Intervention de Jean-Luc Tavernier

Réunion du mardi 24 mars 2020 à 15h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'INSEE :

Je répondrai aux questions qui m'ont été posées, mais je tenais d'abord à évoquer le sujet de la dette brute et de la dette nette, qui avait été examiné par l'INSEE avant la crise. Le constat était que les entreprises présentant la dette brute la plus importante étaient aussi celles qui affichaient le plus d'actifs à leur bilan. La raison pour laquelle les sociétés françaises cumulent davantage de dette brute et de trésorerie est peut-être liée au schéma capitalistique. Nous nous sommes attachés, à l'INSEE, à montrer l'intérêt de la dette nette, indicateur plus fiable et de niveau moins inquiétant que la dette brute. L'augmentation de cette dernière de 200 milliards d'euros est bien supérieure au besoin de financement des entreprises tel que perçu au niveau national. Elle est donc bien liée à l'augmentation de la trésorerie et donc à l'obtention de PGE, qui ne sont pas utilisés, ou au report de paiement de cotisations. Cette situation n'est pas surprenante. Elle est caractéristique de notre économie.

En ce qui concerne la productivité du télétravail, différents documents académiques ont été rédigés sur le sujet. Ils témoignent d'une extrême diversité de résultats, suivant les conditions d'exercice et de mise en place. À l'INSEE même, le déploiement du télétravail dans l'urgence en mars 2020 ne pouvait conduire à des gains de productivité. Aujourd'hui, notre équipement est plus adéquat, mais le travail en équipe demandant un peu de brainstorming n'est pas facilité par la configuration à distance et, par conséquent, par les restrictions de déplacement. La question ne peut donc faire l'objet d'une réponse générale, puisque la productivité du télétravail relève de l'art d'exécution, sachant que de nombreuses activités ne sont pas « télétravaillables ».

Une vision plus ou moins large des secteurs empêchés peut être prise en compte, puisque le point affecte les fournisseurs desdits secteurs. Le premier cercle a été estimé à 10 %, dans un point récent de conjoncture. Il est difficile aujourd'hui d'évaluer le taux de chômage par catégorie de personnes, d'autant que l'activité partielle domine et que la recherche d'emploi est différemment contrainte suivant les secteurs d'activité. Un problème de pertinence des critères au sens du BIT se manifeste, puisqu'une telle recherche dans le domaine de la restauration est totalement empêchée. La prospective sur les taux de chômage par secteur est donc difficilement réalisable. Les données pourraient ne pas être disponibles avant le retour à des conditions normales.

S'agissant de la position du Gouvernement en matière de finances publiques, en tant que directeur à Bercy et membre de la commission Arthuis, je suis doublement gêné pour répondre. Il y a davantage dans le rapport Arthuis que le résumé succinct qu'en a fait M. Coquerel. Si ce dernier y a vu une commission des « pères la rigueur », c'est qu'il l'avait décidé avant de lire le rapport, dont l'analyse est plus subtile. Si nous nous trouvions dans un environnement certain de taux d'intérêt durablement négatifs, nuls ou très bas, nous ne rencontrerions pas de problème de soutenabilité. Tout le problème provient de l'impossibilité où nous nous trouvons de parier sur la pérennité de tels taux. À un moment ou un autre, ces derniers remonteront. Nous devons nous y préparer, car les conséquences seraient très lourdes. Avec une dette à 120 % du PIB, une augmentation des taux d'intérêt de 1 % représente une trentaine de milliards d'euros, qui sont immédiatement retirés d'autres financements. La question de la soutenabilité ne se pose donc que si nous partons du principe d'une incertitude sur les niveaux futurs des taux d'intérêt. Elle a un fondement prudentiel. Sur ce point, la lecture approfondie du rapport Arthuis s'avère instructive.

Sur le sujet d'une souffrance disproportionnée de la France dans ses investissements et en matière de commerce extérieur, le premier volet devra être vérifié à l'aune des comptes définitifs. Au regard de la chute de l'activité et de l'incertitude, nous n'avons pas souffert de façon excessive. Les autres pays n'ont pas non plus semblé extrêmement contraints. Nous ne pourrons vérifier l'existence d'une hiérarchie entre les États qu'au moment de la production de comptes assis sur la comptabilité d'entreprise. S'agissant du commerce extérieur, qui comprend les échanges de biens et de services ainsi que le tourisme, la France dispose, en tant que destination touristique et du fait d'une industrie fortement focalisée sur l'aéronautique, d'une caractéristique doublement pénalisante. Cette particularité explique une grande partie de la contribution négative du commerce extérieur et de l'écart constaté par rapport à l'Allemagne.

