La réunion

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La séance est ouverte à dix-huit heures quarante-cinq.

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Pour notre deuxième audition, nous recevons M. Patrice Geoffron, professeur de sciences économiques à l'Université de Paris-Dauphine, où il dirige le Centre de géopolitique de l'énergie et des matières premières.

Plus de 80 % du mix énergétique mondial est d'origine fossile. Ce constat confère toute son importance au terme de « géopolitique », qui permet de comprendre pourquoi la « transition énergétique » peut avoir une portée réelle très différente selon les pays.

Dans un pays comme le nôtre, elle est associée à la stagnation de la consommation d'électricité et à un discours sur la nécessité d'adopter des comportements vertueux, que certains pourraient qualifier de quasi-moralisants mais que, par souci d'objectivité, je qualifierai de prescriptifs.

Il s'agit au bout du compte de remettre en question des modes de vie. On pourrait presque utiliser les termes peut-être connotés de « révolution culturelle » si l'on oubliait que celle-ci ne fut pas, selon son initiateur lui-même, « un dîner de gala ». N'est-ce pas ce que les manifestants des ronds-points, à l'automne dernier, ont finalement ressenti ? La transition écologique n'est-elle pas en quelque sorte inégalitaire ? Dans le même temps, pour des pays comme la Chine ou l'Inde, il s'agit au contraire d'une dynamique de consommation énergétique, en particulier, électrique, dans laquelle les énergies fossiles ont encore toute leur place.

Des concepts plus simples mais aussi plus robustes comme l'indépendance énergétique, la croissance et le progrès économique et social ont suscité des choix d'investissement à long terme dont nous bénéficions encore. Quels investissements sont-ils caractéristiques de la transition énergétique en France et en Europe ? Comment passer d'un choix d'allocation de ressources rares à un autre ? Selon quels critères ? Quelle influence le système d'endettement et de rémunération de l'épargne que nous connaissons exerce-t-il sur ces choix de long terme ? De même, quelle influence exerce l'instabilité des prix des énergies sur ces choix d'investissement et sur la mobilisation des financements publics ? Enfin, vous qui vous intéressez au domaine international – l'une des marottes de Mme la rapporteure – que pouvez-vous nous dire de notre position par rapport à nos objectifs, aux moyens, à la stratégie, à la manière de concevoir cette transition énergétique ?

Je vous propose de faire un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, puis les membres de la commission d'enquête vous interrogeront à leur tour et, en premier lieu, notre rapporteure, Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Enfin, je conclurai cette session.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je suis tout d'abord dans l'obligation de vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez, monsieur Geoffron, lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Patrice Geoffron prête serment.)

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Cette commission d'enquête ayant reçu votre serment, vous avez la parole.

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Patrice Geoffron

Monsieur le président, madame la rapporteure, je vous remercie pour cette invitation car c'est un plaisir et un honneur de s'exprimer devant la représentation nationale, qui plus est sur ces questions et devant ces cartes géographiques qui nous entourent, très inspiratrices en la matière.

Monsieur le président, vous venez de définir un cahier des charges pour nos échanges qui pourrait nous conduire très loin dans la soirée. Disposant de quinze minutes, je vais tout d'abord m'efforcer de préciser ma vision de ce qu'est cette transition écologique, non sans vous avoir dit préalablement deux mots sur ce que nous faisons dans mon équipe de recherche à Paris-Dauphine, au Centre de géopolitique de l'énergie et des matières premières, créé en 1981 par André Giraud lequel, avant et après, a occupé des fonctions ministérielles. Pendant cet intermède, il a donc créé ce centre de recherche dans lequel nous ne nous préoccupions pas alors de transition écologique. André Giraud se souciait des tensions géopolitiques du début des années quatre-vingt, alors que les débats sur le changement climatique se limitaient à des cénacles très étroits de chercheurs. Aujourd'hui, cette dernière problématique a tout envahi.

Peut-être puis-je tout d'abord vous exposer ma perception « arithmétique », très simple mais qui résume bien les enjeux de ce qu'est la transition énergétique.

La France s'est montrée particulièrement performante en relevant toute une série de défis. Si l'on considère les émissions de CO2 de ce pays développé, dont la base industrielle est encore significative, les réussites sont tout à fait remarquables et nous pouvons être fiers de la forme de transition que nous avons déjà opérée.

Il se trouve que pendant quelques années, durant les années soixante, j'ai pu vivre dans les bassins houillers du Pas-de-Calais, environnement dont je garde quelques souvenirs. Ce type d'activité est totalement sorti du paysage minier, industriel, de notre pays, mais ce n'est pas forcément le cas de nos voisins. À partir de cet exemple, on pourrait donc considérer qu'ayant déjà réalisé, d'un certain point de vue, une transition énergétique, ce que nous avons devant nous procèderait d'une forme de réplique.

Problème : cette fois, le défi est global compte tenu de la dette de carbone contractée pendant deux siècles. Nous émettons aujourd'hui, à peu près, 35 milliards de tonnes de CO2 chaque année quand les émissions nettes, vers 1800, étaient à peu près égales à zéro. Entre-temps, le PIB mondial a été multiplié par cent.

Le modèle mondial de création de richesses est extrêmement carboné. On peut d'ailleurs observer, c'est frappant, que dans les grands derniers pays émergents, à Shanghai ou à New Dehli, la pollution, aujourd'hui, n'est pas très différente de celle de Londres au XIXe siècle, l'Angleterre ayant été historiquement le premier pays émergent.

Les lois de la physique étant terribles, il faut rembourser cette dette. Nous savons qu'avec environ 35 milliards de tonnes, une baisse de la température d'1,5 degré ou de 2 degrés, conformément à l'Accord de Paris, supposera que d'ici à 2050 nous passions à moins de 10 milliards de tonnes.

Il est intéressant d'observer que ce niveau de 10 milliards, ou un peu inférieur, était à peu près celui de 1950. Historiquement, si je puis dire, nous avons devant nous un grand défi : faire fondre globalement et sans attendre, en trois décennies, nos émissions de CO2. Nous reviendrions alors au niveau de 1950 sauf qu'entre-temps, la population mondiale aura été multiplié, disons, par 3,5, et que le PIB mondial – comme économiste, je me référerai régulièrement à ce type de dimension – aura quant à lui été multiplié par dix en un siècle.

