Je m'inscris dans la continuité des présentations déjà effectuées. J'apporterai quelques éléments complémentaires, permettant une mise en perspective.
Le travail qui a été réalisé par l'INSEE durant cette crise, si nous le comparons à celui effectué par d'autres instituts statistiques, à quelques exceptions près, est tout à fait remarquable. Pendant très longtemps, nous n'avons disposé d'aucune visibilité au niveau européen. L'INSEE a très vite opté pour un changement de méthode et de perspective, afin de se focaliser sur le nowcasting. La Banque de France a contribué à cet apport, à l'instar des autres banques centrales, qui ont généralement été réactives.
Je m'appuie sur les comptes trimestriels publiés depuis 1946 par l'INSEE. L'évolution du taux de croissance trimestrielle du PIB donne la mesure de ce que nous sommes en train de vivre, par rapport aux grands événements du passé. La crise financière a été d'un faible impact, de même que le choc pétrolier, quoique de façon un peu plus marquée. En revanche, la situation de mai 68 a eu des répercussions sur ce taux de croissance. Dans son évolution récente, la courbe montre l'extrême volatilité de la situation actuelle, qui n'a pas de précédent dans le passé dont nous avons la trace.
Un autre prisme est donné par la façon dont les États-Unis ont vécu la crise, sans déploiement d'un dispositif de chômage partiel. Les salariés se sont donc inscrits au chômage, ce qui est attesté par le pic des entrées dans ce régime au printemps 2020, à hauteur de 7 millions de personnes en un mois. Ce constat sans précédent donne la mesure de ce que nous avons évité en optant pour le chômage partiel.
Aux États-Unis, alors que les entreprises ont ajusté leurs effectifs, le constat est que l'évolution de l'emploi a impacté les trois strates de revenus (bas, moyens et hauts), mais de façon plus prononcée les bas salaires. La baisse a atteint -20 % pour ces derniers, -6 % pour les salaires moyens et +1 % pour les hauts salaires. Ces données brutes donnent une idée de la nature du choc que nous sommes en train de vivre. Un des points marquants est que l'impact a été plus important pour les emplois à bas salaires des bassins accueillant les ménages aux revenus les plus élevés, car les consommations de service de ces derniers ont été revues à la baisse, avec des répercussions immédiates sur l'emploi.
Je vous présente, au regard de la courbe d'évolution du PIB, présentée par Jean‑Luc Tavernier afin d'évaluer l'impact direct de la crise sanitaire et des restrictions, le graphique que j'ai construit avec Olivier Blanchard reprenant l'indice de restrictions sanitaires créé par l'université d'Oxford (qui tente de mesurer, pour l'ensemble des pays, le degré de restrictions introduits par les confinements, les fermetures administratives, etc.) ainsi que la mesure du PIB, réalisée par l'OCDE sur une base hebdomadaire.
Cette deuxième mesure du PIB s'avère moins fiable que celle de l'INSEE, mais offre des points de comparaison internationale. Le PIB a chuté lors de la mise en place des restrictions sanitaires et s'est redressé quand elles ont été assouplies. Leur redéploiement à un niveau très élevé, même si moindre qu'à l'origine, ne s'est pas traduit par une baisse aussi importante de l'activité économique.
Notre objectif étant d'obtenir de notre étude des enseignements pour la gestion de l'arbitrage entre santé et économie, il nous a paru intéressant de « court-circuiter » les mesures de restrictions et de nous attacher aux indicateurs relatifs à la contamination (le R effectif) et à l'activité économique. Le R effectif est le nombre de personnes qu'un malade de la Covid-19 contamine. Il était de 3 avant l'apparition du variant anglais, en l'absence de réelle mesure. Nous l'avons fait baisser en dessous de 1, niveau auquel il doit rester pour éviter une augmentation des cas et des hospitalisations. Le R effectif peut être observé à partir de séries publiées ou calculé à partir des hospitalisations, qui constituent un bon indicateur, même si retardé, des contaminations. Le R effectif estimé à 3 au début du premier confinement est descendu à 0,7 après les premières semaines. Sa baisse a été obtenue au prix d'une chute de l'activité économique de 30 %. En revanche, le relâchement des restrictions n'a pas conduit à son augmentation, alors que l'activité économique se relevait. La courbe présentant en ordonnée le R effectif et en abscisse le PIB a donc adopté la forme d'un L.
