Intervention de François Villeroy de Galhau

Réunion du mercredi 26 mai 2021 à 11h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France :

Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer Bâle III pendant nos rencontres, mais la séquence européenne qui s'ouvre est effectivement déterminante. Les banques françaises vont de nouveau faire entendre une ritournelle, récurrente depuis dix ans, mais désormais assez singulière, dénonçant ces régulations comme injustifiées. S'il convient d'écouter leurs questions, il ne faut pas pour autant donner suite à toutes leurs alarmes.

J'aimerais expliquer pourquoi, en exposant en toute indépendance la position de la Banque de France et de l'autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) que je préside. Il est dans l'intérêt de la France de maintenir son engagement à transposer complètement le pré-accord de Bâle III de décembre 2017. Cette transposition doit être équitable par rapport aux États-Unis, (et je n'ai pas de doute là-dessus), raisonnable quant à l'application du plancher en capital (ou output floor ) et définitive, car il n'y aura pas de Bâle IV.

Je rappellerai tout d'abord que les règles internationales ont favorisé la solidité de notre système bancaire sans freiner en rien la distribution de crédit. Je présenterai ensuite l'intérêt de l'accord et les risques qu'encourrait la France en cas de non-transposition. Enfin, je soulignerai les enjeux d'une bonne transposition européenne en évoquant quelques points de vigilance si nous voulons garantir le financement durable de l'économie.

Ne cédons pas à la tentation de l'oubli, douze ans après la grande crise de 2008. Si l'actuelle crise sanitaire et économique ne s'est pas cette fois doublée d'une crise financière, ce n'est pas par hasard. C'est notamment parce que notre cadre prudentiel a considérablement renforcé la résilience des grandes banques françaises, comme celle de leurs homologues européennes et internationales. Depuis 2011, les ratios de fonds propres des banques françaises ont en moyenne, plus que doublé, ce dont il faut se féliciter. Il y a néanmoins des situations assez différentes : les trois groupes mutualistes ont des ratios de fonds propres significativement plus élevés. C'est le cas aussi sur la période très récente de la Banque Postale, depuis l'intégration de CNP Assurances. En dépit des différences entre leurs situations, toutes satisfont très largement aux exigences réglementaires, y compris celles de Bâle III. Les groupes privés ont également vu une forte augmentation de la situation de leurs fonds propres. Nous ne pouvons que nous réjouir de ce quasi-doublement des fonds propres depuis 2011. Nous jugeons à ce stade solide la situation de nos banques à l'épreuve de la crise, même si nous resterons vigilants à cet égard. Je présenterai d'ailleurs vendredi le rapport annuel de l'ACPR.

Le renforcement de la solvabilité des banques n'a pas porté préjudice au financement de l'économie française, bien au contraire. Les banques en France financent plus de 60 % de l'économie, contre 75 % en Europe. Elles ont, fort heureusement, encore accru leur volume de financement depuis le début de la crise sanitaire. Le crédit aux entreprises, dont la croissance était de 6 % par an de 2016 à 2019 et dépassait celle du produit intérieur brut (PIB), a nettement accéléré en 2020, à hauteur de 13,3 %, et même à hauteur de 20,3 % pour les PME. Les prêts garantis par l'État (PGE) ont bien sûr joué un rôle, mais ils ne rendent pas compte à eux seuls de l'accélération du crédit. De ce point de vue, les craintes récurrentes qu'exprime depuis dix ans l'industrie bancaire se sont donc révélées totalement infondées. Rien n'étaye le soupçon que les exigences de Bâle III pèseraient sur la croissance et l'investissement.

Le véritable enjeu qui se pose aux établissements bancaires français ne vient pas des exigences de solvabilité, mais de leur rentabilité insuffisante. Il leur appartient d'accélérer leur numérisation et d'innover, entre autres en matière de paiements, et aussi de croître au-delà des frontières nationales. C'est d'ailleurs aussi tout l'enjeu de l'union bancaire européenne, qui reste à concrétiser.

J'en viens au contenu même de l'accord, sur son intérêt et sur les risques pour la France en cas de non-transposition. L'accord de Bâle III de décembre 2017 est un accord technique, qui doit être transposé dans la législation européenne et nationale. Raisonnable, il m'apparaît comme le meilleur accord possible pour notre pays comme pour l'Union européenne (UE). L'ACPR et la Banque de France ont joué un rôle actif dans son aboutissement, en liaison étroite avec les autorités politiques et notamment gouvernementales. La France a obtenu, lors des dernières semaines de négociation, à l'issue d'un rude combat, deux choses : une révision de la pondération des activités de marché ( fundamental review of the trading book ou FRTB), ainsi qu'un calendrier de mise en œuvre suffisamment étendu, de 2022 à 2027. Depuis, en reportant d'un an ce délai, soit un calendrier fixé de 2023 à 2028, le comité de Bâle a tenu à limiter la charge opérationnelle des banques pendant la crise.