Notre défi consiste à nous montrer sacrément efficaces, façon de se convaincre assez aisément qu'il diffère de celui que nous avons relevé, nous Français, à partir des années soixante-dix.

Ma deuxième observation, en raisonnant toujours en tant qu'économiste, c'est que cette rupture, en termes macroéconomiques, nous conduit vers un monde dont on connaît peu de choses. Il n'en reste pas moins que notre contrainte demeure de créer de la richesse économique et que je n'entrerai donc pas dans le débat sur la stagnation : je me rends assez régulièrement en Afrique et ce continent a besoin de se développer, le monde a besoin de croissance, comme nous en avons nous-mêmes besoin. La croissance doit être néanmoins très significativement transformée et nous n'avons pas encore expérimenté ce modèle à la taille mondiale.

Nous en connaissons certains ressorts, notamment, les énergies renouvelables, qui vous intéressent au sein de cette commission mais, aussi, le nucléaire, nous aurons peut-être l'occasion d'y revenir. Ce changement de modèle nous entraîne économiquement dans un monde inconnu. Nous y trouverons, nouvel anglicisme, des strended assets, soit, des actifs économiques échoués, qui avaient une valeur dans l'ancien modèle où il s'agissait de créer de la richesse en émettant du CO2. Pour en créer en en émettant de moins en moins, un certain nombre d'actifs seront donc déclassés. Nous en avons une petite idée en France avec les quelques centrales à charbon qui devront sortir du réseau dès lors que l'EPR fonctionnera, ce qui finira bien par arriver.

Les Allemands, à ce que l'on peut percevoir, s'engagent dans un grand débat qui pourrait les amener à déclasser massivement leurs centrales, non parce qu'elles seront frappées par une obsolescence technique ou économique, dépassées par des technologies plus adaptées, mais parce qu'elles seront frappées d'une forme d'obsolescence climatique ou carbonée.

Ces défis sont absolument sans équivalent historique. Les modélisations réalisées par l'IRENA, l'Agence internationale de l'énergie renouvelable, font état de 20 000 milliards de dollars d'actifs échoués. Le premier défi consiste à faire face à des chocs économiques de transition lors de l'entrée dans ce nouveau monde économique. Grosso modo, c'est le discours du GIEC, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat : passer d'un monde où la température augmenterait de 4 ou 5 degrés à la fin du siècle – après la semaine que nous venons de passer, voyez ce que pourraient être les difficultés quotidiennes ! – avec des risques physiques, à un monde où l'augmentation serait de 1,5 degré, ce que l'on ne peut que souhaiter et ce qui impliquera de découvrir la nature des risques de transition.

En France, nous avons un peu touché du doigt ces risques au cours des derniers mois après avoir appliqué de façon violente la taxe carbone – c'est plus facile de le dire après qu'avant mais, avec notre équipe, nous l'avons dit aussi un peu avant – sans que l'allocation des moyens levés ait été claire et en considérant qu'une taxe introduite en 2014, quand le prix du pétrole s'effondrait, serait acceptée. La suite a prouvé que non. Dès lors que le niveau de la taxe et le prix du pétrole ont augmenté, ce qui a bien fini par arriver et qui continuera à arriver de manière chaotique, l'acceptabilité de la taxe s'est effondrée. Il suffit de regarder les cartes qui sont autour de nous pour comprendre pourquoi dans un grand pays comme la France, qui n'est pas le plus peuplé d'Europe, il faut faire attention.

En effet, si l'on regarde la densité de la population de notre pays par rapport à celle de l'Italie ou de l'Allemagne, nous ne sommes pas loin d'un facteur 2 – j'arrondis – donc, évidemment, l'application des outils de la transition peut susciter des problèmes de réallocation et de strended assets, une fois encore : certains concitoyens ont investi dans du capital, notamment pour leur mobilité, lorsque ces contraintes n'étaient pas aussi prégnantes et ils devront s'adapter. C'est un exemple de ces risques, de ces coûts d'adaptation.

Si l'on regarde à nouveau les cartes qui nous entourent, on peut imaginer que si nous entrions dans un monde où les émissions de CO2 chuteraient dans le cadre d'une croissance économique, cela signifierait que dans un pays proche de nous comme l'Algérie – ou la Russie, qui est aussi très proche de nous pour d'autres raisons – nous assisterions à une érosion voire à un effondrement du modèle économique.

Les scénarios de long terme, notamment, ceux de l'Agence internationale de l'énergie, montrent qu'entre un monde dans lequel l'Accord de Paris est appliqué et un monde où il ne l'est pas, dans quelques décennies, le prix du baril variera d'à peu près 40 dollars en moyenne et le nombre de millions de barils quotidiens de 50 millions, cela dit avec les réserves qu'impliquent toutes ces modélisations.

Il me paraît très important de le dire au moment où nous entrons dans une phase de transition très différente de celle que l'on pouvait imaginer il y a une dizaine d'années lors du Grenelle de l'environnement. Les échéances semblaient encore lointaines et l'on pouvait considérer que nous avions le temps de la réflexion. Aujourd'hui, ce n'est malheureusement plus le cas. Il faudra donc que, collectivement, nous anticipions et nous nous adaptions aux phénomènes économiques induits par cette transition.

Pour ne pas tenir que des propos alarmistes, il se trouve que notre économie a bien des atouts, me semble-t-il, pour entrer dans cette transition. Le principal, à la différence de l'Allemagne, c'est que les choix conduisant à déclasser massivement des moyens de production carbonés sont derrière nous. Nous savons ce qu'il en a coûté de fermer les mines et de sortir le charbon du mix électrique français. Nous avons assumé ces coûts sur le très long terme. Je me souviens d'une conférence que l'on avait organisée avec Philippe de Ladoucette, dernier président de Charbonnages de France, au milieu des années 2000, ce qui n'est pas si lointain.

Le passé étant néanmoins du passé, la France, à la différence notamment des pays de l'est de l'Europe, a moins d'efforts à consentir pour entrer dans cette transition, dès lors que l'on considère que cela revient à tourner la page et à assumer les coûts économiques d'un capital qui n'est plus adapté.

Prenons un ou deux éléments d'appréciation.