La différence de climat des affaires entre les services et l'industrie s'explique par le fait qu'une partie des premiers subissent de plein fouet et de façon drastique les restrictions administratives, notamment l'hébergement et la restauration. Pour l'industrie manufacturière et la construction, une fois passée l'étape de sidération de la mi-mars 2020, l'activité a très vite repris, ce que traduisent de façon évidente les réponses des entreprises sur leur production passée, leurs projections, leurs perspectives sur l'emploi, leur carnet de commandes, etc. Quelle qu'importante qu'ait été la crise, et le sujet sera repris dans l'avenir, certains secteurs de l'industrie et de la construction continuent à souffrir de difficultés de recrutement. Le e‑commerce s'est accru, comme le montre l'évolution des transactions par carte bancaire sur les sites électroniques. Le GIE carte bleue a réalisé des publications sur le sujet.

La question des inégalités, notamment de revenus, demande que l'on s'y attarde. Nous ne disposons pas aujourd'hui de données fiables sur ces dernières pour 2020. Le volume d'un million de pauvres, évoqué par M. Coquerel et beaucoup d'autres avant lui, émane d'une source unique. Contrairement au traitement usuel que nous réalisons de la statistique et à notre habitude en matière de factchecking, cette information s'est répandue comme une vérité, sans qu'aucune vérification n'ait jamais été opérée. L'organisme dont un des responsables est à l'origine de cette donnée ne le revendique pas et m'a confirmé qu'elle n'était pas documentée. Je vous affirme clairement que nous n'avons pas d'estimation d'un volume exact de pauvres. Nous restons très attentifs au fait que les données agrégées puissent masquer des réalités très divergentes et ne pas permettre une bonne visibilité de la situation. Nous avons émis la conjecture que l'augmentation de 0,6 % du pouvoir d'achat des ménages recouvre, encore davantage cette année que les autres, des situations hétérogènes. Nous tentons de travailler en lien avec les banques, notamment deux réseaux qui, au travers des exploitations agrégées de données qu'ils nous ont fournies, indiquent qu'ils ne décèlent, à aucun niveau de revenu, de façon macroéconomique, l'apparition de problèmes de trésorerie depuis 2020. Le travail se poursuit avec la Banque Postale, dont le public pourrait être représentatif d'une nouvelle pauvreté. La discussion avec les associations caritatives montre qu'elles semblent plus inquiètes pour l'avenir que pour le présent. Nous ne savons donc pas si l'évolution du revenu a été plus hétérogène cette année. Par ailleurs, les « petits boulots », non déclarés, ont probablement été très impactés par la crise sanitaire, ce que nous ne pourrons jamais démontrer.

Nous réalisons une enquête annuelle sur les revenus. Nous effectuons une exploitation retardée des données fiscales et de celles des caisses de sécurité sociale, pour réaliser la photographie annuelle des inégalités de revenus et du taux de pauvreté, qui ne sera disponible qu'en fin d'année pour 2020. Pour pouvoir en parler de façon plus réactive, il faudrait un traçage, difficile à imaginer du point de vue administratif, ou la réalisation d'une enquête trimestrielle sur les revenus, que seuls les États-Unis parviennent à assumer. Aucun pays européen n'a engagé en la matière d'opération fiable, sur la base de très importants échantillons, comme ceux considérés pour l'enquête emploi pour laquelle 70 000 ménages et plus de 100 000 personnes sont interrogées chaque trimestre. Ce niveau hors de portée à ce jour nous incite à travailler différemment, d'où notre rapprochement des banques et la volonté de cibler des établissements avec des clientèles différentes, sachant que les personnes en difficulté ne sont pas nécessairement bancarisées. Nous sommes à peu près certains, même si nous ne pouvons le chiffrer, que les demandeurs d'asile ont connu des situations très difficiles, notamment car les administrations en charge de leurs dossiers n'ont pas fonctionné au moment du premier confinement. Les personnes vivant de « petits boulots », comme les jeunes, les étudiants et les primo-demandeurs d'emploi, qui n'ont pu finir leurs études, entre autres, sont très affectés par la crise, mais nous ne savons pas caractériser cet impact d'un point de vue statistique.

Il est toujours fait mention du taux de pauvreté, mais il est important de considérer l'intensité de cette dernière, c'est-à-dire l'écart moyen par rapport au seuil de pauvreté. Je serais surpris si nous dénombrions un million de pauvres supplémentaires, mais je ne peux rien affirmer sur le sujet à ce jour.

La création de microentreprises a bien sûr bénéficié du confinement. Il faut s'en féliciter.

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