recherches bibliographiques, comment la science est-elle pratiquée et quels savoirs pouvons-nous mobiliser pour la décision publique ? En réalité, le contexte scientifique m'a énormément surprise, car dès lors que nous travaillons sur des pesticides, nous retrouvons ce que nous appelons la capture de la science, c'est-à-dire que les scientifiques, les toxicologues auront tendance à modifier leurs pratiques de laboratoire en les calant sur les normes réglementaires. J'ai déjà entendu les critiques suivantes : « Laurence, ce n'est pas en modifiant les métabolismes énergétiques que tu pourras expliquer un effet cancérogène. Il faut que tu regardes absolument si c'est génotoxique ». Et j'ai beau avoir des résultats négatifs en génotoxicité, certains me diront que ce n'est pas cancérogène. Ceci est extrêmement gênant dans la pratique et les standards scientifiques.

En d'autres termes, le manque d'exigence épistémique en toxicologie fait que nous serons « embobinés » par des personnes affirmant que ce n'est pas si positif ou si cancérogène, ce qui pose énormément de problèmes. De nombreux ouvrages portent sur le fait que la science est capturée par le réglementaire. Ceci est fortement décrit par Robert Proctor pour l'industrie du tabac et les marchands de doute. Il est à noter que tout cela produit des savoirs inconfortables qui ont du mal à être gérés. Par ailleurs, la capture réglementaire consiste à avoir de fortes influences auprès des régulateurs et sur la réglementation afin que les produits cancérigènes soient tout de même autorisés, ce qui est absolument gênant.

La présence de conflits d'intérêts est également décrite dans de nombreux ouvrages : La production du doute de Mathias Girel ou Pesticides. Comment ignorer ce que l'on sait ? de Jean-Noël Jouzel. « Comment expliquer l'accumulation de données d'épidémiologistes qui attestent d'une surincidence des maladies chroniques et pourquoi les résultats aussi inquiétants constituent si peu de répercussions sur les autorisations de mise en vente des pesticides ? » Son analyse est passionnante. Nous commençons à avoir des données sur le sujet.

Les travaux d'Henri Boullier sur les toxiques légaux traitent également de substances toxiques validées et autorisées. Nous commençons donc à avoir du recul sur toutes ces questions et cette production de doute. En tant que toxicologue, lorsque j'encadre les thèses, force m'est de constater que la littérature scientifique en soi n'est plus fiable. Ma thésarde travaille sur le mélange de pesticides et je l'invite à regarder s'il existe des conflits d'intérêts, si la façon de produire les données est bonne, à observer de quel journal scientifique il s'agit, car certains journaux ne pratiquent pas bien le reviewing.

Nous pouvons lire également que l'effet perturbateur endocrinien présente encore des doutes. Les travaux de Theo Colborn, quant à eux, datent de 1996 et décrivent les perturbations endocriniennes. Nous ne pouvons plus dire aujourd'hui qu'il y a une controverse sur les perturbateurs endocriniens. La science académique l'admet pleinement. Pourquoi n'est-ce toujours pas pris en compte au niveau réglementaire ? Ceci est vraiment dérangeant. Lorsque j'ai commencé à me rapprocher des historiens et sociologues pour comprendre cette pratique de la science, tout le monde m'a raconté la même histoire, à savoir « ton histoire sur les SDHI me rappelle telle histoire sur l'amiante ».

De même, les travaux d'Annie Thebaud-Mony portent par exemple sur le plomb, le nucléaire. Puis, Nathalie Jas raconte comment gérer le risque en pollution. De même, La société du risque, d'Ulrich Beck décrit comment gérer le risque nucléaire. En réalité, la science, cette production de doute et ce cercle vicieux sont des histoires qui se répètent et nous n'en tirons aucune solution, ce qui m'effraie.

Je souhaitais ensuite apporter d'autres éléments à votre connaissance. Nous parlons du cancer en santé environnementale pour les êtres humains, mais la faune est également soumise à la cancérogenèse chimique. Des travaux ont été conduits sur les lions des mers, des poissons et des bélugas et trouvent des incidences de cancer augmentées par la présence de pesticides et de perturbateurs endocriniens dans l'environnement. En réalité, toutes les chaînes trophiques sont contaminées et traiter la santé environnementale doit aller bien au-delà du cancer humain uniquement.

D'autres aspects me paraissent importants. Lorsque nous classifions ou pas une substance cancérogène, qui en tire le bénéfice ? Autoriser des produits qui sont cancérogènes bénéficie à des puissants, des bénéfices privés. Dans le cas des pesticides, cela s'inscrit dans un modèle agricole choisi, auquel les agriculteurs sont parfois condamnés, pour obtenir de meilleurs rendements et diminuer les coûts de production. Toutefois, cela s'inscrit également dans un contexte plus global de choix de vie et de mode de vie avec une alimentation bon marché.

Des externalités ne sont pas mises à la charge des vendeurs de pesticides, mais se répercutent sur la société. Ces externalités et impacts sont quasiment inévaluables en termes d'effondrement de la biodiversité, mais également en termes de coût des soins pour les cancers et de coût des recherches en santé publique, c'est-à-dire ce que je coûte pour avoir la preuve de la cancérogénicité après exposition. Il me revient de trouver la preuve de la cancérogénicité du produit alors que ce devrait être à la charge des industriels. Les externalités impactent directement la qualité de vie. Si nous tolérons d'autoriser des produits cancérogènes, nous courons le risque que des personnes soient victimes d'un cancer. Par conséquent, nous tolérons un nombre de cancers au nom des bénéfices privés liés à l'utilisation de ces substances.