Bon an, mal an, les importations de pétrole et de gaz, en France, représentent environ 50 milliards d'euros, soit deux points de PIB. Cela varie bien sûr, de 30 à 70 milliards, 50 milliards étant un niveau moyen acceptable. Par ailleurs, les travaux de vos collègues sénateurs sur les coûts des problèmes liés à la qualité de l'air en France montrent que, selon les évaluations, ces derniers s'élèvent entre 50 et 100 milliards. Tout ne nous est pas imputable, évidemment : au gré des vents, la pollution peut par exemple franchir le Rhin ; une partie des pollutions que nous subissons est donc importée. Dans une approche, disons, minorante, on peut considérer qu'entre nos importations de pétrole et de gaz et le coût de la mauvaise qualité de l'air pour la collectivité, nous disposons d'une manne de 100 milliards à réallouer au fil de la transition – il est entendu que la France n'est pas le pire pays du monde ni, évidemment, le pire d'Europe en la matière. Les coûts associés n'ont rien à voir avec ceux qui seront en vigueur en Allemagne parce que, encore une fois, dès lors que l'on importe 99,9 % de son pétrole et que l'on ne produit plus de gaz, quand bien même notre sous-sol en contient, la substitution est actée.

Voilà pour ces quelques propos liminaires. J'avais des choses à vous dire sur la manière dont tout cela se joue en Europe mais nous aurons l'occasion d'y revenir.

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Revenons tout de suite à la situation européenne, monsieur Geoffron.

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Patrice Geoffron

Elle est à la fois merveilleuse et tragique.

En tant qu'Européens, nous pourrons nous enorgueillir à la fin des temps d'avoir été la première zone, au milieu des années 2000, avant même la COP de Copenhague et alors que la question climatique n'avait pas le caractère suraigu d'aujourd'hui, à avoir déployé une vision de long terme. On peut vraiment considérer que cet objectif est fondé sur les valeurs européennes. Une fois que l'on a dit cela, on a dit à peu près tout ce qu'il est possible de dire de positif, me semble-t-il, sur cette démarche.

En effet, ces objectifs ont été déployés à l'européenne, c'est-à-dire dans le cadre d'une addition assez peu coordonnée de 27 ou 28 politiques, on ne sait plus très bien. Je suis économiste et pas ingénieur mais j'ai du mal à imaginer ce qu'il est possible de faire à partir d'une transition aussi peu coordonnée – on a pu nourrir l'espoir, sur un plan industriel, que le leader mondial des éoliennes serait une entreprise d'un tout petit pays, le Danemark, mais dès lors que la Chine est entrée en scène, nous avons vu ce qu'il en était de la puissance des économies d'échelle. Je crains donc que nous ne nous retrouvions dans une situation où, dès que les marchés des technologies bas carbone et de la transition émergeront, notre puissance ne soit assez limitée.

Ce qui s'est passé dans le secteur photovoltaïque pourrait se reproduire dans le domaine des batteries, des véhicules électriques, et je crains donc que les Européens ne se retrouvent entre le marteau et l'enclume, le marteau, pour faire simple, étant la Chine, qui mène une politique industrielle et dont la verticalité du système politique et des décisions est peut-être un atout dans ces circonstances, les États-Unis, quant à eux, même en sortant de l'Accord de Paris, disposant de mécanismes de marché et d'entreprises dynamiques – je pense aux puissants GAFA. En outre, une partie de la valeur qui sera créée dans cette transition procèdera des données. Dans ce domaine, les grandes entreprises américaines ne sont pas moins légitimes que les entreprises françaises.

Cette affaire me semble assez complexe et, parfois, désespérante, à moins de considérer – je m'efforcerai de faire suivre toute remarque préoccupante d'une raison d'espérer – que la valeur soit moins dans les éoliennes et les panneaux photovoltaïques, dans la capacité à les déployer massivement, que dans la capacité à les intégrer, notamment dans des environnements urbains denses.

Un élément de comparaison : Atlanta et Barcelone – que je privilégie à une ville française – sont comparables car l'une et l'autre peuplées de 5 millions d'habitants. Pour des raisons historiques liées à la géographie espagnole, le système de transport de Barcelone s'étend sur 160 km2 et celui d'Atlanta sur 4 200. En conséquence, chaque Barcelonais émet moins d'une tonne de CO2 par an dans les transports alors qu'à Atlanta, c'est à peu près dix fois plus.

Ces transformations comportent certes bien des enjeux économiques. Les villes de demain devront plus réussir à gérer la complexité, comme on le fait plutôt historiquement dans les villes européennes, que songer à s'étendre dans l'espace. Je ne sais pas très bien si nous réussirons à mettre en œuvre l'Accord de Paris mais étant entendu que, depuis 2006, plus d'un humain sur deux vit dans des villes, que selon l'ONU, vers 2050, ce sera 70 % et qu'en Europe, c'est déjà le cas pour 80 % ou 85 % de la population, c'est bien dans le périmètre des villes que se jouera son succès ou son échec.

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Vous êtes un spécialiste des smart grids, de la smart city mais vous vous êtes aussi, je crois, intéressé aux questions liées au stockage. Pourriez-vous nous dire un mot de l'intelligence dans la transition énergétique ? Nous n'avons pas beaucoup évoqué ce facteur dans nos travaux.

Par ailleurs, les informations dont nous disposons en matière de stockage sont assez limitées. On nous a dit, en général, qu'il était inexistant : « no future » dans le stockage ! Dès lors, pour les énergies renouvelables, cela n'a pas de sens.

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Patrice Geoffron

Les opérateurs du secteur, notamment, les opérateurs de réseaux, nous disent que le système est intelligent. Nous n'avons pas attendu Linky pour que la France puisse disposer d'une électricité dont les prix sont acceptables. Les transformations du système, en particulier l'urgence de gagner en efficacité – gardons à l'esprit les 35 milliards de tonnes de CO2 et la nécessité de descendre sous les 10 milliards – font que nous ne pourrons pas à l'avenir piloter les systèmes énergétiques, notamment électriques, ni gagner en optimisation si l'on ne met pas en place, schématiquement, une convergence entre les technologies de l'énergie et celles de l'information.

Cela ne signifie pas que nous devions être totalement béats : encore une fois, dans un pays comme la France, à l'heure actuelle, le système est d'une grande robustesse. Dans nombre de domaines, il fonctionne d'une manière qui ne diffère pas fondamentalement de ce qu'il était il y a une dizaine d'années.

