Le Président de la République a en effet bien voulu m'accorder sa confiance et me proposer pour exercer un second mandat à la tête de l'Autorité des normes comptables. J'ai fait parvenir à madame la rapporteure les réponses écrites à ses questions, accompagnées d'un certain nombre de documents.
Voilà un an, quasiment jour pour jour, vous m'aviez invité pour évoquer les développements relatifs à l'information extra-financière, à la suite du rapport que j'avais rédigé à la demande de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances. Je me permettrai d'actualiser mon propos sur ce sujet vivant.
Il y a six ans, j'avais insisté devant cette commission sur le caractère stratégique de la normalisation comptable. Les six années écoulées m'ont confirmé dans cette conviction. L'ANC n'est pas forte de gros bataillons mais, contrairement à ce que l'on pourrait croire, en l'occurrence, le nombre ne fait rien à l'affaire – affirmation qui pourrait prêter à sourire de la part d'un comptable −, puisque l'essentiel repose sur la manière de conduire l'action.
Par sa construction même, en 2009, et par tradition, l'ANC est avant tout un organe fédérateur de la communauté comptable française, point de rencontres et d'échanges, plateforme d'élaboration des positions et des normes, lieu d'arbitrage selon des processus collégiaux bien connus et respectés de tous. Les équipes permanentes de l'ANC jouent un rôle clef que celle-ci ne pourrait pas assumer sans la communauté comptable dont elle est le pivot.
Au delà de la vingtaine de collaborateurs, à qui je rends hommage, ce sont plus de cent professionnels de haut niveau qui, régulièrement et rigoureusement, prêtent leur concours à ses travaux. Ce modèle original démontre son efficacité dans la durée et permet à l'ANC de se situer en bonne place en Europe et dans le monde.
Dans le domaine de la normalisation internationale, l'ANC a su affirmer sa position de façon constructive mais sans concession. L'Europe dispose désormais d'une voix affirmée. Nous avons su tirer parti de la réforme de l'European financial reporting advisory group (EFRAG), qui conseille la Commission européenne pour l'homologation des normes IFRS ( International financial reporting standards ). Les normalisateurs nationaux qui, jusque-là, n'en étaient pas partie prenante, ont désormais une véritable place au sein de cet organisme où je crois pouvoir dire que l'ANC joue pleinement son rôle.
Ma politique a été favorable au conseil et à l'homologation, mais sous bénéfice d'inventaire. Nous avons largement contribué à faire comprendre que certaines normes étaient techniquement perfectibles ou qu'elles n'étaient pas en harmonie avec l'intérêt général européen. J'en donnerai trois exemples.
Tout d'abord, la norme IFRS sur les instruments financiers. Nous avons exprimé de sérieuses réserves sur le traitement comptable des investissements en actions, pourtant essentiels au développement des investissements au sein de l'Union européenne et ailleurs. La Commission est ainsi amenée à interroger de façon insistante le normalisateur international pour trouver une solution.
Il nous a également paru nécessaire de différer l'application de cette même norme pour les assurances, où actifs et passifs sont congruents – il nous a semblé ridicule de traiter la gauche du bilan et pas la droite.
Enfin, nous avons obtenu du normalisateur international une réouverture de cette même norme concernant les assurances compte tenu de nos nombreuses interrogations quant au processus européen. La norme a ainsi pu être améliorée, quoiqu'une réserve importante demeure sur le traitement des contrats à mutualisation intergénérationnelle, très spécifiques de l'Europe continentale : les droits des assurés y sont en effet fondés sur une multitude de générations gérant un seul groupe d'actifs mais, de façon très artificielle, le normalisateur international demande une segmentation en cohortes annuelles, lesquelles n'ont pas de sens. Nous avons bon espoir que la Commission propose une solution appropriée.
Sur ces trois sujets, l'ANC a joué un rôle technique de premier plan, dans la ligne de ce que je viens de dire : pas de blanc-seing, des propositions techniques étayées, partagées et expliquées avec constance.
L'ANC s'efforce aussi, avec force s'il le faut, de faire valoir directement ses positions et suggestions auprès du normalisateur international, l' International accounting standards board (IASB), qui élabore les normes IFRS que l'Europe a choisies en 2002. Là encore, notre politique vise à être actifs, en travaillant le plus en amont possible.
