La première question qui m'a été posée est celle de l'usage de la visioconférence ou du téléphone pour compenser la perte d'espace qui permet normalement la confidentialité et la sécurité de chacun. Beaucoup de pénalistes ont pu contester la visioconférence ou alerter sur les risques qu'elle comporte. Nous voulons préserver l'exigence selon laquelle celui qui est jugé fait face à ses juges tandis que les juges sont en présence de celui qu'ils vont éventuellement condamner afin d'entendre sa défense. C'est pour cette raison que nous nous sommes opposés aux box vitrés qui établissent une paroi entre celui qui est jugé et ses juges.
Toutefois, comme je vous l'ai dit, il faut accepter, dans cette période de crise, des adaptations. Des individus qui demandent leur remise en liberté souhaitent que le juge les entende rapidement. Comme leur extraction pour les mener devant la chambre de l'instruction est impossible, ils préfèrent que cette audience se fasse par visioconférence. Nous avons souvent critiqué les insuffisances des moyens de communication. Vous constatez l'apport incroyable de la technique qui permet à chacun, depuis son domicile, de participer à une conversation ; vous en percevez aussi les limites. Nous avons des discussions qui se hachent ; nous nous voyons à peu près ; nous ne percevons pas entièrement ce qui se passe autour de nous. C'est un mode d'organisation des procès, destinés à juger un homme et statuer sur sa détention, qui ne peut pleinement nous satisfaire. C'est un palliatif, un pis-aller.
La possibilité d'un entretien par téléphone est désormais ouverte. Certains de mes confrères ont usé de cette possibilité. Plusieurs bâtonniers ont accepté de commettre d'office, y compris à Paris, des avocats pour assurer cette assistance exclusivement par téléphone, estimant qu'il y avait trop de danger à se rendre sur place. Là aussi, c'est un pis-aller qui ne garantit pas la légalité de la garde à vue, qui doit débuter par un entretien confidentiel entre l'avocat et le gardé à vue. Toutefois, je suis toujours vigilant à ce que la personne en garde à vue, qui souvent ne connait pas la procédure, puisse conserver un lien avec celui qui est susceptible de la défendre, ne serait-ce que pour le rappel de ses droits, et même si ce lien ne peut se tisser que par téléphone.
Ces expédients sont également dangereux pour le barreau car ils offrent un confort auquel chacun peut goûter. Nous allons devoir être vigilants à la sortie de cette crise. Vous-mêmes pouvez peut-être apprécier de ne pas avoir à vous déplacer pour certaines réunions, de converser devant votre écran. Personnellement, je trouve assez agréable de vaquer à mes occupations professionnelles et personnelles sans changer de lieu. Mais nous ne devons pas, au sein du barreau, considérer ce confort comme une plus-value pour l'œuvre de justice pénale. Peut-être, pour la justice civile, ces moyens de communications sont-ils suffisants. Pour le pénal, jamais ! Nous devons être dans une même salle et nous devons consentir des efforts pour cela. Ce que vous devez prévoir, ce sont des budgets suffisants pour que des extractions soient organisées, pour que ceux qui comparaissent devant le juge soient physiquement présents. Donc oui, nous pouvons accepter temporairement ces moyens de communication, mais pas nous y habituer.
Madame Dubré-Chirat, vous disiez qu'il y avait une possibilité d'accéder à certaines prisons avec un masque. Il est vrai que les régimes d'accès ne sont pas uniformes sur le territoire. Pour certaines prisons, il faut une attestation. C'est tout nouveau ; à la prison de Luynes, elle est en place depuis hier seulement. Beaucoup d'avocats nous ont rapporté qu'elle était déjà en place ailleurs. Je crois que c'est une directive de la direction de l'administration pénitentiaire.
Je disais tout à l'heure avoir la conviction que peut-être, individuellement, nous n'étions pas toujours à la hauteur des missions qui sont les nôtres. Sans doute avez-vous raison de souligner que nous ne sommes pas toujours dans les prisons auxquelles nous pourrions accéder. Je suis moi-même confiné et, depuis le 16 mars, je n'ai assisté qu'à une seule audience. Je ne suis pas allé en prison et j'ai demandé à mes collaborateurs, pour ne pas les mettre en danger, de ne pas s'y rendre non plus. On peut me le reprocher mais c'est une préoccupation de protection personnelle et d'autrui.