Dans ce domaine, l'enjeu dépasse largement l'horizon de la France. J'appartiens à l'association Think Smartgrids qui regroupe Enedis, RTE, les équipementiers, les PME et start-up de ce domaine. Nombre de pays, notamment charbonniers, ont encore plus intérêt que nous à gagner en optimisation. L'effacement en Inde, en Chine, en Allemagne ou en Pologne conduit à éviter le recours à des centrales thermiques. L'espace économique est plus important qu'en France.

Nous percevons l'idée d'optimisation qui est sous-jacente aux smartgrids et a fortiori aux smarts cities. C'est ainsi que Nice met des capteurs sur son boulevard connecté et essaie de voir comment réduire le flux de collecte de déchets. Une smart city n'est pas forcément un environnement dans lequel on va se transporter par drone, c'est un environnement dans lequel on aura cherché à optimiser en fonction des contraintes. Dans la carte d'Europe des villes particulièrement dynamiques, on trouve Barcelone qui a eu à se confronter très tôt à des problématiques de pénurie d'eau et qui profite d'un fort ensoleillement. On trouve aussi Amsterdam qui fait face à d'autres difficultés, notamment d'optimisation des flux de transport et de gestion du dernier kilomètre. Ces contraintes sont pilotées d'une manière plus efficace dès lors que l'on opère la coordination entre des technologies énergétiques et des technologies numériques.

Le taux d'équipement des ménages offre un effet de levier ; il met les ménages dans la boucle et permet d'avoir des modèles innovants et même parfois surprenants autour de ces écosystèmes. Dans le cas Amsterdam, au lieu d'élaborer une forme de planification sur la manière dont cette convergence pouvait s'organiser, ils ont créé une plateforme où se retrouvent des ONG, des citoyens, des centres de recherche, des entreprises et des autorités publiques, afin d'élaborer des appels à projets innovants.

En ce qui concerne le stockage, mon constat sera un peu plus nuancé que celui que vous avez rapporté, très fidèlement, j'imagine, madame la rapporteure. Mon équipe travaille de plus en plus sur la technologie dite du vehicule to grid. Il s'agit moins de chercher à implanter dans le système, et éventuellement de manière stationnaire, des batteries que l'on rendrait économiquement efficace, que de réfléchir sur le type de services à apporter au système des véhicules électriques dès lors que l'on en aura quelques centaines de milliers.

Quel espace économique apparaît à ce moment-là ? Comment est partagée la valeur économique ainsi créée ? Des modélisations existent en Allemagne où le contexte est plus favorable à cause du charbon et du déploiement très massif des énergies renouvelables. On va donc y trouver un espace économique plus favorable à la valorisation du stockage.

Pour ma part, j'ai la conviction que nous ne devons pas jeter les batteries avec l'eau du bain. Nous pourrions les voir se déployer par le biais de la connexion et la recharge intelligente des véhicules au réseau, ce qui produirait un bénéfice bilatéral : contribution des batteries des véhicules électriques au service système ; équilibre local dans le cadre d'un système vehicule to home dans lequel le véhicule est connecté à la maison. Certes, nous nous situons alors dans un environnement périurbain plutôt que parisien mais cela peut apporter des services dans l'espace du foyer et décharger le système d'une consommation à une maille locale.

Tout cela ouvre sur des problématiques d'une grande complexité. Le système électrique ne serait plus organisé de manière verticale, avec des moyens de production tels qu'en France qui dispose en particulier des centrales nucléaires. Dans ce système en devenir, on trouve des énergies renouvelables assez massivement connectées au réseau de distribution et non pas au réseau de transport, et aussi des véhicules électriques qui ont une forme d'ubiquité – ils peuvent consommer de l'électricité ou, au contraire, en déverser dans le réseau. En l'espace de deux décennies, le système aura changé de nature. Cela pourrait être un facteur puissant d'accélération du développement des véhicules électriques. Selon les chiffres qui circulent pour l'Allemagne, en rendant ce type de service, un ménage pourrait en retirer quelques centaines d'euros de bénéfices économiques par an.

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En France, l'effacement du pic de chauffage en hiver pourrait notamment passer par deux effets cumulés : pilotage de chauffages connectés et dotés d'un système d'inertie ; bâtiments capables de retenir l'énergie. Il s'agit de faire en sorte que l'énergie ne se dissipe pas en quelques minutes parce qu'il y a des trous dans le mur et qu'elle continue à irradier une fois l'appareil éteint. Le parc immobilier français étant essentiellement chauffé à l'électricité, il serait possible d'effacer progressivement les pics de chauffage en hiver si ces conditions étaient réunies. Êtes-vous d'accord avec ce diagnostic ? Si oui, à quel horizon serait-il possible d'atteindre ce résultat ?

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Patrice Geoffron

. Nous sommes très en amont d'une capacité massive d'effacement. Le compteur Linky, brique technologique essentielle dans ce contexte, est en cours de déploiement. M. le président m'avait convié à une autre commission où nous avions pu échanger sur Linky. Il ne s'est pas passé grand-chose depuis, notamment parce que les fournisseurs n'ont pas fait d'offres incitant les ménages à adopter des pratiques d'effacement. Dans la configuration actuelle, la situation ne devrait pas évoluer beaucoup dans les prochaines années.

En revanche, l'effacement industriel est déjà très développé. Est-il toujours vertueux pour l'environnement ? On peut en douter si l'effacement industriel consiste à passer du réseau à un groupe électrogène pour se fournir en électricité. Cela étant, le recours à un groupe électrogène permet de décharger le système lors de pics.

Pour écrêter la pointe, de manière structurelle et à long terme, il faut améliorer l'efficacité thermique dans le bâtiment – sujet sur lequel on peine à décoller. En tant que citoyen plus qu'en tant qu'expert très pointu sur ces questions que mon équipe regarde d'un peu loin, j'observe qu'il existe une forme de consensus en ce qui concerne les objectifs d'efficacité thermique dans le bâtiment. Il peut y avoir de grands débats sur les éoliennes – l'endroit où les installer et la pertinence de ce type d'investissements –, alors que le consensus national ne s'est pas fissuré sur l'efficacité thermique.

Ce thème aurait d'ailleurs pu être un élément de l'équation de la résolution de la crise des « gilets jaunes ». En amont de la violente montée de la taxe carbone qui avait été décidée, on aurait pu imaginer une forme de compensation liée à une accélération des efforts d'efficacité thermique et un fléchage de leur financement. C'est ce que j'ai compris des revendications d'un certain nombre de « gilets jaunes » aux prises avec des contraintes de mobilité. Ces contraintes auraient pu être perçues différemment si, en amont, nous avions été beaucoup plus avancés sur la diffusion des bénéfices de gains d'efficacité dans le bâtiment.

