Intervention de François Cornut-Gentille

Réunion du mardi 25 mai 2021 à 21h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Cornut-Gentille, rapporteur spécial (Préparation de l'avenir) :

C'est sous la double impulsion du président de notre commission et du rapporteur général de l'époque qu'a été conçue puis mise en place, à partir de 2018, la formule du Printemps de l'évaluation, initiative absolument nécessaire aux yeux de tous ceux qui veulent revaloriser le Parlement, notamment à travers sa fonction de contrôle. L'objectif est de donner davantage de contenu et de retentissement à l'examen du projet de loi de règlement. Ce moment semble en effet plus propice que l'examen du projet de loi de finances initiale (LFI) pour engager avec le Gouvernement un dialogue moins partisan.

Les progrès réalisés dans ce cadre depuis trois ans vont dans le bon sens. Pourtant, nous sommes encore loin du compte. La compétence et la motivation des intervenants ne sont pas en cause, mais force est de reconnaître que nous restons collectivement prisonniers d'un jeu de rôle qui ne permet pas d'engager un réel échange avec l'exécutif. De part et d'autre, nous défendons des positions. Nous restons incapables de réfléchir ensemble aux grands enjeux de l'avenir.

C'est ce propos général que je vais illustrer à partir de mon expérience de rapporteur spécial de la mission Défense. À travers ce prisme, je m'intéresserai d'abord au débat budgétaire, puis à la question plus spécifique du contrôle financier, juridique et technique des externalisations, qui fait l'objet de ce Printemps de l'évaluation.

Je fais le constat que le débat budgétaire reste très formel, tant pour la LFI que pour la loi de règlement. Quant aux travaux de contrôle, leur intérêt n'est plus à démontrer, mais ils se heurtent en pratique à un double obstacle. Le premier est l'insuffisance du temps que le Parlement peut y consacrer. Le second est l'évidente réticence de l'exécutif – et, pour ce qui concerne la mission que je rapporte, celle de l'institution militaire.

Afin de lever toute ambiguïté, je précise que les difficultés que je viens d'évoquer ne sont le propre ni de cette législature ni de ce gouvernement : elles sont malheureusement historiques.

Leur ampleur ne doit pas nous conduire à renoncer ; elle doit au contraire nous inciter à innover toujours davantage dans la direction d'un Parlement moderne, ouverte par les promoteurs de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). En ce sens, le Printemps de l'évaluation est une étape que nous devons conforter.

Quelques mots à propos de notre débat budgétaire. Pour la mission Défense, celui-ci demeure centré sur la mise en œuvre de la loi de programmation militaire (LPM). Après le coup de canif inaugural dans le budget 2017, qui avait suscité beaucoup d'inquiétudes, il est désormais établi que la nouvelle LPM, qui couvre la période 2019-2025, a été parfaitement respectée jusqu'à présent. Il faut en effet souligner que les importantes marches budgétaires – 1,7 milliard chacune – ont bien été franchies en temps et en heure, même si la fin du financement interministériel des opérations extérieures (OPEX) atténue l'importance de la hausse affichée. En outre, comme l'atteste le projet de loi de règlement pour l'année 2020, le budget de la mission Défense n'a presque pas été affecté par la crise sanitaire.

Ce strict respect de la LPM constitue un point positif, et c'est à juste titre que le Gouvernement peut se prévaloir de ce bon résultat, que l'opposition doit également saluer. Pour autant, le débat est-il clos ? Je ne le crois pas. D'une certaine manière, je dirais même qu'il n'a pas vraiment commencé.

Dans un parlement digne de ce nom, le débat ne peut pas se limiter, en matière de défense, au constat du respect – ou non – de la LPM. En fait, il commence véritablement lorsque l'on aborde trois sujets majeurs : l'ampleur de l'effort de défense, sa soutenabilité dans le temps et surtout sa pertinence. Or ces questions, que l'on peut qualifier de cruciales et de centrales, sont depuis des années hors du champ des discussions parlementaires : elles font l'objet d'un livre blanc ou d'une revue stratégique dans la confection desquels le Parlement occupe une place marginale, sinon purement symbolique. En somme, le Parlement a tout loisir de s'exprimer lorsque le débat est clos. À titre d'exemple, j'évoquerai quelques-unes de ces questions cruciales qui mériteraient des discussions approfondies.

Déjà très ambitieuses avant la crise sanitaire, les marches de 3 milliards prévues par la LPM sont-elles encore crédibles dans le nouveau contexte économique ?

Le retour de conflits de haute intensité est-il vraisemblable, comme le répète le chef d'état-major des armées (CEMA) ? Si oui, quelles en seraient les conséquences budgétaires ? Sont-elles à notre portée ?

Après le ratage du tournant stratégique sur les drones, sommes-nous en train de commettre de nouvelles erreurs comparables ?

La place et les moyens accordés à l'espace sont-ils à la hauteur des nouveaux défis stratégiques ?

