Intervention de Véronique Louwagie

Réunion du mercredi 10 février 2021 à 15h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaVéronique Louwagie, rapporteure spéciale :

Il y a quelques semaines, la presse a rendu compte de commandes passées par le ministère des solidarités et de la santé auprès de plusieurs cabinets de conseil pour l'accompagner dans la gestion de la crise sanitaire. Le recours à quatre cabinets a été évoqué, pour un montant non déterminé. Un coût de deux millions d'euros a été mentionné par la presse au titre de la sollicitation d'un de ces cabinets. Le ministère n'a pas fourni d'autres informations à ce sujet et a simplement indiqué que l'appui de ces cabinets se limitait à un accompagnement technique, sans pouvoir décisionnel.

En ma qualité de rapporteure spéciale de la mission Santé, j'ai souhaité en savoir plus sur ces contrats, sur leur contenu, sur leur coût, sur leur date de signature et sur leurs modalités de passation. Le 19 janvier, j'ai écrit au ministre des solidarités et de la santé pour demander communication de ces contrats, n'excluant pas le recours à un contrôle sur pièces et sur place si ces contrats ne m'étaient pas communiqués avant le 26 janvier. Les documents demandés m'ont été remis le 26 janvier, dans les délais convenus. Des compléments m'ont été apportés hier et ce matin. Je remercie le ministre, son cabinet et le directeur général de la santé pour leur diligence, et plus particulièrement Mme Véronique Deffrasnes et ses équipes pour leur disponibilité dans un contexte aussi difficile que contraint.

Initialement, je pensais présenter le résultat de ce contrôle dans un rapport budgétaire, et non dès maintenant. À mon sens, la mission d'examen de ces contrats appartenait surtout à la mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus. Cependant, la récente décision de mettre un terme impromptu aux travaux de cette mission d'information m'a convaincue de présenter le résultat de ce contrôle dès à présent, afin de réaffirmer l'intérêt du contrôle parlementaire. Les commissions permanentes demeurent. Au sein de la commission des finances, les rapporteurs spéciaux conservent toutes leurs prérogatives. Je suis désireuse de suivre de près la politique mise en œuvre et je n'exclus pas, ponctuellement, d'approfondir tel ou tel sujet sous un angle financier.

Concernant le résultat de ce contrôle, je me propose de commencer par quelques éléments sur le nombre de commandes passées et sur le nombre de cabinets sollicités. Du 12 mars 2020 au 9 février 2021, vingt-huit commandes différentes ont été notifiées à sept cabinets de conseil par le ministère des solidarités et de la santé ou par la cellule de coordination interministérielle logistique (CCIL), pour un montant prévisionnel de 11,35 millions d'euros. Les commandes passées sont disparates, puisqu'elles vont de 25 000 euros à 3,2 millions d'euros. Dix-neuf sont achevées et neuf sont en cours d'exécution, dont les deux dernières notifiées récemment, le 27 janvier et le 9 février. Ces commandes ont servi au paiement d'environ 5 000 jours-hommes de prestation de consulting D'autres commandes suivront, pour un montant encore non défini à ce jour.

Je souhaite apporter une précision importante à ce stade : depuis l'engagement de la crise sanitaire, le recours aux cabinets de conseil ne se limite pas à ces vingt-huit commandes, puisqu'outre les achats effectués par le ministère, d'autres commandes ont été adressées à des cabinets de conseil par Santé publique France, pour un montant que je ne connais pas à ce stade. Depuis le 1er janvier 2020, le financement de Santé publique France ne relève effectivement plus de la loi de finances mais de la loi de financement de la sécurité sociale. En tant que rapporteure spéciale de la commission des finances pour la mission Santé, je ne dispose pas de pouvoirs me permettant de contrôler l'action de Santé publique France dans les mêmes conditions que celles prévalant au contrôle de l'action de la direction générale de la santé. Si l'Assemblée nationale désire connaître l'ensemble des coûts engagés auprès des cabinets de conseil depuis le début de la crise sanitaire, il appartiendra à la commission des affaires sociales d'interroger Santé publique France sur ce point.

Les sept cabinets sollicités sont Accenture, CGI, Citwell, Deloitte, JLL, McKinsey et Roland Berger. Le cabinet le plus sollicité est McKinsey, pour un total de4 millions d'euros, le moins sollicité étant Deloitte, pour 25 000 euros. Le recours à ces cabinets a été précoce puisque la première commande a été notifiée le 12 mars, au début de la crise. Deux autres commandes ont été passées au début de la crise.

Au total, de mars à novembre 2020, quinze commandes ont été notifiées pour un montant de 3,8 millions d'euros. La sollicitation des cabinets de conseil s'est accélérée depuis la fin de l'année 2020, puisque treize nouvelles commandes ont été notifiées depuis décembre dans le cadre de la préparation et de la mise en œuvre de la campagne de vaccination, pour un montant de 7,5 millions d'euros.

À l'examen des 350 pages transmises par le ministère, il apparaît que les vingt-huit commandes passées portent essentiellement sur des missions de courte durée, puisque vingt-cinq d'entre elles sont d'une durée inférieure ou égale à trois mois.