Au moment où la crise était à son plus fort, j'ai été invité aux Assises européennes de la transition énergétique à Dunkerque. J'y suis évidemment allé en TGV. Le pays était sous la neige et j'ai compris ce qui se passait dans les Hauts-de-France : les gens voyaient la transition énergétique sous forme de taxes et d'éoliennes, ce qui n'a pas dû beaucoup changer. Nombre de nos concitoyens ont du mal à percevoir l'intérêt individuel de cette transition. Or l'accélération des efforts d'amélioration de l'efficacité thermique dans le bâtiment est un objectif de politique publique récurrent et ciblé depuis une douzaine d'années.

Ces difficultés de décollage ont plusieurs causes. À l'université, s'il fallait diplômer trois fois plus d'étudiants en trois ou quatre ans, on se rendrait assez rapidement compte qu'on ne sait pas le faire. Je pense que nous nous sommes heurtés à une problématique de cet ordre dans le domaine de l'efficacité thermique dans le bâtiment. Une telle explication pouvait être pertinente en 2015 mais nous sommes en 2019. Du temps est passé. Cela ne répond pas totalement à votre question sur l'agilité qu'il faut déployer pour écrêter les super-pointes électriques. En la matière, nous avons moins besoin d'une efficacité que de bâtiments adaptés et d'un effort constant dans ce domaine.

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Il me reste deux questions à vous poser avant que le président ne s'impatiente.

(Sourires.)

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La concurrence dans l'énergie permet-elle de développer des offres innovantes en matière de services, conduisant notamment à une logique d'efficacité énergétique, comme certains nous l'ont dit lors de nos auditions ?

L'économie collaborative – par l'autoconsommation, les collectifs citoyens et le financement participatif de projets, que nous voyons se développer – est-elle le modèle économique de la transition énergétique ? N'est-ce pas un moteur d'acceptabilité ?

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Patrice Geoffron

. S'agissant de la concurrence, le problème est le suivant : le principal concurrent des opérateurs de services du XXIe siècle est le service qui a été créé au XXe siècle. À la différence de beaucoup de nos voisins, la France est un pays où l'électricité est peu chère, même si quelques millions de ménages restent malheureusement en situation de précarité. Cela fait partie du contrat social : l'électricité est toujours là et elle est suffisamment peu chère pour que ce ne soit pas un problème au quotidien – cela n'a l'air de rien mais je peux vous dire que ce n'est pas le cas au Liban où je me rends régulièrement. Il est donc très compliqué de faire mieux, de déterminer des espaces de services à valeur ajoutée.

Cette caractéristique marque une grande différence avec l'évolution dans les télécommunications, mon domaine de prédilection en tant que chercheur dans les années 1990. À l'époque, les gens de France Télécom vendaient encore de la minute de voix avec des téléphones à fil. Quand on enlève le fil et que l'on propose des services à valeur ajoutée, on rencontre une adhésion massive. Les évolutions de la téléphonie mobile constatées au début des années 2000, ont surpassé de très loin les scénarios les plus optimistes élaborés une dizaine d'années auparavant.

C'est très compliqué de recréer ce type de services à valeur ajoutée dans le domaine de l'énergie, compte tenu de la qualité du système actuel en France. Cela ne nous interdit naturellement pas de penser que les choses vont évoluer avec le développement des véhicules électriques et la convergence avec le numérique qui permettront à des opérateurs de services de faire des propositions. L'électricité ne résume pas le système énergétique mais elle est la partie la plus compliquée à transformer, notamment pour un pays comme la France. Pour le moment, je ne suis pas ébloui par l'observation de ces espaces à valeur ajoutée.

L'une des difficultés est d'ordre cognitif : nos concitoyens ne connaissent pas les prix de l'énergie, le prix du kilowattheure, et ils ne sont pas soumis à des mécanismes d'incitation dans ce domaine. Les tarifs sont à peu près plats. Il est compliqué d'entrer dans un espace dans lequel on va avoir des propositions de valeurs éventuellement fondées sur des mécanismes de prix différents.

Ma réponse à votre question sur l'économie collaborative sera : oui mais. Oui car l'effondrement des émissions de CO2 ne pourra pas se faire uniquement avec des ingénieurs et des technologies efficaces, et un déploiement tel que dans le cycle précédent. Avoir des formes d'implication, de coopération et de gains d'efficience à une maille locale d'économie circulaire, c'est l'un des termes de la loi et cela me paraît relever d'une bonne intention.

Mais il ne faut pas que cette bonne intention nous fasse perdre la vision systémique. Il faudra trouver le bon réglage pour l'autoconsommation d'électricité – bon courage pour le trouver ! D'un côté, il faut des incitations pour ne pas brider l'impulsion des ménages qui sont prêts à investir dans des moyens de production d'électricité. D'un autre côté, selon l'un des scénarios de RTE, il pourrait y avoir 4 millions de ménages qui auto-consomment au milieu des années 2030. Toutes choses égales par ailleurs, c'est-à-dire sans modification des règles et des taxes, ces 4 millions de ménages – probablement plus aisés que la moyenne – bénéficieraient d'un transfert de 500 millions d'euros du reste de la population. Quand on vise l'équité, cette perspective est préoccupante. Des coopérations et des collaborations émergent mais nous devons garder la vision systémique qui fait que la France possède un système assez remarquable.

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En tant qu'économiste, quel est votre avis sur la programmation pluriannuelle de l'énergie – PPE – et les projections faites en termes d'emplois dans les territoires ?

Comme vous l'avez rappelé, le coût de l'énergie est assez faible en France. N'est-ce pas notre plus grand handicap ? La tarification réglementée n'est-elle pas notre plus gros frein à une transition énergétique ?

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Patrice Geoffron

. J'ai fait partie du groupe de travail de l'Institut Montaigne qui vient de publier une analyse de la PPE, dont je partage la plupart des conclusions. Globalement, je demande à être convaincu. Depuis le milieu des années 2000, j'observe un décalage systématique entre la hauteur des ambitions et les conditions de leur mise en œuvre. Au début des années 2010, on peut l'expliquer par la crise économique. En 2015, on peut l'expliquer par la sortie difficile de la crise. En 2019, soumis à la pression qui s'exerce sur nous, je demande à être convaincu.

