Intervention de Patrice Geoffron

Réunion du mardi 2 juillet 2019 à 18h30
Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique

Patrice Geoffron :

Monsieur le président, madame la rapporteure, je vous remercie pour cette invitation car c'est un plaisir et un honneur de s'exprimer devant la représentation nationale, qui plus est sur ces questions et devant ces cartes géographiques qui nous entourent, très inspiratrices en la matière.

Monsieur le président, vous venez de définir un cahier des charges pour nos échanges qui pourrait nous conduire très loin dans la soirée. Disposant de quinze minutes, je vais tout d'abord m'efforcer de préciser ma vision de ce qu'est cette transition écologique, non sans vous avoir dit préalablement deux mots sur ce que nous faisons dans mon équipe de recherche à Paris-Dauphine, au Centre de géopolitique de l'énergie et des matières premières, créé en 1981 par André Giraud lequel, avant et après, a occupé des fonctions ministérielles. Pendant cet intermède, il a donc créé ce centre de recherche dans lequel nous ne nous préoccupions pas alors de transition écologique. André Giraud se souciait des tensions géopolitiques du début des années quatre-vingt, alors que les débats sur le changement climatique se limitaient à des cénacles très étroits de chercheurs. Aujourd'hui, cette dernière problématique a tout envahi.

Peut-être puis-je tout d'abord vous exposer ma perception « arithmétique », très simple mais qui résume bien les enjeux de ce qu'est la transition énergétique.

La France s'est montrée particulièrement performante en relevant toute une série de défis. Si l'on considère les émissions de CO2 de ce pays développé, dont la base industrielle est encore significative, les réussites sont tout à fait remarquables et nous pouvons être fiers de la forme de transition que nous avons déjà opérée.

Il se trouve que pendant quelques années, durant les années soixante, j'ai pu vivre dans les bassins houillers du Pas-de-Calais, environnement dont je garde quelques souvenirs. Ce type d'activité est totalement sorti du paysage minier, industriel, de notre pays, mais ce n'est pas forcément le cas de nos voisins. À partir de cet exemple, on pourrait donc considérer qu'ayant déjà réalisé, d'un certain point de vue, une transition énergétique, ce que nous avons devant nous procèderait d'une forme de réplique.

Problème : cette fois, le défi est global compte tenu de la dette de carbone contractée pendant deux siècles. Nous émettons aujourd'hui, à peu près, 35 milliards de tonnes de CO2 chaque année quand les émissions nettes, vers 1800, étaient à peu près égales à zéro. Entre-temps, le PIB mondial a été multiplié par cent.

Le modèle mondial de création de richesses est extrêmement carboné. On peut d'ailleurs observer, c'est frappant, que dans les grands derniers pays émergents, à Shanghai ou à New Dehli, la pollution, aujourd'hui, n'est pas très différente de celle de Londres au XIXe siècle, l'Angleterre ayant été historiquement le premier pays émergent.

Les lois de la physique étant terribles, il faut rembourser cette dette. Nous savons qu'avec environ 35 milliards de tonnes, une baisse de la température d'1,5 degré ou de 2 degrés, conformément à l'Accord de Paris, supposera que d'ici à 2050 nous passions à moins de 10 milliards de tonnes.

Il est intéressant d'observer que ce niveau de 10 milliards, ou un peu inférieur, était à peu près celui de 1950. Historiquement, si je puis dire, nous avons devant nous un grand défi : faire fondre globalement et sans attendre, en trois décennies, nos émissions de CO2. Nous reviendrions alors au niveau de 1950 sauf qu'entre-temps, la population mondiale aura été multiplié, disons, par 3,5, et que le PIB mondial – comme économiste, je me référerai régulièrement à ce type de dimension – aura quant à lui été multiplié par dix en un siècle.

Notre défi consiste à nous montrer sacrément efficaces, façon de se convaincre assez aisément qu'il diffère de celui que nous avons relevé, nous Français, à partir des années soixante-dix.

Ma deuxième observation, en raisonnant toujours en tant qu'économiste, c'est que cette rupture, en termes macroéconomiques, nous conduit vers un monde dont on connaît peu de choses. Il n'en reste pas moins que notre contrainte demeure de créer de la richesse économique et que je n'entrerai donc pas dans le débat sur la stagnation : je me rends assez régulièrement en Afrique et ce continent a besoin de se développer, le monde a besoin de croissance, comme nous en avons nous-mêmes besoin. La croissance doit être néanmoins très significativement transformée et nous n'avons pas encore expérimenté ce modèle à la taille mondiale.

Nous en connaissons certains ressorts, notamment, les énergies renouvelables, qui vous intéressent au sein de cette commission mais, aussi, le nucléaire, nous aurons peut-être l'occasion d'y revenir. Ce changement de modèle nous entraîne économiquement dans un monde inconnu. Nous y trouverons, nouvel anglicisme, des strended assets, soit, des actifs économiques échoués, qui avaient une valeur dans l'ancien modèle où il s'agissait de créer de la richesse en émettant du CO2. Pour en créer en en émettant de moins en moins, un certain nombre d'actifs seront donc déclassés. Nous en avons une petite idée en France avec les quelques centrales à charbon qui devront sortir du réseau dès lors que l'EPR fonctionnera, ce qui finira bien par arriver.

Les Allemands, à ce que l'on peut percevoir, s'engagent dans un grand débat qui pourrait les amener à déclasser massivement leurs centrales, non parce qu'elles seront frappées par une obsolescence technique ou économique, dépassées par des technologies plus adaptées, mais parce qu'elles seront frappées d'une forme d'obsolescence climatique ou carbonée.

