Intervention de Robert Ophèle

Réunion du mercredi 19 janvier 2022 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Robert Ophèle, président de l'Autorité des marchés financiers (AMF) :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de la commission des finances, il est particulièrement opportun que vous vous intéressiez à la mise en œuvre de la réglementation européenne : nous sommes au début d'une évolution majeure des réglementations qui fixent les informations que les acteurs économiques et financiers doivent rendre publiques dans les domaines environnemental, social et de gouvernance (ESG) – en priorité celles qui sont pertinentes en matière de réchauffement climatique. Cette évolution très lourde concerne l'ensemble des agents économiques : les entreprises, les acteurs des marchés financiers – elle porte aussi sur les produits qu'ils proposent –, les épargnants et les superviseurs. Elle aura peut-être, à terme, des conséquences fortes sur l'orientation des flux de financement.

Cette évolution se structure autour de trois textes principaux qui se renvoient les uns aux autres : le règlement SFDR ( Sustainable Finance Disclosure Regulation ) de novembre 2019, le règlement Taxonomie de juin 2020, au cœur de ce mouvement, mais qui ne peut être lu isolément des autres, et la directive CSRD ( Corporate Sustainability Reporting Directive) en cours de finalisation. Cette évolution ne prendra tout son sens qu'avec l'adaptation de la directive dite MIFID ( Markets in Financial Instruments Directive ), qui conduit à intégrer dans le questionnaire auxquels doivent répondre les clients la dimension de durabilité des placements, et avec la mise en œuvre du projet ESAP ( European single access point ), qui établira un point d'accès unique en Europe à l'ensemble des informations réglementaires dont celles pertinentes pour la taxonomie, et avec la finalisation du projet EU Green bond standard, qui intégrera lui aussi cette dimension de durabilité prise en considération par la taxonomie.

C'est donc bien à une lecture globale du cadre réglementaire qu'il faut procéder. Or, vous l'avez rappelé, monsieur le président, ce cadre n'est pas finalisé. Avec SFDR, nous avons même, pour ainsi dire, commencé par la fin, puisqu'il faut d'abord que les acteurs économiques financés donnent des informations granulaires fiables pour que des informations vraiment pertinentes puissent être données sur les produits financiers. La taxonomie, qui n'en est qu'à son début, et la directive CSRD portent précisément sur ces informations.

Concernant la durabilité, ce sont un peu moins de la moitié des activités économiques qui sont couvertes – mais la moitié qui émet le plus de CO2. Vous avez évoqué le nucléaire et le gaz : la décision de principe a été annoncée, mais le texte de mise en œuvre n'est pas encore publié. En outre, seule l'adaptation au changement climatique ou son atténuation sont pris en compte ; la taxonomie reste donc à compléter. Les normes techniques de mise en œuvre de SFDR, qui intègrent la taxonomie, ont été proposées par les autorités européennes de supervision à la Commission européenne, qui les a retenues, mais elles n'ont pas encore été officiellement adoptées. Le cadre de reporting fiabilisé – susceptible de permettre un audit – que la directive CSRD doit permettre de mettre en place doit encore être finalisé et les normes de niveau 2 adoptées. L'EFRAG ( European Financial Reporting Advisory Group ) travaille en parallèle à la rédaction des normes techniques de mise en œuvre effective de ce texte.

Il s'agit en tout état de cause d'une évolution très profonde ; ainsi, l'approche par les activités selon la nomenclature statistique des activités économiques (NACE) retenue dans la taxonomie n'est pas un référentiel utilisé par les entreprises qui ont, par exemple, plutôt recours à des notions comptables d'unités génératrices de trésorerie. Dès lors, déterminer des chiffres d'affaires, des dépenses d'exploitation et des dépenses d'investissement par activité éligible à la taxonomie puis par activité conforme aux critères techniques fixés par la taxonomie demande une évolution profonde des systèmes d'information des entreprises puis de ceux des intermédiaires financiers.

Dans ces propos liminaires, je voudrais, brièvement, donner des éléments sur le calendrier et le périmètre des acteurs concernés, évoquer l'influence possible de ces réglementations sur les flux de financement et préciser le rôle de l'AMF dans ce processus.