Par ailleurs, sur ces vingt-huit commandes, deux achats inférieurs à 40 000 euros ont été effectués sans publicité ni mise en concurrence préalable, comme le permet l'article R. 2122–8 du code de la commande publique. Huit commandes ont été effectuées sur la base de marchés existants pour un montant de 5,3 millions d'euros. Ces marchés sont des accords-cadres signés en 2018 et 2019 et concernent un marché de transformation de l'action publique et un marché interministériel de prestation de conseil. Dix-huit achats d'un montant supérieur à 40 000 euros hors taxes ont été effectués sans publicité ni mise en concurrence préalable en raison des circonstances et en prenant appui sur la notion d'urgence inscrite dans le code de la commande publique. Cette pratique peut se comprendre, à mon sens, mais ne saurait durer ad vitam aeternam.

Quant à la nature des prestations confiées, un grand nombre de prestations sont des prestations d'assistance à maîtrise d'ouvrage en matière de systèmes d'information, de modélisation, de logistique et de stratégie. Ce sont des prestations d'appui à la création, à l'évolution, à la maintenance de différents systèmes d'information créés depuis un an et assez nombreux (SI-DEP, Stop COVID, Tous Anti COVID, SI Vaccination, SI de restitution de ces données). S'y ajoutent des prestations de modélisation, d'analyse, de simulation, d'accompagnement logistique et d'accompagnement stratégique.

De mars à novembre, l'accent a été mis sur les conseils en système d'information, sur les modélisations et sur un appui logistique pour la gestion et la distribution d'équipements. Depuis décembre, il s'agit surtout de prestations d'assistance en matière d'ouvrages en logistique, en appui stratégique et en systèmes d'information.

À l'inverse, aucune de ces commandes ne porte sur l'amélioration du lien, dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, entre l'État et les collectivités territoriales. Ce point m'a surprise dans la mesure où le bilan de ces relations depuis le début de la crise n'est pas satisfaisant.

Voici maintenant quelques éléments d'appréciation: à titre personnel, puisqu'il y a des positions très diverses à ce sujet, le recours à des cabinets de conseil ne me choque pas. D'autres gouvernements l'ont fait et je comprends que ce gouvernement ait pu en éprouver le besoin s'il s'est aperçu que son organisation n'était pas optimale sur tel ou tel point. En revanche, la fréquence et le montant des commandes me gênent un peu plus. Vingt-huit commandes en onze mois, cela représente une commande toutes les deux semaines. Vingt-huit commandes en onze mois cela représente plus d'un million d'euros de conseil par mois, soit 250 000 euros de conseil par semaine et près de 50 000 euros par jour ouvré. Certes, c'est une goutte d'eau par rapport au montant global de la crise, mais cette goutte d'eau témoigne d'un défaut d'organisation et d'une perte de savoir-faire. Si le ministère de l'intérieur doit gérer une crise majeure, fait-il appel à sept cabinets de conseil pour faire face aux événements ? De même, le ministère des armées commande-t-il vingt-huit prestations de conseil en cas de crise ? Je ne le crois pas. En revanche, lorsque le ministère des solidarités et de la santé fait face à une crise majeure, il éprouve le besoin d'être soutenu de tous côtés par des cabinets de conseil.

Je suis convaincue que la sollicitation importante de ces sociétés témoigne de la perte de savoir-faire du ministère des solidarités et de la santé dans la gestion des crises. S'il éprouve le besoin d'être accompagné, c'est qu'il ne sait plus faire seul. Cette perte de compétence interpelle. Certaines prestations commandées posent question. Dans un état d'expression des besoins du 30 décembre dernier, rédigé préalablement à la commande n° 21, passée auprès de McKinsey, il est indiqué que « ce cabinet mettra à disposition un agent de liaison positionné majoritairement auprès de Santé publique France et secondairement auprès du ministère de la santé en vue d'assurer la coordination opérationnelle sur le volet logistique, l'approvisionnement et la distribution de vaccins. Faire appel à des cabinets de conseil pour développer des systèmes d'information peut se comprendre mais l'envisager pour la mise à disposition d'un agent de liaison en dit long sur la perte d'expertise de notre administration de la santé.

En avril 2020, dans le cadre de la commande n° 3, Citwell est missionné pour assurer la coordination avec Santé publique France dans le but de connaître les stocks. En novembre 2020, une prestation de conseil prévoit un appui en réponse aux questions parlementaires et aux questions de la Cour des comptes. En janvier 2021, un cabinet est sollicité pour mobiliser dix-sept ETP, dont cinq pour la gestion des stocks, la planification et l'envoi des vaccins. Toutes ces opérations auraient pu relever, à mon sens, de l'administration de la santé. Dans ces différents domaines, le recours à des cabinets de conseil ne me semble pas aller de soi, même en temps de crise. Certes, l'État a fait appel à des ressources internes. Des membres des corps d'inspection et des militaires ont rejoint la cellule de crise mais certaines ressources ont fait défaut, ce qui a conduit le ministère à s'appuyer sur les cabinets de conseil pour exécuter des tâches que la puissance publique aurait pu assumer seule.

En 2010, la Cour des comptes a publié un rapport sur l'utilisation des fonds mobilisés dans la lutte contre la pandémie grippale H1N1. Elle ne mentionne à aucun moment le recours à des cabinets de conseil. Dix ans plus tard, sept cabinets ont été sollicités à vingt-huit reprises en onze mois. L'État a baissé la garde et s'est désarmé en matière sanitaire. Ce désarmement doit tous nous interpeller et nous préoccuper. Nous devons en tirer les enseignements.

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