Il me reste à traiter un certain nombre de questions de niveau macroéconomique.
S'agissant de l'épargne, le choc actuel a été absorbé par les finances publiques et les entreprises, les ménages ayant accumulé beaucoup d'argent sur leurs comptes. L'épargne nationale nette a très peu varié. Les différents pays « de niveau avancé » ayant subi le même choc, il y avait peu de raisons qu'ils modifient, à l'instant, les soldes extérieurs qui sont la différence entre l'épargne et l'investissement. L'impact a été assez symétrique, sachant que le choc a été absorbé par les finances publiques, les ménages ayant accumulé de l'épargne. Le coût de ce choix n'est pas particulièrement élevé. La formule largement relayée du « quoi qu'il en coûte » ne doit pas laisser penser que la France fait partie des pays où les mesures de soutien de l'activité ont été les plus coûteuses. Si les États-Unis se situent à un extrême, certains pays européens, comme le Royaume-Uni ou l'Espagne, ont mis en œuvre des mesures d'un coût bien supérieur à celui de la France.
La question est de savoir si les ménages auront la volonté de réduire leur épargne, ce qui dépend de leur possibilité de consommer et de leur inquiétude pour l'avenir. Le maintien des restrictions jouerait donc en faveur de son maintien. Le soutien public devrait dès lors être préservé à un niveau important. Dans un scénario de reprise de l'activité, voire d'une période de frénésie de consommation de type « années folles », le besoin serait moindre. Je plaide pour un objectif de résultats et non de moyens, qui demande une forte réactivité. Le nombre de lois de finances rectificatives que nous avons observé en 2020 atteste de cette possibilité de flexibilité. L'important est que la politique économique fixe un cap clair, qui doit être aujourd'hui d'effacer, autant que possible, les séquelles de la crise sanitaire, sachant que les impacts sont probablement moins significatifs qu'il y paraît. L'incertitude perdure néanmoins. Certaines entreprises vivent des situations difficiles. L'activité ne reprendra probablement pas dans certains secteurs. De manière générale, malgré la dette élevée des entreprises, la capacité de rebond existe. Les signaux conjoncturels perçus tant du côté de la consommation que de la production attestent la résilience du système, sur laquelle il faut miser et qu'il faut assurer.
Les interrogations perdurent sur la cohérence d'une telle politique avec l'exigence de soutenabilité de la dette et les critères européens du pacte de stabilité et de croissance. Je partage l'idée que nous ne pouvons demeurer pour l'éternité dans un système où la soutenabilité des finances publiques est assurée. Les risques existent, d'autant plus importants que les niveaux d'endettement augmentent, que la crise sanitaire dure et que des manifestations de contagion internationale se produisent.
Qu'un phénomène de contagion des taux longs en provenance des États-Unis ait pu s'interrompre est positif, d'autant qu'il n'avait pas de raison macroéconomique, puisqu'il était spécifiquement américain. Néanmoins le caractère dominant du marché obligataire américain était générateur du risque de voir se transmettre le sentiment d'un retour à une tendance inflationniste et à une remontée des taux longs. Le coup d'arrêt mis à cette tendance a permis de revenir à une évolution plane de ces taux, ce qui est positif.
Il faut donc être très attentif et en capacité de réagir vigoureusement à court terme. Le problème de fond est l'équilibre structurel de nos finances publiques, au delà de l'impact immédiat de la crise, puisque nous avons pris plusieurs décisions relatives aux dépenses de santé, à la baisse des impôts de production et aux investissements dans la transition écologique qui pèseront durablement. La difficulté à atteindre l'équilibre primaire en France est un vrai sujet de préoccupation pour la soutenabilité. Si je travaillais dans une agence de notation, j'identifierais ce point comme majeur pour notre pays, alors que je constaterais l'incapacité de l'Italie à maintenir la croissance. Il me semble donc qu'il faut davantage raisonner à moyen terme, sur ce sujet.