Lors du deuxième confinement, le R effectif a baissé de 1,4 à 0,7. Il a ensuite remonté de façon assez rapide.
Pour la France, alors que le premier confinement avait été très coûteux, le deuxième a permis de contraindre autant le R effectif à un coût économique bien moindre. Le relâchement des contraintes a été rapide, probablement trop rapide, mais le niveau de transmissibilité du virus semblait suffisamment faible pour l'autoriser. Nous aurions pu maintenir cet état, compte tenu de son coût économique, pour réduire sensiblement la contagion.
L'exercice conduit pour sept pays européens, le Royaume-Uni étant exclu pour cause de variant anglais, amène les remarques suivantes : la France a été, avec l'Italie, l'Espagne et le Portugal, parmi les pays pour lesquels le coût économique de la réduction du R effectif a été le plus élevé. En Autriche, en Allemagne et au Danemark, sa baisse a été sensiblement moins coûteuse. Ces pays ont subi des vagues moins fortes, qui leur ont permis de prendre des mesures plus limitées, sans risquer la thrombose complète de leur système hospitalier. Dès cette période, cependant, il est apparu que les contaminations pouvaient être réduites à un coût économique moindre.
L'observation des données pour le deuxième confinement montre l'absence totale de différence entre les pays. L'arbitrage entre santé et économie a été unifié, chaque gouvernement ayant appris de l'expérience, même si des différences persistent sur des points de détail. Le R effectif est descendu partout à 0,7 ou 0,8, pour une réduction du PIB de 5 % à 10 %.
J'aimerais maintenant évoquer le contexte actuel et les perspectives en fonction des différents scénarios sanitaires. La situation que nous connaissons est difficile à analyser, car nous faisons habituellement face à des chocs très macroéconomiques, qui se caractérisent par des impacts sur l'offre, du fait d'un ralentissement de la productivité ou d'une variation des prix de l'énergie, ou sur la demande, dans un contexte de récession internationale. Le constat actuel est moins tranché, puisque se conjuguent des effets sur l'offre et la demande, avec des secteurs à l'arrêt qui génèrent des contraintes d'offre pour les secteurs avals et des contraintes de demande pour les secteurs amont, tandis qu'ils suscitent des baisses d'emploi et de revenus.
Ces problèmes intersectoriels sont liés à l'hétérogénéité du choc. Cette dernière peut être mesurée par les données du système de statistiques publiques, en l'occurrence du ministère du travail. L'activité des entreprises est estimée via une enquête mensuelle auprès de ces dernières, selon qu'elle ait été arrêtée ou très fortement diminuée (de plus de 50 %), réduite de moins de 50 %, maintenue ou augmentée.
Les entreprises dont l'activité est considérée comme à l'arrêt ou quasi à l'arrêt ne représentent aujourd'hui plus que 2 % à 2,5 % de l'emploi, alors que 6 % sont considérées comme violemment affectées. Davantage d'entreprises connaissent une baisse de leur activité, qui n'excède cependant pas 50 %. La principale contrainte rapportée par ces dernières relève de la demande et du débouché, mais aussi des fermetures administratives, et ce bien avant les difficultés de main-d'œuvre et d'approvisionnement.
Une forte hétérogénéité est constatée entre les secteurs et à l'intérieur de ceux-ci. S'agissant des entreprises de l'hébergement et de la restauration, sans surprise, un bon tiers a vu son activité arrêtée et beaucoup l'ont vue fortement diminuer. Pour plus d'un quart, la réduction n'a pas atteint 50 %. Pour le reste, elle est demeurée inchangée, voire a augmenté.
Le premier scénario mise sur un retour à la normale un peu plus laborieux que ce qui était anticipé l'été dernier ou même fin 2020. Le diagnostic que nous pouvons faire est que notre potentiel de production a été faiblement entamé, même si certaines entreprises connaissent d'importantes difficultés et que des effets sectoriels perdureront. Cependant, en comparaison avec les conséquences de la crise financière, nous ne constatons pas les dommages profonds qui expliquaient la durée moyenne de sept ans nécessaire pour revenir au niveau d'activité antérieur. Un certain nombre d'indicateurs montrent la très forte résilience et l'adaptabilité des entreprises à la situation. Leur investissement a ainsi très vite retrouvé un niveau satisfaisant après le premier semestre 2020.
