J'en viens à notre travail d'évaluation des moyens consacrés par les préfectures à l'instruction des demandes de titres de séjour. Ce sujet est à la fois ancien et récent. Il est ancien puisque nous avons tous observé par le passé de longues files d'attente matinales, voire nocturnes, devant les préfectures. Mais il est également récent parce que si ces files d'attente ont été réduites, beaucoup s'interrogent sur leur remplacement par des files d'attente virtuelles, liées au développement de la prise de rendez-vous par internet.
Nous avons choisi, Jean-Noël Barrot et moi-même, d'approfondir ce thème. À l'issue de nos travaux, nous constatons qu'en dépit des efforts consentis la situation actuelle n'est pas satisfaisante. Si le déploiement progressif d'une nouvelle application numérique doit permettre d'apporter une amélioration, des mesures complémentaires nous paraissent nécessaires.
Je commencerai par quelques éléments statistiques. Chaque année, les préfectures délivrent plus de 950 000 documents de séjour, sous la forme de premiers titres ou de titres renouvelés. Pour faire face à cette tâche, les services des étrangers des préfectures comptaient, en février 2021, 3 725 équivalents temps plein (ETP), dont un peu plus de 2 000 affectés aux services chargés du séjour, c'est-à-dire de l'accueil et de l'instruction des demandes.
Les moyens humains ont été renforcés ces dernières années, alors même que les effectifs globaux des préfectures ont été réduits. Depuis 2016, 375 ETP ont été créés dans les services des étrangers. Selon la Cour des comptes, néanmoins, seule une partie limitée de ces effectifs a concerné les services chargés du séjour.
Par ailleurs, les moyens techniques ont été rénovés. Des plateformes numériques sont utilisées pour la prise de rendez-vous et des systèmes d'information ont été déployés afin d'enregistrer les démarches les plus courantes et les demandes de titres de séjour formulées par les ressortissants britanniques après le Brexit. En parallèle, le principal programme numérique du ministère de l'intérieur, dit ANEF (administration numérique pour les étrangers en France), se déploie. Il concerne depuis peu les étudiants étrangers et devrait couvrir 80 % des demandes de titres de séjour d'ici la fin de l'année.
La refonte des moyens s'est également accompagnée d'une rénovation du cadre juridique destinée à favoriser la délivrance des titres de séjour pluriannuels.
En dépit de ces avancées, la situation n'est pas satisfaisante : il existe de réelles difficultés d'accès au droit. Les préfectures font face à de fortes tensions, apparues avant la crise sanitaire mais aggravées par elle. Ces tensions se concentrent principalement sur l'accès aux préfectures, qui est difficile voire dégradé, notamment dans les grandes métropoles. Le nombre des rendez-vous proposés étant insuffisant, des étrangers peinent à en obtenir. En avril dernier, le Conseil d'État a examiné une affaire dans laquelle un requérant fournissait 228 captures d'écran attestant son incapacité à obtenir un rendez-vous en ligne. Des associations, la Défenseure des droits mais aussi la Cour des comptes et le Conseil d'État ont pointé du doigt ces difficultés, qui ne sont pas apparues avec la crise sanitaire mais se sont amplifiées avec elle.
Ces difficultés sont symbolisées par un phénomène de revente frauduleuse de rendez-vous pris par voie électronique et surtout par l'apparition d'un nouveau contentieux de l'accès aux préfectures. Celles-ci ont été fermées durant le premier confinement et, en dépit d'un plan très important de recrutement de vacataires, elles peinent à faire face aux besoins. Cela affecte les étrangers, en particulier ceux qui sont peu à l'aise avec les outils numériques et ceux qui désirent déposer une demande d'admission exceptionnelle au séjour. Un contentieux de masse est en train de se développer. Le Conseil d'État nous a fourni des statistiques concernant six tribunaux administratifs : on est passé, en leur sein, de 139 requêtes pour accéder aux préfectures en 2018 à 1 200 en 2020, et le rythme actuel devrait porter leur nombre à 3 500 en 2021. Ces statistiques inquiétantes ne concernent que six tribunaux administratifs, qui ne sont pas nécessairement les plus grands, sur quarante-deux.
À mon sens, les services chargés du séjour sont dans un entre-deux intenable. Les difficultés d'accès sont fortes et la modernisation des préfectures n'a pas encore produit tous ses effets. Le ministère de l'intérieur attend beaucoup du développement du programme ANEF et de ses dérivés. Le premier bilan de ce programme est encourageant. Le module développé pour les étudiants étrangers a bien fonctionné, mais il s'adressait à un public habitué au numérique. L'application développée pour les Britanniques a également bien fonctionné : plus de 115 000 demandes de titres de séjour ont été enregistrées depuis son ouverture. Malgré cela, l'absence de possibilité de déposer une demande papier a été regrettée, et des publics vulnérables, comme les résidents britanniques en EHPAD, n'ont pas bénéficié d'aménagements procéduraux et ont donc dû se déplacer en préfecture.
Je considère, avec Jean-Noël Barrot, que si la dématérialisation des procédures répond aux besoins de certains publics, elle ne répond pas à ceux de tous. Nous croyons que les gains de temps permis par le traitement des demandes dématérialisées ne suffiront pas pour faire disparaître toutes les tensions concernant l'accès aux préfectures. Nous appelons donc à compléter la politique qui a été engagée par trois mesures principales.
La première est de lancer un plan exceptionnel de recrutement de 250 contractuels afin de traiter le trop grand nombre de demandes en instance et de permettre une transition sereine avec l'ANEF, tant pour les demandeurs que pour les agents des services en charge du séjour au sein des préfectures, qui sont soumis à de fortes tensions depuis de très nombreux mois et même depuis des années. Nous proposons de recruter des personnes bénéficiant de contrats de deux ou trois ans, et non des vacataires engagés pour une durée maximale d'un an, comme à l'heure actuelle. Le coût de ce plan est estimé à 18 millions d'euros sur deux ans et à 27 millions sur trois ans. Cette dépense serait largement autofinancée par les économies attendues pour l'État grâce à la réduction des contentieux.
Nous recommandons également d'accompagner la dématérialisation croissante des procédures en donnant des rendez-vous physiques à certains publics vulnérables.
Enfin, nous sommes favorables à une réforme des titres de séjour visant à accroître encore le nombre de titres pluriannuels.
À titre personnel, je soutiens d'autres mesures, telles que la remise automatique d'un document provisoire de séjour lors de tout dépôt de demande de manière dématérialisée.
Nous espérons que vous pourrez nous éclairer, madame la ministre déléguée, sur vos intentions.