En ce qui concerne le calendrier et les acteurs concernés, partons de la fin, c'est-à-dire de CSRD, qui a vocation à couvrir de façon normalisée tous les indicateurs utiles pour apprécier la situation et la politique des entreprises au regard des critères ESG, en priorité les indicateurs environnementaux, dont ceux issus de la taxonomie. La proposition de la Commission européenne datée du mois d'avril 2021 est en cours d'examen par les groupes de travail des colégislateurs européens. Même si la présidence française en a fait une priorité ce semestre, compte tenu des délais de transposition – il s'agit bien d'une directive qu'il faut transposer dans les vingt-sept univers législatifs nationaux et non d'un règlement d'application immédiate – et des délais nécessaires d'adaptation des systèmes d'information des entreprises, je pense, à titre personnel, que nous ne pourrons pas commencer à utiliser ces nouvelles normes de reporting extra-financier avant les comptes de l'exercice 2024. Même si 2023 est l'objectif affiché, il me semble plus réaliste de considérer que ce sera 2024.

La population d'entreprises visées sera très large : proche de 50 000 unités au niveau européen, alors que seules 12 000 unités sont aujourd'hui couvertes par la directive NFRD ( Non Financial Reporting Directive ), qu'elle remplacera, soit toutes les grandes entreprises, qu'elles soient cotées ou non, et toutes les petites et moyennes entreprises (PME) cotées sur un marché réglementé de l'Union. J'insiste sur ce point très important : toutes les grandes entreprises, cotées ou non, seront couvertes. Au regard de ce texte, une grande entreprise est une entreprise qui remplit au moins deux critères parmi les trois suivants : compter plus de 250 salariés ; réaliser plus de 40 millions d'euros de chiffre d'affaires ; avoir un total de bilan supérieur à 20 millions d'euros. Une PME cotée sur un marché réglementé de l'Union doit donc, pour être dans le champ de CSRD, dépasser au moins deux des trois seuils suivants : avoir plus de 10 salariés ; réaliser un chiffre d'affaires de plus de 700 000 euros ; avoir un total de bilan de plus de 350 000 euros. La taxonomie a donc vocation à s'appliquer à ces acteurs à l'échéance 2024. D'ici là, on en reste pour ce qui est de la taxonomie aux seules grandes entreprises cotées dans l'Union avec une définition qui couvre les entreprises de plus de 500 salariés (et les 40 millions d'euros de chiffre d'affaires ou les 20 millions d'euros de total de bilan) avec certaines obligations déclaratives qui s'appliquent à compter de cet exercice 2022.

Trois indicateurs seront déclinés, via SFDR, dans l'ensemble du secteur financier pour l'ensemble des produits financiers : les parts respectives du chiffre d'affaires, des dépenses d'exploitation et des dépenses d'investissement qui sont conformes aux exigences de la taxonomie. Si l'année 2022 est essentiellement une année de rodage au cours de laquelle seule la part des activités éligibles à la taxonomie sera identifiée, l'année 2023 sera celle de la mise en œuvre réelle avec la publication par les sociétés non-financières des ratios d'alignement de leurs activités avec les critères techniques de la taxonomie et un reporting SFDR conforme aux normes techniques prenant en compte la taxonomie.

Le règlement SFDR, premier texte de cet ensemble à avoir été adopté, concerne la publication d'informations en matière de durabilité dans le seul secteur des services financiers. Comportant des dispositions générales applicables depuis le 10 mars 2021 relatives à la politique des acteurs des marchés financiers dans ces domaines, il a aussi permis de catégoriser les produits financiers selon qu'ils ont pour objectif l'investissement durable, auquel cas ils sont dits produits article 9, qu'ils promeuvent des caractéristiques environnementales ou sociales avec des entreprises qui appliquent des pratiques de bonne gouvernance, auquel cas ils sont dits produits article 8, ou les produits qui n'entrent dans aucune de ces deux catégories, auquel cas ils sont dits produits article 6. Il s'agit là d'une classification des produits par les sociétés qui les promeuvent elles-mêmes. Dans le cas des produits dits article 8 ou article 9, des informations circonstanciées doivent être données selon des modèles fixés par des standards techniques qui incluront les critères de la taxonomie à compter de 2023.

Ainsi, 2022 est une année de préparation, 2023 sera une année de rodage et ce n'est qu'en 2024 que le dispositif sera raisonnablement complet : c'est mon principal message en ce qui concerne le calendrier et le périmètre.