Dès mon arrivée, je me suis efforcé d'établir une communication renouvelée, la plus efficace possible, alors qu'elle était historiquement difficile, voire tendue. Nous avons continué de faire valoir des positions fermes sur le fond – en matière d'assurance, par exemple – mais en prenant soin d'utiliser des voies techniques qui, selon moi, sont les mieux adaptées sur la durée.
Trois observations sur la normalisation internationale qui nous conduisent à une grande vigilance et, donc, à une grande proactivité.
Tout d'abord, la convergence internationale est fragile. L'Union européenne est le principal utilisateur des normes IFRS – la France en est quant à elle un utilisateur rigoureux – mais les États-Unis ont cessé de converger il y a plus de dix ans, la Chine, comme l'Inde, se positionnent sur une politique de convergence « en substance » − et il n'échappera pas aux fins juristes dans cette salle que cela n'est pas la même chose − et le Japon a choisi la voie de l'optionalité. La situation est certes stabilisée mais fragile : il conviendrait donc de faire attention aux dérapages possibles si une de ces zones choisissait une option politique fondamentalement différente.
Ensuite, la gouvernance de la normalisation IFRS nous paraît perfectible. L'Union européenne y est insuffisamment représentée. Nous militons pour que la situation change mais il n'est pas toujours facile de promouvoir une diversité culturelle comptable alors qu'elle nous semble essentielle et bénéfique – nous espérons être écoutés.
Enfin, j'avais indiqué il y a six ans que nous étions en voie de stabiliser la plateforme normative. Je crois que tel est aujourd'hui le cas après l'adoption des dernières grandes normes, dont celle sur les contrats d'assurance que je viens d'évoquer. Je suis donc personnellement très réservé à l'idée de réaliser des réformes majeures maintenant et très peu tenté à l'idée de déstabiliser une plateforme qui, pour ne pas être parfaite, a été assimilée et constitue un langage commun en Europe.
Je suis notamment réservé à l'idée de revenir sur le traitement des goodwill, ces actifs figurant dans les bilans à la suite des regroupements d'entreprises, en passant à un amortissement systématique, techniquement problématique et qui ferait progressivement disparaître des bilans plus de 1 500 milliards d'euros d'actifs en Europe continentale, alors même que l'écart entre les valeurs comptables et la valeur de marché est très significatif et continue de s'accroître.
J'ajoute que, dans le domaine international, l'ANC, durant mon mandat, a créé le Forum d'application des normes IFRS (FANCI), extrêmement actif sur ce point très sensible qu'est l'application pratique des normes en France. Elles sont principielles, mais confrontées à beaucoup de circonstances particulières.
Les relations bilatérales avec nos homologues japonais, chinois, coréen, américain, australien et canadien en particulier, sont très cordiales et régulières.
S'agissant de la normalisation française, notre objectif a été et sera de faire vivre la dynamique des normes nationales correspondant à un modèle choisi par la France, qui a une longue tradition dans ce domaine et bénéficie d'une dynamique bien établie que nous nous efforçons de maintenir et d'amplifier. Elle bénéficie aussi du rôle à certains égards central que la comptabilité joue au quotidien sur quatre plans distincts mais complémentaires : instrument de transparence et de gestion, référence juridique et fiscale.
Il ne faut pas se cacher que la prégnance des normes internationales, avec leur primauté intellectuelle, pourrait, si l'on n'y prend pas garde, conduire à un affaiblissement progressif du dispositif réglementaire français. Telle n'est pas notre politique : la France a en effet choisi de garder la maîtrise des normes qui s'appliquent à la plus grande partie des entreprises et à tous les comptes sociaux, ce qui permet d'assurer une grande cohérence d'ensemble entre informations des tiers, gestion, droit des affaires, fiscalité, droit pénal et droit social.
C'est un travail de tous les instants que d'appliquer un tel modèle avec pertinence. Nous veillons à utiliser notre responsabilité en matière d'élaboration des règlements comptables à la fois pour effectuer le travail de longue haleine nécessaire afin de maintenir la pertinence de ce dispositif et pour répondre aux nouveaux enjeux ainsi qu'à l'actualité. Ce faisant, lorsque cela est possible, nous nous efforçons de faire œuvre de simplification, même si des transactions économiques, juridiques et financières de plus en plus complexes ne nous facilitent pas la tâche.