À l'inverse, le porte-avions, qui est assurément un outil diplomatique, reste-t-il un outil militaire pertinent à l'horizon 2050 ?

Enfin, pour souhaitable qu'elle soit, notre prétention à l'autonomie stratégique – et donc à couvrir tous les domaines – ne nous aveugle-t-elle pas sur de nombreuses failles ? Je pense notamment au transport stratégique, au traitement de données ou encore à l'accès à l'espace.

Bien sûr – je m'empresse de le reconnaître –, je n'ai pas la prétention de détenir des réponses à ces questions, et ce n'est pas au Parlement de les trancher : c'est à l'exécutif de le faire. En revanche, je suis convaincu que l'exécutif a absolument besoin du recul du débat parlementaire pour faire ses choix dans de bonnes conditions. En la matière, restreindre la réflexion à l'exécutif, à l'institution militaire et aux industriels est insuffisant. Sans doute le débat parlementaire n'apporte-t-il pas la solution, mais il est clair que, sans lui, le risque de commettre de lourdes erreurs n'est pas seulement possible, il est quasi certain.

Toutes ces questions difficiles à exprimer devraient pouvoir être posées et surtout débattues sans complaisance, mais aussi sans agressivité, tout simplement parce que, tôt ou tard, elles finiront par s'imposer à nous, et ce d'autant plus violemment que nous aurons mis notre énergie à les éviter.

À cet égard, l'absence de débat sur la révision de la LPM, qui était pourtant prévu par la loi, est particulièrement regrettable. J'ai bien compris que la situation économique mouvante nous donnait très peu de visibilité mais, selon moi, cette incertitude rend encore plus nécessaire le débat dont nous sommes privés.

Difficile voire impossible sur les grands choix stratégiques, le dialogue l'est tout autant en matière de contrôle. J'en donnerai pour illustration mon travail sur les externalisations. Celui-ci, engagé sous la précédente législature, a donné lieu à deux rapports d'information consacrés respectivement au transport stratégique et au soutien aux forces en OPEX. Je tiens à souligner l'écoute de Mme la ministre, qui a saisi le parquet financier, au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, à la suite des dysfonctionnements évoqués dans le premier d'entre eux. Dans la foulée de ce premier exercice, j'ai élargi mon contrôle au transport tactique en OPEX ainsi qu'à l'Économat des armées. J'ai constaté avec satisfaction que certaines recommandations, notamment celles portant sur le renforcement du contrôle technique des appareils utilisés, ont été suivies d'effet.

Cependant, d'autres points importants sont restés sans réponse ou se sont vu opposer une fin de non-recevoir. S'il n'appartient pas au Parlement de se substituer au pouvoir réglementaire, lequel revient à l'exécutif, il est cependant en droit d'avoir des explications. Par ailleurs, les procédures d'appel d'offres ont été sensiblement rectifiées mais conservent des points de fragilité, notamment la sélection des titulaires. De même, le recours à des sociétés étrangères non soumises à un contrôle strict de la part de nos services de renseignement perdure. Cela tend à faire peser une menace sur la confidentialité de nos opérations et expose nos armées à un risque réputationnel non négligeable. Enfin, le statut atypique de l'Économat des armées le fait échapper à tout contrôle parlementaire, alors que les missions qui lui sont confiées par le ministère tendent à s'élargir, au détriment notamment du Commissariat des armées, voire de la direction à l'information et à la communication de la défense (DICOD).

En définitive, si je reconnais des améliorations réelles, je tiens surtout à souligner la difficulté à établir un échange constructif et permanent sur ces questions. Il ne s'agit pas d'être pour ou compte les externalisations, mais simplement de veiller à ce qu'elles soient menées dans l'intérêt des forces armées. Cela suppose un travail d'explication et de clarification pour améliorer les dispositifs mis en place et éviter ainsi tout risque juridique, voire judiciaire. Malheureusement, la crise sanitaire n'a pas permis de progresser dans cette voie autant que je l'aurais souhaité. Ainsi, plusieurs de mes questions posées à l'occasion de ce Printemps d'évaluation demeurent sans réponse.

Vingt ans après la promulgation de la LOLF, le dialogue entre l'exécutif et le Parlement demeure décevant. D'un côté, l'exécutif, déjà sous la pression de l'actualité, a du mal à accepter le questionnement parlementaire. De l'autre, le Parlement, centré sur la production de la loi, reste trop timoré dans sa mission d'interpellation du Gouvernement. À ce jeu, tout le monde est perdant : l'exécutif jouit d'une fausse sécurité, tandis que le Parlement se complaît dans une production juridique dont il n'a pas la maîtrise. Notre Printemps de l'évaluation peut utilement contribuer à faire évoluer cet état de choses, mais ma conviction est qu'il nous faudra aller beaucoup plus loin pour surmonter les routines héritées du passé.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.