À mon avis, dans ce type de situation, il faut donner toute leur chance à ces capacités de rebond. Il serait difficile de se satisfaire d'un retour au niveau d'avant la crise au deuxième trimestre 2022. La levée des contraintes sanitaires et l'obtention à l'été d'une situation plus normale doivent conduire à une accélération de la reprise de l'activité. L'objectif est d'éviter que des dommages temporaires deviennent permanents. Il faut au maximum donner à l'économie la capacité de fonctionner à fort régime.
Je ne plaide pas en faveur du plan Biden, qui me semble extravagant. Le revenu des ménages américains, en données mensuelles et dollar courant, a augmenté, et de façon forte, durant la crise. Faute de dispositifs sociaux suffisamment ciblés, l'administration Trump a déversé de l'argent vers les ménages. L'administration Biden opérera de même. En contrepartie, le taux d'épargne a crû, près de deux fois plus qu'en Europe.
Je plaide en faveur d'un retour le plus rapide possible au niveau d'activité d'avant crise ou du rattrapage du terrain perdu. D'un point de vue macroéconomique, une telle volonté doit se manifester par un soutien monétaire et budgétaire suffisant, sans tomber dans les excès américains, et par le support des entreprises viables, même s'il est difficile de les identifier précisément, compte tenu de leur hétérogénéité. L'idée est de permettre à ces entreprises, qui émergent de la crise avec un très fort taux d'endettement, de se décharger d'une partie de leur dette.
Une stratégie qui viserait à minimiser le coût de la reprise pour les finances publiques ne serait donc pas adéquate, au regard de celle qui débarrasserait rapidement les entreprises d'une dette excessive. Nous disposons d'outils, via le PGE, la dette sociale (qui représente un point de PIB) et la dette fiscale. Un tri doit être effectué entre les entreprises qui ne sont pas viables et devront cesser leur activité et les entreprises dont le modèle économique n'est pas remis en cause, mais qui affichent une dette excessive.
Les prêts participatifs sont une modalité disponible. Ils ne doivent cependant pas susciter le report du problème. Certaines situations méritent d'être prises en charge.
Le second scénario, qui n'est pas à mon avis le plus probable, explore une situation sensiblement moins favorable, tant en termes sanitaires qu'économiques, avec le maintien d'un certain nombre de restrictions, dont celles affectant les voyages internationaux. De fait, pour transporter les marchandises, les contacts interpersonnels peuvent être très réduits. Le commerce international peut perdurer. Il a d'ailleurs très bien rebondi dans cette crise. En revanche, la gestion de chaînes de valeur internationales, le marketing et l'organisation de la production peuvent difficilement se passer de relations interindividuelles.
L'examen d'un certain nombre d'expériences de l'histoire, comme les périodes d'allègement ou de durcissement d'accord des visas, montre un impact sur le commerce des biens. Cela signifie que l'économie paiera le prix en matière d'efficacité, à terme, de la persistance des contraintes sur les voyages internationaux. Le travail devra par ailleurs être réalloué, dans une plus forte proportion, de certains secteurs vers d'autres. Il ne sera plus possible de compter sur un redémarrage de l'activité dès la levée des restrictions.
Nous pourrions accentuer l'effort de formation des salariés et la préparation de certaines réallocations. L'enquête auprès des entreprises, diligentée par le ministère du travail, montre que 66 % des salariés en chômage partiel en janvier 2021 n'étaient pas en cours de formation, sachant que ce pourcentage peut être revu à la hausse, puisque 17 % des personnes interrogées ne connaissaient pas la situation desdits salariés. Cette statistique n'est pas satisfaisante, qu'elle concerne la formation en vue d'améliorer ses compétences, tout en restant dans l'entreprise, ou un cursus permettant de changer d'établissement ou de branche. Ce volume devra augmenter si nous devons faire face à un scénario de crise sanitaire persistante, avec comme corollaire davantage de réallocations.
Ce scénario moins favorable, s'il n'est pas le plus probable, est possible. Nous devons donc commencer à réfléchir aux réponses qu'il faudrait apporter.