Nous travaillons à un projet de modernisation progressive des règles existantes. Après la codification à droit constant achevée au début de mon mandat – regroupement de l'intégralité des normes existantes dans un recueil, le plan comptable général, et dans des recueils sectoriels –, nous avons amorcé un programme de modernisation à moyen et à long termes fondé sur un travail approfondi de toutes les grandes thématiques.
Par exemple, le chiffre d'affaires, qui mesure l'activité des entreprises, ne faisait historiquement l'objet que de quelques lignes dans le plan comptable général alors que la doctrine fiscale était abondante et que, dans le même temps, les normes internationales se densifiaient, avec l'IFRS 15. Les parties prenantes nous ont demandé un temps de réflexion, interruption prolongée par la pandémie, et nous avons inscrit dans notre plan stratégique 2020-2022 la finalisation de ce projet.
Nous travaillons également à la modernisation des états financiers, notamment, à la classification des comptes et aux états de synthèse, qui n'avaient pas fait l'objet d'une attention particulière depuis un nombre certain d'années. Ils méritaient une présentation rénovée et nécessitaient d'être numérisés.
À ma grande satisfaction, nous avons mené à bien une réforme complète des règles comptables applicables au secteur non lucratif. Bien des points méritaient d'être précisés depuis le précédent règlement, qui date d'une vingtaine d'années. Grâce au travail réalisé avec l'ensemble des parties prenantes, dans la droite ligne de nos modes opératoires, nous sommes parvenus à un dispositif favorisant la transparence, la gestion et le contrôle, notamment, dans le domaine de l'appel public à la générosité. Les premiers comptes sont actuellement présentés dans ce nouveau format.
Des travaux autour de certains secteurs sont encore en cours car la modernisation d'un dispositif est aussi une œuvre de patience et de conviction. Je songe par exemple au traitement du risque de crédit dans les établissements bancaires, où les normes internationales mettent en avant la notion fondamentale de risque attendu, idée à laquelle j'adhère. Nous avons bien avancé sur le plan technique mais le projet auquel nous sommes parvenus ne fait pas encore l'unanimité auprès des établissements. Il n'a pas été possible, notamment, de parvenir à une déductibilité fiscale de ce complément de provision, qui n'est pas négligeable. Dans les faits, les provisions sont passées mais de manière un peu différenciée, ce qui n'est pas bon. Nous souhaiterions dénouer cette situation car les règles existantes sont anciennes et sujettes à interprétation.
Il en est de même dans le domaine de l'assurance. Une mise à jour des tables de mortalité, qui seront bientôt inadaptées, s'impose. En liaison avec les professionnels et les opérateurs, nous devons parvenir à définir les bonnes tables afin de comptabiliser tous les engagements à long terme.
La réponse comptable aux nouveaux enjeux et à l'actualité, notamment législative et réglementaire, représente une part importante mais variable de notre activité. Quelques exemples : le règlement sur les jetons électroniques et la blockchain, novateur sur le plan international, celui sur les partis politiques – dont j'avais placé l'élaboration sous la présidence du conseiller d'État qui siège au collège de l'ANC −, le statut des plans comptables professionnels et, d'une façon générale, la prise en compte de tous les textes comptables résultant de changements législatifs ou réglementaires : la réforme d'Action logement, les habitations à loyer modéré (HLM), le prélèvement à la source de l'impôt sur le revenu, la création de nouveaux véhicules dans le secteur de la gestion d'actifs.
Je tiens à faire une mention spéciale de l'important travail que nous avons réalisé dès le printemps dernier en ce qui concerne les conséquences comptables de la covid-19. Face à leur ampleur, l'ANC a souhaité aider les entreprises françaises à prendre en compte cet événement important pour qu'elles s'inscrivent de façon opérationnelle et pragmatique dans une perspective de rebond. Nos recommandations, malheureusement, s'avèrent utiles dans la durée.