Ces défis sont absolument sans équivalent historique. Les modélisations réalisées par l'IRENA, l'Agence internationale de l'énergie renouvelable, font état de 20 000 milliards de dollars d'actifs échoués. Le premier défi consiste à faire face à des chocs économiques de transition lors de l'entrée dans ce nouveau monde économique. Grosso modo, c'est le discours du GIEC, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat : passer d'un monde où la température augmenterait de 4 ou 5 degrés à la fin du siècle – après la semaine que nous venons de passer, voyez ce que pourraient être les difficultés quotidiennes ! – avec des risques physiques, à un monde où l'augmentation serait de 1,5 degré, ce que l'on ne peut que souhaiter et ce qui impliquera de découvrir la nature des risques de transition.

En France, nous avons un peu touché du doigt ces risques au cours des derniers mois après avoir appliqué de façon violente la taxe carbone – c'est plus facile de le dire après qu'avant mais, avec notre équipe, nous l'avons dit aussi un peu avant – sans que l'allocation des moyens levés ait été claire et en considérant qu'une taxe introduite en 2014, quand le prix du pétrole s'effondrait, serait acceptée. La suite a prouvé que non. Dès lors que le niveau de la taxe et le prix du pétrole ont augmenté, ce qui a bien fini par arriver et qui continuera à arriver de manière chaotique, l'acceptabilité de la taxe s'est effondrée. Il suffit de regarder les cartes qui sont autour de nous pour comprendre pourquoi dans un grand pays comme la France, qui n'est pas le plus peuplé d'Europe, il faut faire attention.

En effet, si l'on regarde la densité de la population de notre pays par rapport à celle de l'Italie ou de l'Allemagne, nous ne sommes pas loin d'un facteur 2 – j'arrondis – donc, évidemment, l'application des outils de la transition peut susciter des problèmes de réallocation et de strended assets, une fois encore : certains concitoyens ont investi dans du capital, notamment pour leur mobilité, lorsque ces contraintes n'étaient pas aussi prégnantes et ils devront s'adapter. C'est un exemple de ces risques, de ces coûts d'adaptation.

Si l'on regarde à nouveau les cartes qui nous entourent, on peut imaginer que si nous entrions dans un monde où les émissions de CO2 chuteraient dans le cadre d'une croissance économique, cela signifierait que dans un pays proche de nous comme l'Algérie – ou la Russie, qui est aussi très proche de nous pour d'autres raisons – nous assisterions à une érosion voire à un effondrement du modèle économique.

Les scénarios de long terme, notamment, ceux de l'Agence internationale de l'énergie, montrent qu'entre un monde dans lequel l'Accord de Paris est appliqué et un monde où il ne l'est pas, dans quelques décennies, le prix du baril variera d'à peu près 40 dollars en moyenne et le nombre de millions de barils quotidiens de 50 millions, cela dit avec les réserves qu'impliquent toutes ces modélisations.

Il me paraît très important de le dire au moment où nous entrons dans une phase de transition très différente de celle que l'on pouvait imaginer il y a une dizaine d'années lors du Grenelle de l'environnement. Les échéances semblaient encore lointaines et l'on pouvait considérer que nous avions le temps de la réflexion. Aujourd'hui, ce n'est malheureusement plus le cas. Il faudra donc que, collectivement, nous anticipions et nous nous adaptions aux phénomènes économiques induits par cette transition.

Pour ne pas tenir que des propos alarmistes, il se trouve que notre économie a bien des atouts, me semble-t-il, pour entrer dans cette transition. Le principal, à la différence de l'Allemagne, c'est que les choix conduisant à déclasser massivement des moyens de production carbonés sont derrière nous. Nous savons ce qu'il en a coûté de fermer les mines et de sortir le charbon du mix électrique français. Nous avons assumé ces coûts sur le très long terme. Je me souviens d'une conférence que l'on avait organisée avec Philippe de Ladoucette, dernier président de Charbonnages de France, au milieu des années 2000, ce qui n'est pas si lointain.

Le passé étant néanmoins du passé, la France, à la différence notamment des pays de l'est de l'Europe, a moins d'efforts à consentir pour entrer dans cette transition, dès lors que l'on considère que cela revient à tourner la page et à assumer les coûts économiques d'un capital qui n'est plus adapté.

Prenons un ou deux éléments d'appréciation.

Bon an, mal an, les importations de pétrole et de gaz, en France, représentent environ 50 milliards d'euros, soit deux points de PIB. Cela varie bien sûr, de 30 à 70 milliards, 50 milliards étant un niveau moyen acceptable. Par ailleurs, les travaux de vos collègues sénateurs sur les coûts des problèmes liés à la qualité de l'air en France montrent que, selon les évaluations, ces derniers s'élèvent entre 50 et 100 milliards. Tout ne nous est pas imputable, évidemment : au gré des vents, la pollution peut par exemple franchir le Rhin ; une partie des pollutions que nous subissons est donc importée. Dans une approche, disons, minorante, on peut considérer qu'entre nos importations de pétrole et de gaz et le coût de la mauvaise qualité de l'air pour la collectivité, nous disposons d'une manne de 100 milliards à réallouer au fil de la transition – il est entendu que la France n'est pas le pire pays du monde ni, évidemment, le pire d'Europe en la matière. Les coûts associés n'ont rien à voir avec ceux qui seront en vigueur en Allemagne parce que, encore une fois, dès lors que l'on importe 99,9 % de son pétrole et que l'on ne produit plus de gaz, quand bien même notre sous-sol en contient, la substitution est actée.

Voilà pour ces quelques propos liminaires. J'avais des choses à vous dire sur la manière dont tout cela se joue en Europe mais nous aurons l'occasion d'y revenir.

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