Le Haut conseil pour le climat vient de rendre un rapport qui me semble assez lucide. Désormais, il faut faire la démonstration de la preuve de l'efficacité, sinon de toutes les technologies concernées, au moins de celle qui fait l'objet d'un consensus : l'efficacité thermique dans le bâtiment. Pour ma part, je demande à voir et j'observe que notre pays est impécunieux – ce n'est pas une grande découverte. Selon le think tank de la Caisse des dépôts, I4CE, il nous manque entre 20 et 30 milliards d'euros, un petit point de PIB, pour avoir des financements qui soient bien adaptés aux objectifs que nous nous fixons.

Je partage l'analyse de l'Institut Montaigne et du Haut Conseil pour le climat, en étant plus interrogateur que sceptique. Mon état d'esprit est conforté par quelques données de l'Agence européenne pour l'environnement qui produit un rapport annuel dont la lecture est tout à fait enrichissante. Selon les auteurs de ce rapport, la France est le pays européen qui a produit le plus de règles environnementales, à égalité avec la Belgique. La forte production belge est peut-être liée au caractère fédéral de ce pays. Nous avons un volume de règle qui est deux fois supérieur aux autres. Je n'incrimine évidemment pas le Parlement, surtout pas dans cette enceinte.

(Sourires.)

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À défaut de diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre, nous avons multiplié par deux le volume de normes !

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Patrice Geoffron

. En tout cas, nous avons beaucoup de normes. Il faut s'interroger sur notre aptitude à normaliser. Nous sommes bien configurés pour créer des normes mais pas toujours pour les appliquer. L'Agence européenne pour l'environnement fait aussi observer que la France n'est pas le pays qui évalue le plus, ex ante ou ex post, les conditions d'application de ces normes.

La question de la valeur est très délicate. Depuis des générations, nous avons ce merveilleux tarif d'électricité qui n'évolue que par palier, chaque évolution étant perçue comme une violation du contrat social. Cette situation soulève deux difficultés.

La première difficulté est d'ordre cognitif. Nous allons vers des offres plus diverses, plus complexes. Il faut s'assurer de la capacité de nos concitoyens à adopter ces offres, à les comprendre et à en tirer les bénéfices. Dans le monde des technologies de l'information, nous sommes entrés assez rapidement dans un maquis d'offres. L'Autorité de la concurrence a dû se saisir de ces questions et des médiateurs sont intervenus. Il ne faudrait pas que nous soyons confrontés à la même difficulté dans le domaine de l'énergie, notamment parce que les enjeux sont encore plus aigus que dans celui des télécommunications.

La deuxième difficulté tient au fait que nous devons avoir le souci d'un phasage dans les priorités. Nous aurons plus de latitude pour libérer la formation du prix de l'électricité si nous considérons collectivement que c'est un levier et si des efforts préalables de gains d'efficacité dans le bâtiment ont été accomplis. Nous aurons un problème collectif si ces offres se diffusent alors que des passoires thermiques subsistent encore dans une partie significative du parc immobilier. Nous devons être vigilants sur ce point. Les « gilets jaunes » ont émergé notamment à cause de la taxe carbone, il ne faudrait pas que les prix de l'électricité provoquent le même type de réaction.

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Vous demandez à être convaincus par la PPE car vous observez que les moyens ne sont pas en accord avec les objectifs. Faut-il réduire les objectifs ou augmenter les moyens ?

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Patrice Geoffron

. Ma réponse va être brève et je vais renvoyer à une conviction : la problématique est celle de la priorisation de nos engagements. À cet égard, l'efficacité dans le bâtiment est la solution de moindre regret. S'il faut faire des choix et hiérarchiser, les efforts dans ce domaine doivent être prioritaires.

Mes convictions sur les énergies renouvelables sont moins ancrées. Notre électricité étant très décarbonée, nos investissements dans les énergies renouvelables nous conduisent à substituer du décarboné à du décarboné. Cependant, nous ne pouvons être absents des énergies renouvelables si ce sont les technologies bas carbone qui offrent de nombreux marchés à l'avenir. Il faut trouver le point d'équilibre.

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Malgré notre retard, pensez-vous qu'il soit possible de développer une industrie dans certains domaines des énergies renouvelables ? Si oui, lesquels ?

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Patrice Geoffron

Si je dois apporter une observation qui se différencie un peu de celle des autres experts que vous avez auditionnés, je dirais que je suis convaincu que cette transition, dont les éoliennes sont l'image emblématique, est également une manière de sortir proprement du passé. Il s'agit de développer des marchés selon une logique d'économie circulaire – par exemple, de créer des opérateurs pertinents pour prendre des options sur des centrales à charbon allemandes, concourir à leur démantèlement et récupérer les métaux qui ont de la valeur.

Je crois aussi à la nécessité de disposer de nombreux moteurs électriques, dont nous aurons évidemment besoin pour les véhicules électriques ou les éoliennes.

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S'agissant des énergies renouvelables, où une énergie décarbonée en remplace une autre, vous disiez que la France ne pouvait pas rester absente des offres commerciales qui se développeraient demain dans ces secteurs. Elle pourrait pourtant très bien se positionner sur le démantèlement des centrales à charbon allemandes, sans développer l'éolien. Ce n'est pas forcément le même sujet.

Pensez-vous que la France ait actuellement la capacité à se positionner sur certains marchés des énergies renouvelables intermittentes ?

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Patrice Geoffron

Répondre à cette question supposerait d'étudier précisément la chaîne de valeur. Il me semble cependant que nous avons d'ores et déjà pris un retard assez significatif dans ce domaine.

Dans une concurrence internationale où l'on ignore comment se répartira la valeur ajoutée, j'ai par ailleurs du mal à concevoir, que la problématique soit de déterminer si la France a la capacité d'avoir, en propre, une industrie puissante en matière d'éoliennes. De ce point de vue, le fait que l'Union européenne n'ait pas encouragé de coopérations par ses mécanismes me semble poser problème. En tant qu'économiste, je le répète, j'ai du mal à penser que la question se joue à l'échelle française – la carte qui orne ce mur le montre suffisamment.

En disant cela, on bute sur une impasse en Europe. Je ne suis pas très convaincu de notre capacité à construire un Airbus des batteries, des éoliennes ou de quoi que ce soit. Ma crainte est que des mécanismes de coopération nous manquent fondamentalement.