La réforme de Bâle III reconnaît définitivement les spécificités du secteur bancaire européen, et notamment la place importante des modèles internes, au cœur des discussions. Largement utilisés par les banques françaises, ces modèles sont moins rigides que les approches dites « standard ». L'ACPR croit à la légitimité de ces modèles internes pour appréhender le risque. Gardons à l'esprit que nos partenaires ont traditionnellement dénoncé le recours à ces modèles, qui favorise les banques qui l'utilisent, notamment les banques françaises, en termes de charge de capital. La négociation portait au début sur une remise en cause de leur utilisation même. Elle sera dorénavant plus encadrée, ce qui explique que les banques françaises aient dû plus augmenter leurs fonds propres que leurs homologues américaines, mais elle sera surtout pérennisée. Même après la réforme de Bâle III, les banques européennes, et en particulier françaises, continueront de retirer des modèles internes, par rapport à l'approche standard, un bénéfice supérieur à ce qu'autorise le cadre réglementaire américain. Le financement de projets est ainsi préservé par le maintien de son éligibilité à la modélisation interne avancée.

Un autre acquis de Bâle III vient de ce qu'il conforte le modèle français de crédit immobilier, fondé sur les crédits cautionnés, de même que le financement des petites et moyennes entreprises (PME).

Dans ce contexte, si la France refusait la transposition, dans la législation européenne et nationale, de l'équilibre auquel est parvenu Bâle III ou même en demandait un nouveau report, malgré notre engagement en ce sens fin 2017, notre pays s'exposerait à un double danger d'instabilité et d'isolement.

L'instabilité d'abord : une telle attitude de la part de la France saperait le renforcement collectif de la stabilité du système bancaire international, nécessaire et d'ailleurs entrepris à la suite de la précédente crise financière. Les réformes adoptées depuis par le comité de Bâle ont été mises en œuvre de façon cohérente par tous les pays. Dix ans après cette crise, des risques d'instabilité financière subsistent. Baisser la garde aujourd'hui reviendrait à cultiver le terreau dont surgira la crise de demain. Il est de mon devoir de superviseur de le souligner.

Le second danger serait l'isolement de la France sur la scène européenne et internationale. Tous les pays, y compris en Europe, sont en outre décidés à transposer les accords de Bâle III. Il serait paradoxal pour la France, qui se présente dans tant d'autres domaines, et avec succès, comme le champion de la méthode multilatérale, de s'y opposer. Cela susciterait d'autant plus d'incompréhension que le multilatéralisme financier a résisté même à la présidence de Donald Trump et que la récente élection de Joe Biden tend à le renforcer.

Un mot sur la transposition aux États-Unis. Les autorités américaines, dont la Réserve fédérale (« Fed »), ont cité l'application intégrale de l'accord de Bâle III parmi leurs priorités pour 2021. Un projet de réglementation américaine est attendu dans le courant de l'année. Nul doute qu'il reprendra les principes de Bâle III, parmi lesquels le FRTB.

Certes, les standards bâlois s'appliquent à plus d'établissements bancaires dans l'UE qu'aux États-Unis, où seules les plus grandes banques y sont assujetties. Cette question de périmètre ne pèse pas d'un poids déterminant pour le secteur bancaire français, déjà constitué de banques universelles, internationalement actives et par nature destinées à se voir appliquer les standards bâlois. Plus encore qu'une majorité d'établissements européens, elles ont intérêt à préserver le cadre multilatéral. Ainsi, la France a, plus que tout autre pays de l'UE, intérêt à préserver le cadre réglementaire international, fixant les conditions d'une concurrence équilibrée tout en constituant une référence et une sécurité pour les investisseurs internationaux.

Un débat nous attend sur la transposition européenne de Bâle III. Plutôt que de nous épuiser dans des discussions stériles ou à la poursuite d'illusions, qu'aucun autre pays d'Europe ne défendrait à nos côtés, nous devons concentrer nos efforts collectifs sur les conditions de cette transposition. La Commission européenne devrait présenter ses projets de directives et de règlements en septembre. Des discussions suivront, au Conseil et au Parlement européen, probablement pendant plusieurs mois. Nous devons viser la reconduction des spécificités que reconnaît la législation européenne actuelle, notamment pour soutenir l'accès des PME au crédit bancaire et aux marchés dérivés à des fins de couverture.

Des critiques en France accusent périodiquement Bâle III de défavoriser l'Europe. Le point de vue inverse prévaut dans le reste du monde : dans l'évaluation faite par le comité de Bâle de la transposition, les exceptions européennes sont jugées singulières. J'estime néanmoins essentiel de les préserver et ose croire que nous y parviendrons.

Il s'agit ensuite, autre objectif, de l'application du mécanisme de plancher en capital, le fameux output floor, qui devra se faire de façon pragmatique et consolidé au niveau des groupes bancaires, et je rejoins là les préoccupations des banques françaises. C'est une condition pour permettre le rapprochement d'établissements par-delà les frontières et pour ramener la hausse totale des exigences en capital pour les six principales banques françaises de 17 % à 12 %, selon la dernière estimation de l'Autorité européenne bancaire. Quel que soit le quantum final dans cette fourchette, je tiens à souligner que cette hausse ne nécessitera, pour aucune banque française, aucune augmentation de capital dédié ni le moindre changement de politique de dividendes. Les banques françaises pourront faire face à Bâle III d'ici 2028, par l'incorporation, normale, d'une part de leurs résultats dans leurs réserves. L'annonce, par plusieurs grands groupes bancaires français, de programmes de rachat de leurs actions, montre qu'eux-mêmes n'estiment pas manquer de capital.

C'est en pesant de tout son poids en faveur d'une transposition européenne équitable et raisonnable de Bâle III que la France œuvrera le mieux à la préservation de ses intérêts économiques. Vous pouvez compter sur l'ACPR pour défendre les spécificités de notre modèle de financement dans un cadre international qui réduit efficacement les risques de crise financière, dans notre intérêt à tous.

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