Ce facteur est extrêmement important à prendre en compte. Le cancer et le cancer environnemental amplifient les inégalités sociales puisque les personnes, les travailleurs et les populations défavorisées sont plus susceptibles à la fois aux microbes, mais également aux polluants chimiques. Il est également à noter que les personnes qui ont des cancers d'origine chimique vont être plus résistantes aux traitements. Ces données proviennent des personnels cliniques qui travaillent dans les hôpitaux et qui expliquent qu'à un stade équivalent de cancer diagnostiqué, un agriculteur sera plus difficile à traiter et sera plus résistant aux chimiothérapies qu'une personne de la population générale. Cela pose donc réellement des problèmes en ce qui concerne les populations de travailleurs et les populations défavorisées. Des recherches doivent absolument être conduites sur le sujet. D'une part, il faut arrêter l'exposition et, d'autre part, arrêter le traitement, car nous nous trouvons dans des impasses et des enjeux de santé publique forts. Les cancers professionnels sont tous des cancers évitables.

En outre, ces populations cumulent des mauvaises conditions de vie et des mauvaises conditions de travail. Par conséquent, nous amplifions les inégalités sociales, les inégalités de santé, les inégalités de vie et, au final, je me demande où se trouve la santé publique dans la pratique de telles politiques. Ces choses sont extrêmement préoccupantes.

Je tenais également à signaler que la recherche de santé environnementale chez les populations défavorisées et les travailleurs était très peu pratiquée. Je travaille depuis récemment pour mettre en place des études de recherche clinique toxicologique avec des groupements d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle (GISCOP) qui sont en partie mis en place par Annie Thébaud-Mony. En réalité, elle s'attache à regrouper ces cancers professionnels, au niveau local, au sein de différents territoires, mais ces actions sont trop rares et doivent être encouragées et mises en avant, car énormément de populations sont touchées et ne sont pas observées, ce qui pose réellement des problèmes. Le cancer environnemental crée et entretient toutes ces inégalités sociales.

Je voulais terminer en réfléchissant sur la manière de sortir du cercle vicieux. Comme vous avez pu le constater, le cancer est un processus complexe multicausal qui suscite toujours des controverses. Nous exigeons toujours plus de preuves pour être vraiment sûrs, et souvent basées sur l'épidémiologie. Nous allons attendre qu'il y ait plus de victimes humaines pour prendre une décision. Souvent, des facteurs de confusion seront introduits et des corrélations obtenues, mais pas de liens de causalité forts. En d'autres termes, nous recherchons la causalité du cancer, ce qui n'aboutit à aucune conclusion ni décision.

D'une part, la communauté scientifique devrait réfléchir à ce qui serait un principe d'humilité. Je suis scientifique par vocation : pour moi, c'est une discipline qui permet d'accéder à la vérité, de pouvoir soigner les cancers, les prévenir, etc. Or il faut savoir que nous ne pourrons pas tout démontrer et que nous n'atteignons pas la preuve absolue. Lorsque nous sommes formés à l'université – à l'Ecole normale supérieure dans mon cas –, nous pensons que nous serons tout-puissants. En réalité, dans ce contexte de santé environnementale, il faut admettre que nous aurons toujours des incertitudes. En tant que scientifiques, nous ne pouvons pas tenir un discours indiquant que « nous ne sommes pas sûrs ». Dans une discipline impliquée dans la santé publique, il faut prendre des décisions. Ce principe d'humilité aiderait à mettre en place le principe de précaution lorsque nous discutons avec les décideurs en affirmant que nous avons des doutes, mais que nous aurons toujours autant de doutes dans vingt ans. Par conséquent, prenons les mesures pour agir en conséquence.

En conclusion, concernant la production de connaissances, la recherche académique travaille, mais la production de connaissances par les firmes peut également produire des doutes. Dans différentes organisations, notamment certaines sociétés savantes, des infiltrations et des interpénétrabilités existent entre la toxicologie fondamentale et la toxicologie réglementaire. Il sera donc impossible d'obtenir des certitudes scientifiques dans ce domaine. Le critère de cancérogénicité, quant à lui, présente un fossé entre la biologie fondamentale et la toxicologie réglementaire qui nous conduit dans des impasses. Par conséquent, je constate que l'ensemble du système n'est absolument pas en faveur de la protection de la santé et de la biodiversité.

S'agissant des produits SDHI, j'ai monté un projet pluridisciplinaire pour essayer de traiter cet usage de façon globale et de manière holistique. L'ambition est de ne pas laisser la toxicologue toute seule donner de mauvaises nouvelles et de replacer le tout dans un contexte à la fois de santé et d'usage agricole, de réglementation, d'écologie et de protection des écosystèmes. Nous essayons de travailler ensemble pour générer des savoirs pluridisciplinaires et communs qui peuvent permettre à la fois d'améliorer les connaissances sur le cadre réglementaire, de proposer des améliorations et de pouvoir aider et de servir d'appui à l'expertise et à la décision publique.

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