Je m'étais donné pour objectif de toujours terminer mon propos par un point positif qu'en l'occurrence, j'ai un peu de peine à trouver.

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Citant I4CE, vous avez dit qu'il manquait 25 à 30 milliards d'euros pour l'efficacité énergétique…

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Patrice Geoffron

C'était plutôt pour financer la transition.

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D'accord, il ne s'agit donc pas seulement de l'efficacité énergétique.

Vous avez aussi dit qu'il était difficile de concurrencer le marché de l'électricité car l'industrie du XXe siècle offrait une très bonne qualité de services. Autrement dit, le nucléaire historique, qui offre actuellement une électricité peu chère avec un service permanent, est difficile à concurrencer physiquement avec des EnR électriques. Est-ce que cette reformulation travestit votre pensée ?

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Patrice Geoffron

Oui, un peu. Ces différents moyens de production ne se concurrencent pas uniquement par leur coût brut. Évidemment, dans le cas de la France, le moyen de production déployé par le passé limite les espaces économiques pour d'autres moyens concurrents. Cela étant, nous sommes sur une plaque européenne où prévalent des mécanismes de marché, et nous pouvons trouver des espaces économiques dans ce contexte.

Globalement, on observe tout de même que ce qui a été mis en œuvre au XXe siècle aboutit à un système assez performant – j'ai passé une partie de la journée à l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), j'ai donc plutôt de la sympathie et un intérêt pour la filière nucléaire. Mais si l'on s'en tient à des considérations de politique industrielle, la première difficulté est celle des garanties : reproduire le système dans les conditions dans lesquelles nous l'avons fait émerger dans les années 1970 n'offre pas pour l'heure les garanties permettant de réinvestir dans un cycle nucléaire.

La seconde difficulté procède du fait que les investissements de type nucléaire, sans cibler nécessairement un EPR dans les années 2030, 2040 ou 2050, se trouveront en concurrence avec les renouvelables, sur la base d'une industrie française ou non, et, vraisemblablement, très partiellement française. Il faudra que ces moyens de production de type nucléaire fassent la démonstration de leur capacité à soutenir cette concurrence.

Dans les décennies à venir, l'équation sera donc très différente de celle que nous avons pu observer dans la décennie qui s'achève.

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Votre réponse est-elle conditionnée à la question du stockage ? Est-ce qu'indépendamment de celui-ci, vous maintenez vos constats sur la concurrence entre de nouveaux moyens nucléaires et les ENR, alors que le coût de la cellule photovoltaïque est descendu très bas ?

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Patrice Geoffron

Cette remarque n'est qu'une observation de bon sens. Lorsque, dans les années 1970, la France a réalisé cet effort massif, les technologies permettant de produire de l'électricité décarbonée fonctionnaient en vertu d'un duopole entre hydro et nucléaire. Nous avons déployé assez massivement les deux énergies.

Au milieu de ce siècle, l'environnement, très darwinien, comprendra certaines technologies que nous pouvons entrevoir et d'autres, dont nous n'avons pas la moindre idée. Si nous devons aller vers un monde très efficace en termes énergétiques, où il n'y aura pas de stockage massif de type stationnaire, mais de nombreux véhicules électriques, nous pouvons imaginer un grand nombre de modèles, qui concurrenceraient le nucléaire.

Cette diversité dans le mix énergétique semble une stratégie cohérente, bien que nous ayons du mal à la déployer. Je suis donc davantage convaincu par l'option selon laquelle il nous faudra moins de nucléaire à un moment, que par les conditions dans lesquelles cette politique a été affinée, ce qui explique mes réticences à adhérer aux PPE.

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Je souhaiterais bien comprendre les enjeux du stockage. L'expert climatologue que nous venons d'auditionner expliquait que nous pouvions rester quatre jours sans vent ou, selon une thèse, un mois avec des vents faibles. Si je l'ai bien comprise, la solution du stockage avec des véhicules électriques permettra de circuler, malgré un manque de vent – les véhicules électriques stockent l'électricité –, mais elle n'aidera pas pour d'autres usages. Envisagez-vous le véhicule intelligent comme un moyen de réinjecter de l'électricité stockée dans le réseau, par exemple pour se chauffer ?

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Patrice Geoffron

Les modèles de vehicules to grid ne visent pas à compenser pendant quatre jours une chute du vent dans la Baltique ou la mer du Nord, et l'effondrement des capacités éoliennes d'Europe. La logique de ce véhicule est de pouvoir déverser dans le réseau l'électricité résiduelle après un trajet, du travail au foyer par exemple, et, éventuellement, l'électricité qui aurait été rechargée avec des ombrières solaires, sur le lieu de travail.

En rentrant à la maison, le propriétaire du véhicule peut arbitrer entre consommer cette électricité ou la réinjecter dans le réseau. En toute hypothèse, nous n'aurons pas de stockage massif, qui supposerait d'immobiliser quelques millions de véhicules, que nous n'avons pas, durant plusieurs jours. C'est de la gestion de périodes de pointe de consommation, à l'intérieur d'une journée, et de l'équilibre économique sous-jacent. Plutôt que d'acheter l'électricité du réseau, les ménages, aidés par des opérateurs de services pour effectuer ces manipulations et les rendre transparentes, auront un intérêt économique à consommer leur électricité résiduelle ou à la réinjecter.

Le véhicule électrique ne répond donc pas à la problématique qu'a pu évoquer la personne auditionnée précédemment, celle d'une chute de vent massive et d'une suppression de la production éolienne, par une forme de vengeance du climat.

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J'ai du mal à comprendre votre message car je pensais que la massification du véhicule électrique était une solution de stockage. Le stockage, qui est tout de même une clé pour gérer l'intermittence, permettrait de lisser la consommation, mais pas de faire face à un choc.

Selon vous, le nucléaire sera en concurrence avec d'autres énergies électriques décarbonées, ce qui supposerait d'en réduire la part. La PPE a ainsi opté pour une part de 50 % du nucléaire, tout en massifiant l'éolien et le photovoltaïque.

Voulez-vous dire qu'il faut produire de l'électricité décarbonée, mais en moindre quantité ? Ou le véhicule électrique sera-t-il capable d'absorber cette intermittence, qui pourrait être utilisée dans les transports ? S'agit-il d'un autre argument ? Pourriez-vous clarifier ce point ?