Concernant les flux de financement, l'objectif immédiat de ces réglementations, au cœur desquelles se trouve le règlement Taxonomie, est la transparence, avec la fourniture d'informations normalisées sur les activités conduites et financées ; c'est un dictionnaire qui permet d'avoir un langage commun. À partir de ce langage commun, chacun peu orienter ses investissements et son épargne en toute connaissance de cause. Mais il est clair que l'objectif final est bien de favoriser, en le crédibilisant, le financement des activités durables, voire le financement de la transition vers une économie plus durable.

À court terme, l'incidence sur les flux de financement sera probablement très faible car les ratios d'alignement sur la taxonomie seront eux-mêmes trop faibles pour être vraiment discriminants. À plus long terme, avec l'élargissement du périmètre des entreprises et des activités et la fiabilisation des données, l'influence de la taxonomie devrait être plus significative, notamment s'agissant du ratio des dépenses d'investissement, qui est, dans mon esprit, le plus important et le plus significatif des trois ratios parce qu'il reflète l'effort fait dans la transition vers une activité économique durable conforme à la taxonomie. Il devra probablement être au cœur des mouvements des flux financiers à l'avenir.

L'influence devrait être particulièrement significative pour les produits financiers qui pourraient intégrer plus rapidement et plus largement ces concepts de la taxonomie. En particulier, alors que pour les entités financières, les expositions aux PME et ETI devraient rester, pour l'essentiel, exclues du périmètre de reporting de la taxonomie – elles n'entreront donc pas au numérateur du ratio alors que ce sont des financements qui entrent au dénominateur –, à l'inverse, le calcul de l'alignement taxonomique des produits financiers de SFDR permettra d'intégrer les expositions aux PME et ETI, notamment sur la base d'estimations. Il est ainsi très probable que les fonds de private equity développent cette possibilité d'estimation.

Quel est le rôle de l'AMF dans tout ce paysage ? De nombreuses problématiques liées à la mise en œuvre de la taxonomie entrent dans le périmètre classique des missions de l'Autorité, telles que définies par le code monétaire et financier : assurer la protection de l'épargne investie dans les instruments financiers, assurer la bonne information des investisseurs et le bon fonctionnement des marchés, concourir à la régulation des marchés aux échelons européen et international – et l'on voit aujourd'hui à quel point l'échelon européen est pertinent –, veiller à la qualité de l'information fournie par les sociétés de gestion sur leur stratégie d'investissement et à la gestion des risques liés au changement climatique.

De fait, la montée en puissance de ces problématiques de finance durable a été anticipée par l'Autorité qui les a mises au cœur de ses priorités d'action et de supervision, avec une montée en nombre et en expertise des équipes de ses différents services – qui traitent des émetteurs, de la gestion d'actifs, des marchés et des épargnants –, montée en puissance qui doit se poursuivre à l'avenir. Le collège de l'AMF comprend notamment deux des meilleurs experts européens dans ce domaine : Patrick de Cambourg et Thierry Philipponnat. Nous avons également constitué une commission Climat et finance durable qui rassemble l'ensemble de l'écosystème concerné : émetteurs, commissaires aux comptes, gestionnaires d'actifs, associations. Nous produisons régulièrement des rapports sur la manière dont le sujet est traité et dont les réglementations sont respectées, voire anticipées, par les sociétés de gestion et les émetteurs. Avec l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), nous rédigeons également un rapport commun sur les engagements climatiques des institutions financières françaises.

Nous avons élaboré au début de l'année 2020 une doctrine exigeante sur la possibilité de commercialiser en France des fonds en mettant en avant les critères ESG. Nous avons également annoncé au début de cette année une série de contrôles « spot », c'est-à-dire des contrôles rapides et ciblés sur plusieurs institutions, afin de vérifier en particulier le respect par les sociétés de gestion de leurs engagements.

Enfin, nous avons développé et lancé, en ce début d'année, une certification AMF en finance durable, principalement pour répondre aux besoins des personnes qui font du conseil en investissement.