S'agissant du pacte de stabilité, la tentation européenne est de ne pas le réformer et de le remettre en place tel qu'il est, en tirant argument du fait qu'une limite de déficit de 3 % du PIB en période de charge d'intérêts faible n'est pas si rigoureuse. Pour la moyenne de la zone, ce taux était de 4 % à la mise en œuvre de l'euro. Il est passé à 1,5 %, ce qui offre une marge de manœuvre. Les critères structurels n'ont pas grande signification dans la situation que nous vivons. Celui relatif à la dette avait été abandonné avant la crise. Selon certains, le seuil de 3 % n'est pas extrêmement rigoureux et peut être conservé, dans l'attente d'une réforme ultérieure. Cette position me semble erronée, car le nouveau contexte que nous connaissons, avec des taux d'intérêt faibles, une dette publique élevée et le besoin plus récurrent de faire appel à la politique budgétaire, en complémentarité avec la politique monétaire, est très différent de celui dans lequel a été construit le pacte de stabilité. Par rapport à des responsables politiques et des opinions profondément désorientés, disposer d'un code de conduite s'appuyant sur la réalité, et non sur un monde qui a disparu, semble important. Le respect des règles communes repose d'abord sur le fait qu'elles apparaissent fondées. Le pacte de stabilité ne correspond plus à la réalité d'aujourd'hui. Si une dette insoutenable est dangereuse pour tout le monde, un déficit ne l'est pas, contrairement à l'hypothèse de base du pacte de stabilité. Aujourd'hui, l'objectif est de s'assurer du soutien budgétaire chez nos voisins.
Je pense donc qu'il faut avoir le courage de réformer le pacte de stabilité, sans attendre, en plaçant la soutenabilité parmi les critères les plus importants, de manière différenciée suivant les pays. Une norme de dette uniforme pour l'ensemble des pays ne résoudra pas le problème de soutenabilité. Il faut accepter que l'objectif en la matière se traduise par des cibles de dette adaptées, puisqu'elles ne peuvent être identiques pour des pays affichant des croissances ou connaissant des inflations structurellement différentes. Une fois l'exercice réalisé, il faudra fixer des normes de dépenses relatives à ces cibles de dette. Philippe Martin, Xavier Ragot et moi-même contribuerons au débat, via une note du Conseil d'analyse économique, qui sera publiée dans quelques semaines, parce que cette position nous semble importante et qu'un certain nombre de forces poussent à cette réforme. La BCE, en la personne de Christine Lagarde et d'Isabel Schnabel, s'est exprimée clairement sur le sujet.
Les différences de situation entre les entreprises ne donnent pas la possibilité de connaître avec précision celles qui auront besoin d'un réaménagement de leur dette. La première façon d'agir est d'intervenir ex ante, comme avec le fonds de solidarité qui permet aujourd'hui de socialiser une partie des coûts fixes, salariaux ou non, des entreprises. Elle est inspirée de la stratégie allemande, que nous n'avions pas choisie au printemps 2020. Elle est favorable aux entrepreneurs, mais plus coûteuse en matière de finances publiques. L'alternative est de procéder à des restructurations de dette en fonction des situations, une fois qu'elles ont pu être constatées. Il faut alors se poser la question de la participation des créanciers bancaires, puisqu'il n'est pas indispensable que l'ensemble du coût soit socialisé. Une part peut être assumée par le système financier, dans des conditions qui ne mettent pas sa stabilité en cause. La dette subordonnée peut être un bon instrument, pour peu qu'elle ne permette pas de trop repousser le remboursement, laissant ainsi les entreprises incertaines quant à leurs capacités d'investir.
Le dernier point concerne la réforme en cours de l'assurance chômage, qui, de mon point de vue, dans les conditions actuelles, ne se justifie pas. Dans un marché du travail qui s'améliore, il est important de donner rapidement le signal d'un nécessaire retour des personnes vers l'emploi, en fixant des durées d'indemnisation. Cependant, remettre en œuvre la réforme évoquée, conçue dans un environnement qui a évolué depuis, ne me semble pas une urgence absolue. Nous avons besoin de reprendre le sujet à partir du diagnostic des questions prioritaires se posant aujourd'hui à nous, mais non sur la base de celui effectué avant la crise, aussi fondé soit-il.