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Patrice Geoffron

Il n'existe de toute façon pas de solution magique, qui soit la réponse unique à la complexité vers laquelle nous allons. De ce point de vue, la flexibilité offerte par les véhicules électriques peut être considérée comme un élément de la réponse. La capacité d'effacement des ménages et de report de consommation en sera un autre.

S'agissant du climat, on espère que le régime des vents entre l'Espagne et la mer du Nord soit suffisamment décorrélé, afin que nous n'ayons pas à faire face à un épisode aussi extrême que celui que vous évoquiez. Les spécialistes du climat l'étudient peut-être, mais je n'ai pas connaissance de ces modélisations. RTE lui-même ne me semble pas réfléchir en ce moment à un scénario aussi extrême qu'une absence de vent en Europe durant quatre jours.

J'estime que le véhicule électrique, même s'il est déployé massivement, ne peut pas répondre à un choc de ce type. Il faudrait pour cela que les véhicules, à supposer qu'ils soient suffisamment nombreux, restent à l'arrêt.

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Ma dernière question est assez simple. Vous avez expliqué qu'en raison des coûts d'adaptation, vous envisagiez l'effondrement de l'économie de la Russie ou de l'Algérie, du fait de chocs économiques de transition, avec une remise en cause de leur modèle.

Cela n'explique-t-il pas le fait qu'un pays comme la Russie n'ait aucune envie de suivre la trajectoire voulue par la COP ? Que des pays aient à perdre en défossilisant leur modèle ne signe-t-il pas l'échec d'une solution multilatérale ? La France, un petit pays en termes d'émissions de CO2, n'aurait alors aucun intérêt objectif à défossiliser sa production et chercherait alors davantage à tenter de guérir, en réallouant ses revenus, qu'à prévenir.

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Patrice Geoffron

Je ne suis pas certain que la question soit si simple que vous le dites. Très prosaïquement on peut considérer que 70 % des exportations russes relèvent d'énergies fossiles, un pourcentage qui dépend du niveau des prix. L'Algérie se trouve dans une dépendance encore plus aiguë, dont il n'est pas simple de sortir. Nous serons dès lors placés dans l'obligation, peut-être douloureuse, de trouver des mécanismes de coopération et de réallocation.

Mais l'alternative devant laquelle votre question nous plaçait ne me semble pas soutenable. D'une part, les Européens ont une responsabilité particulière, historique, puisque les pays de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ont émis au XXe les deux tiers des émissions de dioxyde de carbone, qui sont toujours dans l'atmosphère,

D'autre part, a fortiori avec un voisin comme la Russie, nous serons dans l'obligation de nous entendre. La Russie aura ses propres contraintes : elle devra notamment trouver des solutions si elle venait à constater la transition et l'effondrement de ses prix, parallèlement à la chute de ses débouchés vers une Europe très efficace, qui produirait par exemple du biométhane.

De ce point de vue, et pour terminer par une observation géopolitique, dans le monde qui nous entoure, le moins que nous puissions dire est que nous sommes très loin d'entrevoir ce type de solutions. Certes, les ingénieurs ont bien fait leur travail et nous avons à disposition plus de solutions que nous ne pouvons en déployer. Au travers de vos questions, nous nous interrogeons sur les bons équilibres. Mais, si nous avons de nombreuses technologies à bas carbone, nous ignorons la manière de passer le col des émissions et d'aborder de façon pacifique le monde qui vient.

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Patrice Geoffron

Malheureusement !

(Sourires.)

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Comparons cette situation avec celle de l'endettement, en remplaçant « CO2 » par « dette publique ». Je supporte aujourd'hui une grosse dette – ce n'est pas moi qui l'ai contractée, mais mes prédécesseurs, qui ne se sont jamais demandés comment j'allais la payer, et nous la faisons d'ailleurs grossir d'année en année. Au plan mondial, la dette augmente, alors que, comme dans le dilemme du prisonnier, chacun joue cavalier solitaire. Son explosion pourrait conduire à une panique sur les marchés et à un effondrement du système mondial.

Si je transpose cette situation au système écologique, je retrouve ma dette de CO2 et des pays qui s'endettent. Personne n'a à gagner à ce que la dette explose. Cependant, personne, notamment parmi les pays les plus pollueurs, ne semble se préoccuper de la suite. Cette vision semble bien pessimiste : l'approche écologiste de la dette de CO2 risque d'être similaire à la situation de la dette tout court.

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Patrice Geoffron

Je ne suis pas certain de bien comprendre ce que vous entendez par « approche écologiste ». Il me semble que le CO2 que nous avons dans l'atmosphère est plutôt régi par les lois de la physique, mais quelle que soit la manière dont la dette s'est constituée, nous serons solidaires de celle-ci.

Il reste cependant des raisons d'espérer. Même si l'accord de Paris tangue, la perception de la réalité des menaces a grandement évolué, depuis. Je ne peux pas imaginer que la procrastination dans laquelle nous sommes puisse se maintenir dans la décennie à venir, notamment aux États-Unis.

Voyez l'alliance qu'a conclue une vingtaine d'États des États-Unis – Californie et New York, plutôt qu'États du milieu : si l'on considère son produit intérieur brut cumulé, elle représente le troisième État – fictif, naturellement – du monde. Lors de la COP23, le gouverneur de Californie a prononcé un discours très virulent, invitant à ne pas tenir compte de ce que disait Trump, car la politique climatique américaine se décide dans les États. Or tous les États de cette alliance sont extrêmement déterminés.

En outre, des mécanismes de marché sont à l'œuvre, notamment l'éviction du charbon par le gaz, que soutient Trump. Il y a donc des raisons d'espérer, qui ne s'observent pas encore sur le niveau des émissions et le mix mondial, lequel reste terriblement stable, à 80 % ou 82 % d'énergies fossiles.

Il existe toutefois de nombreux signaux d'une prise de conscience, car des risques physiques, qui ne sont pas théoriques, commencent à être perçus. Ils seront extrêmement présents dans la seconde partie de ce siècle

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Je vous remercie, monsieur Geoffron, pour ces précisions.

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Patrice Geoffron

Merci de votre accueil.

La séance est levée à vingt heures cinq.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique

Réunion du mardi 2 juillet 2019 à 18 h 50

Présents. - M. Julien Aubert, Mme Marjolaine Meynier-Millefert, M. Vincent Thiébaut

Excusés. - Mme Sophie Auconie, M. Christophe Bouillon