S'agissant plus particulièrement de la taxonomie, nous avons conduit, dans un premier temps, des actions d'accompagnement de la place qui se prolongent avec les échanges dans le cadre européen, essentiellement au niveau de l'ESMA ( European Securities and Markets Authority ) – en français, AEMF (Autorité européenne des marchés financiers) –, pour s'assurer de l'homogénéité des approches au niveau européen et, le cas échéant, influer sur l'élaboration en cours des normes techniques ; celles-ci, je le rappelle, sont édictées par la Commission européenne sur proposition des autorités de supervision que sont l'ESMA, l'EBA ( European Banking Authority ) et l'EIOPA ( European Insurance and Occupational Pensions Authority ).

Nous avons eu de nombreux échanges avec les associations professionnelles de l'industrie de la gestion afin de recueillir leurs interrogations et, lorsque c'était possible, d'y répondre. Ces échanges ont d'ailleurs permis de les aider dans l'élaboration de guides à destination de leurs adhérents – je pense en particulier au guide professionnel de l'Association française de la gestion financière (AFG) Règlement Taxonomie et RTS (regulatory technical standards) SFDR, diffusé au mois de décembre dernier.

En ce qui concerne les sociétés soumises au reporting prévu à l'article 8 du règlement Taxonomie, c'est-à-dire les entreprises, l'AMF a eu un grand nombre d'échanges bilatéraux avec des sociétés cotées au cours de l'année 2021, avec les associations professionnelles françaises représentatives, telles l'Association française des entreprises privées (AFEP) et Middlenext, et avec les auditeurs, notamment via la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC), afin de disposer d'une vision des difficultés rencontrées sur le terrain par les sociétés dans la mise en œuvre de ces nouvelles dispositions réglementaires.

Du point de vue de la supervision des émetteurs, l'AMF revoit les informations de durabilité présentées dans les rapports annuels et les documents d'enregistrement universel en se focalisant sur leur complétude, leur compréhensibilité et leur cohérence. Des échanges ont lieu entre l'Autorité et les émetteurs sur ces thématiques, qui aboutissent à des recommandations et des commentaires qui visent à améliorer la communication des sociétés. Cette approche sera naturellement appliquée aux indicateurs prévus dans le cadre de la taxonomie selon une démarche très pragmatique compte tenu des nombreuses difficultés identifiées auxquelles font face les sociétés.

En revanche, l'AMF, j'y insiste, n'a pas pour rôle d'attester que les données publiées par les sociétés sont correctes. Par exemple, nous ne pouvons pas vérifier qu'une activité respecte le critère technique sous-jacent en ne dépassant pas le niveau de CO2 par tonne produite ou kilomètre parcouru. Nous n'allons pas non plus vérifier que les discours tenus sur la neutralité carbone sont bien appliqués. Les informations fournies au marché restent de la responsabilité des émetteurs qui doivent garantir qu'elles sont pertinentes, sincères et équilibrées, et qu'elles donnent une image complète et fidèle de leurs politiques, de leurs résultats et de leurs risques – c'est la même règle qui s'applique à ces indicateurs qu'à leur communication financière. Comme pour les comptes financiers eux-mêmes, l'AMF s'appuiera sur les diligences des commissaires aux comptes. Celles-ci seront limitées dans un premier temps à une lecture d'ensemble du rapport de gestion, mais seront élargies à compter de l'entrée en vigueur de CSRD. Les commissaires aux comptes deviendront alors des organismes tiers indépendants (OTI) qui donneront dans un premier temps une « assurance modérée » sur les indicateurs de la taxonomie et, à terme, une « assurance raisonnable ».

La supervision des exigences taxonomiques applicables aux produits financiers exige la mise à jour des outils existants à l'AMF. Cette mise à jour fait partie de la feuille de route data de l'AMF, qui implique l'intégration des données d'environ 12 000 fonds. Cette feuille de route permettra d'identifier les produits concernés et les informations nécessaires aux contrôles. Ces contrôles seront engagés en 2022 avec des contrôles « spot » dont la vocation sera non de réprimer mais de mettre en évidence les bonnes et les mauvaises pratiques, et accompagner ainsi la montée en puissance de la place dans ces domaines.

En conclusion, je souligne l'ampleur des chantiers à mener à bien pour pouvoir disposer aussi rapidement que possible d'un système d'information pertinent qui permette d'orienter efficacement les financements afin d'assurer la transition vers une économie plus durable.

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