Mais combien d'avocats, je vous l'assure, sont sur le terrain tous les jours ! Combien d'avocats ont cette préoccupation de la défense chevillée au corps et partent sans se soucier de leur propre sécurité ! Il y a beaucoup d'avocats qui faisaient la queue aujourd'hui dans le couloir de la chambre de l'instruction, tous ces jeunes pénalistes qui vont assurer les droits de la défense et qui n'abandonnent pas. C'est notre préoccupation : ne pas abandonner ceux qui sont en prison. La Garde des Sceaux disait qu'il n'y a qu'un seul interlocuteur, c'est l'avocat : « qu'il aille donc en prison ». Nous avons trouvé cela difficile à entendre. Des masques sont parfois mis à disposition, mais pas partout. Ils vont l'être désormais et nous pourrons assurer nos missions dans des conditions plus sécurisées.
Monsieur Bernalicis m'a interrogé sur les craintes éprouvées au sujet de la visioconférence. Nous ne souhaitons pas que cette pratique se généralise car nous sommes bien sûr attachés à la qualité des audiences et des décisions rendues par les magistrats. Dans cette optique, c'est au législateur de prendre ses responsabilités : si la possibilité est laissée aux juges de faire comparaître physiquement les personnes mises en cause, ils s'en saisiront dès lors que les moyens adéquats seront fournis.
Quant au délit de non-respect du confinement, beaucoup de polémiques ont éclaté. Des questions prioritaires de constitutionnalité ont été soulevées puis, pour certaines d'entre elles, transmises à la Cour de cassation avant un possible examen par le Conseil constitutionnel. Certains contrôles de police ayant établi l'infraction ont été annulés grâce à l'action des avocats. Je suis cependant préoccupé par l'organisation de comparutions immédiates s'agissant de ce délit, eu égard aux risques sanitaires. Cela ne m'apparaît clairement pas indispensable. Il aurait été judicieux de faire preuve de discernement en la matière. Je veux néanmoins retenir la vivacité de l'État de droit qui conserve toute sa force en période de crise.
En ce qui concerne la situation financière des avocats, il est pertinent d'établir un parallèle avec les difficultés rencontrées par les artisans. Il y a très peu de grands cabinets pénalistes. Nous connaissons la précarité et la fragilité auxquelles nous sommes exposés, notamment à l'issue de notre forte et légitime mobilisation contre la réforme des retraites. Préoccupés par leur avenir et par l'exigence de maintenir la qualité de la défense, les avocats pénalistes se sont beaucoup investis, ce qui les a conduits à diminuer leur activité et à renoncer à de nombreux honoraires. Beaucoup d'avocats vivent une situation difficile, encore aggravée, aujourd'hui, par l'impossibilité de tenir des audiences et de se rémunérer. Les instances ordinales ne pourront apporter que des aides modiques. La profession sera solidaire dans la gestion de la crise comme elle l'a été contre la réforme des retraites. Malheureusement, la difficulté extrême de la situation contraindra certains d'entre nous à renoncer à leur activité, à défaut de pouvoir faire face aux charges qui leur incombent.
S'agissant de la gestion des affaires pénales en cours et qui s'accumulent, beaucoup d'entre elles ont déjà été décalées et n'ont pas encore été jugées, comme le dossier du Mediator dont le procès est censé reprendre le 1er juin. Ce bouleversement du calendrier va entraîner de nombreux retards, à l'image du procès des attentats de Charlie-Hebdo prévu en mai et déjà reporté en septembre. Les juridictions devront absorber des décalages de plusieurs mois. Il conviendra de rester vigilant afin que la justice s'accomplisse dans les meilleures conditions, c'est-à-dire pas à n'importe quel prix. Il faudra prendre tout le temps nécessaire pour juger correctement.