Nos travaux ont permis d'apporter des réponses aux questions soulevées par les entreprises françaises sous la forme de recommandations pour les normes comptables françaises et d'observations pour les normes comptables internationales. En effet, il n'a pas été jugé utile de modifier les règles, en elles-mêmes pertinentes et robustes même en période de crise : nous avons donc procédé par voie de recommandations de niveau infra-réglementaire. Les documents d'une centaine de pages que nous avons élaborés au printemps sont dynamiques et, le cas échéant, peuvent intégrer de nouvelles précisions. Nous traitons à la fois les questions de présentation – il fallait identifier les conséquences de la crise sur la performance et la situation financière pour les communiquer aux tiers et pour qu'elles soient isolément prises en compte par les responsables de l'entreprise – et de précisions sur la manière de comptabiliser toutes les transactions affectées positivement ou négativement par la crise.
S'agissant de la recherche comptable, le bilan est contrasté : très positif pour les États généraux, plus mitigé pour la recherche. Notre rendez-vous annuel est aujourd'hui international et regroupe plusieurs centaines de professionnels autour de sujets d'actualité soutenus par des projets de recherche. Cette année, malgré la pandémie, notre webinaire a permis de réunir presque 900 participants, chiffre en hausse par rapport aux années précédentes. C'est pour nous une occasion de mettre en avant la recherche française mais, aussi, de débattre et d'entendre nos homologues étrangers sur la situation de leurs marchés.
Nous rencontrons parfois quelques difficultés avec les appels à projets auprès des chercheurs car nous voulons que les sujets soient liés à la normalisation. Nous essayons donc d'associer théorie et pratique. La communauté française, très vivante, manque peut-être d'ouverture internationale et il est parfois difficile de faire le lien entre ce que les entreprises doivent prendre en compte et la recherche académique.
Enfin, lorsque je me suis présenté devant cette commission, il y a six ans, je n'imaginais pas l'importance potentielle de cette activité dans mon emploi du temps : cela illustre la contribution de la comptabilité à d'autres problématiques. Ès-qualités, je siège au collège de l'Autorité des marchés financiers (AMF) et au collège de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), dont je préside la commission chargée du climat et de la finance durable ; je suis par ailleurs membre du collège du Conseil de normalisation des comptes publics (CNOCP) et du Haut Conseil de stabilité financière (HCSF). Je me suis efforcé et je m'efforcerai d'apporter une contribution utile à raison de mon rôle de normalisateur comptable mais, aussi, des acquis de mon expérience antérieure à l'ANC et des missions que j'effectue à la demande du Gouvernement ou de la Commission européenne.
J'ai ainsi conduit trois missions qui m'ont demandé un investissement personnel significatif : en 2018, j'ai travaillé sur l'avenir de la profession de commissaire aux comptes dans le cadre de la préparation de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite PACTE, qui a décidé d'un relèvement des seuils de désignation obligatoire de commissaires aux comptes ; en 2019, j'ai travaillé sur les perspectives de l'information extra-financière et formulé un certain nombre de propositions ; enfin, en septembre dernier, j'ai présidé un groupe de travail créé à la demande de la Commission européenne pour envisager la normalisation sur le plan européen.
Dans la continuité de ce que je vous avais dit l'année dernière, je considère que l'information extra-financière devient la « deuxième jambe » de l'information des entreprises. La « jambe » financière est très structurée, assez mûre, mais l'information extra-financière émerge et a besoin d'être normalisée tant elle est confuse, diverse, fragmentée, insuffisamment fiable.
Selon moi, c'est là une opportunité pour l'Europe d'affirmer un rôle de leader dans ce domaine, où la France est d'ailleurs pionnière. Nous devons prendre l'initiative, à la différence de ce qui s'est passé dans le domaine financier où, d'une certaine façon, une délégation s'est opérée sur le plan international. Sans hostilité à l'endroit des multiples initiatives internationales existantes, une logique de co-construction est possible, dans laquelle l'Europe peut probablement jouer un rôle moteur.
À titre personnel – et c'est peut-être aussi pourquoi je sollicite un second mandat – je suis très motivé à l'idée de contribuer à donner une chance à l'Europe d'affirmer son identité dans ce domaine stratégique qu'est l'élaboration des normes.