Nous avons lancé cette mission d'information relative aux différentes missions confiées par l'administration de l'État à des prestataires extérieurs en février 2020. Je souhaite ici en premier lieu remercier le président Éric Woerth, qui a été à l'initiative de sa création, tant ce sujet est fondamental. L'actualité nous l'a encore indiqué il y a quelques semaines. Je remercie également la rapporteure de la mission, Mme Cendra Motin, avec qui les échanges ont été riches durant tous nos travaux.
Les vingt-cinq auditions ont démarré finalement en en mars 2021. Compte tenu de la crise sanitaire, elles ont été décalées d'un an. Elles nous auront permis de tirer plusieurs enseignements, même si ces auditions n'épuisent pas le sujet de l'externalisation, loin de là. Je considère comme nécessaire l'approfondissement d'un certain nombre de points qui ont été soulevés. La commission d'enquête sur le recours à des cabinets de conseil au Sénat en constitue un exemple.
Parmi les enseignements tirés, nous avons dans un premier temps constaté que les informations à disposition du Parlement sur ce sujet sont encore très lacunaires. Quantitativement, le montant de 13 milliards d'euros d'achats de services en 2019, qui est connu, ne concerne que les ministères et pas les établissements publics. Qualitativement, nous ne savons pas si les tâches externalisées sont correctement menées et donnent satisfaction. Des indicateurs de performance devraient être introduits au sein des projets annuels de performance (PAP) et des rapports annuels de performance (RAP).
À mon sens, il revient à chaque rapporteur spécial d'évaluer l'externalisation pratiquée par les administrations qui relèvent du champ de sa mission. Malgré tout, nous savons que le recours à des prestataires privés par les administrations publiques n'est pas un phénomène nouveau. Il s'est même accéléré depuis une vingtaine d'années. Derrière le mot externalisation se cachent des réalités très différentes. Le recours à des prestataires de nettoyage, qui se sont progressivement substitués aux équipes internes, n'a pas grand-chose à voir avec l'intervention croissante des grandes entreprises du numérique, des cabinets de conseil ou de maîtrise d'ouvrage. Il s'agit de prismes très différents. C'est sur ces prestations intellectuelles à haute valeur ajoutée que doit se porter tout particulièrement notre vigilance aujourd'hui. Les administrations publiques sont-elles toujours en mesure de définir, de contrôler et d'évaluer l'action des prestataires extérieurs dont l'action influe directement sur la conception et la réalisation de nos politiques publiques ? C'est une vraie question.
Concernant certains projets de long terme, nous devons nous inquiéter lorsqu'une grande entreprise de services numériques estime n'être plus en mesure de maîtriser la portée d'un projet ou ses modalités opératoires. La mobilité des agents, la complexité des sujets en jeu, l'absence de transmission des compétences et des savoirs au sein des administrations peuvent l'expliquer, sans toutefois le justifier. Les échecs de l'externalisation, dont plusieurs d'entre eux ont été mis en lumière par la Cour des comptes, ont tous la même origine : la perte de maîtrise de la prestation extérieure par l'administration qui en bénéficie. L'administration se départit alors non seulement de sa mission de faire mais perd aussi sa capacité de faire faire. Elle se retrouve dans l'incapacité de formuler clairement ses attentes, de contrôler et d'évaluer les prestations et d'organiser la transition vers un autre mode de gestion. Tout cela conduit à l'apparition d'une forme de dépendance vis-à-vis du prestataire dont ce dernier se garderait bien. Les entreprises privées sont d'ailleurs les premières à réclamer davantage de contrôle et d'évaluation, une meilleure rédaction du cahier des charges et un engagement plus grand de leur client public dans la relation contractuelle.
La conservation des compétences constitue donc la priorité des priorités pour une externalisation réussie. Différents points soulignés par le rapport le montrent. Il est important de s'assurer de la capitalisation des savoirs et des compétences au sein de l'État par un meilleur partage des bonnes pratiques ; une mobilité des talents ; une meilleure conservation de l'historique des projets et la prévision du transfert des savoir-faire au terme d'une mission par l'inscription de clauses spécifiques dans les cahiers des charges. Mais il faut aussi et surtout disposer de profils de hauts niveaux en interne : des juristes, des ingénieurs, des spécialistes du numérique. Certes, il n'est pas toujours aisé de recruter, la sphère publique pouvant s'avérer faiblement attractive. Cependant, la stabilisation ou la diminution du nombre des fonctionnaires s'avèrent inutiles et improductives si elles sont contournées par le recours à des prestations extérieures non comptabilisées sous les plafonds d'emploi. D'autant que ces externalisations peuvent s'avérer plus coûteuses.
Il importe de demeurer pragmatique et rationnel en la matière. Nous votons chaque année les plafonds d'emplois. Assurons-nous qu'ils conduisent les responsables publics à faire le meilleur choix entre recrutement interne et recours à des acteurs extérieurs, tant du point de vue du coût que de la qualité des tâches à effectuer. Conserver des compétences, c'est enfin et surtout le seul moyen de s'interroger lucidement sur ce que la puissance publique doit faire et sur ce qu'elle peut confier à d'autres. En effet, si l'administration n'est plus en mesure de faire, alors la question ne peut même plus être posée. C'est un point que j'ai déjà eu l'occasion de développer ici : est-il normal que le ministère de la santé soit dans l'impossibilité d'organiser une chaîne logistique de vaccination sans le soutien de grands cabinets de conseil ? J'indique en passant, que l'un de ces grands cabinets étrangers ayant participé à la campagne vaccinale n'a pas jugé utile d'apporter les éléments permettant de nous rassurer concernant la protection des données publiques auxquelles il a accès. Quoi qu'il en soit, la conception et la réalisation d'une telle mission quasi régalienne — le recours au ministère des armées pour mettre en place une chaîne logistique avait d'ailleurs été évoqué — ne doivent pas échapper au giron de l'État. Ainsi, certaines tâches fondamentales ne peuvent pas être confiées à des prestataires privés parce qu'elles relèvent du cœur même de l'action de l'État. J'en suis profondément persuadée.
Enfin, le recours aux prestations extérieures se trouve parfois contraint par la complexité des normes et des procédures à respecter, notamment pour les collectivités territoriales, en particulier les plus petites d'entre elles, qui disposent de moins de moyens. Un réel choc de simplification doit permettre de diminuer le recours à des acteurs spécialisés.