Intervention de Jacques Toubon

Réunion du mercredi 1er juillet 2020 à 16h05
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Madame la présidente, le rapport d'activité de 2019 – le sixième que je présente – revêt un caractère conclusif.

L'année 2019 suit la tendance. Le Défenseur des droits a reçu 103 000 réclamations, soit un nombre supérieur d'environ 40 % à il y a six ans, au moment de ma prise de fonctions. Ces réclamations sont traitées par 226 agents, un nombre à peu près équivalent à celui qu'il était à l'époque, même si, compte tenu de la charge de travail, nous avons réussi à obtenir quelques accommodements de la part des autorités – services du Premier ministre, ministère des finances – sur les plafonds d'emplois. En 2019, nous comptions 510 délégués territoriaux contre 520 en 2020 et le réseau territorial a tenu 874 points de permanence, dont 160 dans les lieux de détention.

Notre activité ne se limite pas à traiter les réclamations, elle est aussi de conseil. Aux 100 000 réclamations que nous avons traitées, dont 80 % au niveau territorial, près de 50 000 demandes d'information viennent s'ajouter. C'est là une activité croissante et surtout éminemment intéressante dans la mesure où elle permet d'orienter les personnes qui joignent notre plateforme téléphonique.

En 2019, nous avons essayé de continuer à fonctionner hors de notre « bulle ». C'est ainsi que nous avons réuni à treize reprises les trois collèges consultatifs créés par la loi organique de 2011. En six ans, j'ai présidé ces collèges à 90 reprises : respect de la déontologie, lutte contre les discriminations, défense des droits de l'enfant. L'an dernier, j'ai réuni à 18 reprises, soit deux fois par an chacun, les neuf comités d'entente et de liaison. En six ans, je les ai réunis à 91 reprises. Au cours des deux dernières années sont venus s'ajouter deux nouveaux comités d'entente : le comité « origines » et le comité « avancée en âge ».

Les sites internet du Défenseur ont été visités 2,15 millions de fois en 2019.

Quatre-vingts pour cent de nos règlements amiables aboutissent favorablement. J'ai signé 304 décisions l'an dernier, étant entendu que bien d'autres ont été prises sans que j'aie eu à les signer.

Le Défenseur des droits a émis près de 700 recommandations. Nous avons présenté des observations devant les juridictions à 141 reprises et, dans 70 % des cas, les juges, quel que soit l'ordre de juridiction, ont suivi nos avis. Ainsi que vous avez pu le lire dans la presse, une avocate générale à la Cour de cassation vient de déposer des conclusions sur une affaire de filiation en lien avec la gestation pour autrui. Elle requiert pour une mère la position que nous avons prise suite à une décision de la Cour d'appel de Montpellier.

Last but not least, nous avons livré 14 avis formels au Parlement. Nous avons également travaillé régulièrement avec les parlementaires sous différentes formes, ce dont je suis très satisfait.

Nous avons pu agir grâce à un budget d'environ 22 millions d'euros, dont 15 millions au titre du fonctionnement, étant entendu que 40 % des crédits, hors personnels salariés, sont consacrés à financer les indemnités des délégués territoriaux, marquant ainsi l'appartenance très concrète du réseau territorial à l'autorité administrative qu'est le Défenseur des droits. En six ans, nous avons renforcé le lien entre le siège central – le Défenseur des droits parisien – et les 520 Défenseurs des droits sur le terrain. Entre les deux, une cheville est formée de douze chefs de pôle régional salariés. Ils mènent une activité d'animation, de coordination et de relation avec les pouvoirs publics locaux qui permet d'élargir et d'intensifier le travail du réseau territorial.

J'illustrerai les points saillants de l'année 2019 par quelques remarques, qui sont autant d'exemples – mais pas davantage.

Le rapport le plus important que nous ayons produit depuis six ans porte sur la dématérialisation des formalités administratives. Il décrit la situation née de l'extension des formulaires numérisés dans tous les domaines et démontre que des millions de personnes sont laissées pour compte. Ce rapport est, me semble-t-il, très utile pour les parlementaires, dans la mesure où la France s'est fixée comme objectif de dématérialiser toutes les démarches administratives d'ici à 2022 dans le cadre du plan « Action publique 2022 ». Cet objectif sera tenu, ce qui est souhaitable, mais la question qui se pose est de savoir si la numérisation s'adresse à tous ou seulement à une majorité de personnes. Tel est l'élément que nous avons mis en exergue dans notre rapport. On ne peut pas compenser ce que j'ai appelé « l'évanescence des pouvoirs publics », soit l'affaiblissement du nombre de personnes qui œuvrent au fonctionnement des services publics, notamment de proximité – préfectures et sous-préfectures –, par une politique de numérisation systématique si elle ne pose pas la question de ses utilisateurs et de ses conditions de fonctionnement. Des millions de personnes, pour diverses raisons, ne bénéficieront pas de cette nouvelle ère de l'organisation de notre service public.

Les pouvoirs publics ont commencé à s'imprégner de cet enjeu. La politique des maisons France Service, dont environ 600 sont labellisées à ce jour, constitue une réponse humaine, en présentiel, à cette difficulté qui se pose à nous, mais il convient de prendre garde : selon les informations dont nous disposons, je ne suis pas sûr – et c'est une litote – que l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), qui a remplacé le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET), dispose des crédits nécessaires pour assurer les labellisations permettant à chaque maison France service de disposer de deux agents permanents, l'un payé par une collectivité territoriale, l'autre par l'État. Ils devront être compétents dans neuf domaines de services publics. La commission des Lois devrait être très attentive à la mise en place de ce dispositif et à la réalisation effective des objectifs que le Président de la République a lui-même fixés à cette politique.

Ce rapport sur la dématérialisation constitue la pierre angulaire des relations des usagers avec les services publics qui sont la vocation du Défenseur des droits, à l'image de ce que nous avons écrit sur le stationnement payant : ne pas le payer constituait une infraction pénale relevant de l'État. En 2014, une loi de sagesse, estimant qu'il n'était pas raisonnable que les tribunaux de police soient encombrés par des questions de stationnement, a considéré qu'il fallait décentraliser, ce qui fut fait à partir de 2018, mais dans des conditions telles que nous avons été amenés à réaliser un rapport très nourri en 2019 pour en relever les dysfonctionnements. Par exemple, le concessionnaire parisien du stationnement payant n'avait absolument pas inclus dans les logiciels ni dans le matériel informatique qui contrôle l'effectivité du paiement dû, que ce soit par les bornes ou par PayByPhone, les personnes en situation de handicap. En effet, celles-ci bénéficient d'un régime particulier de stationnement : lorsqu'elles sont porteuses d'une carte d'invalidité, elles n'ont pas à payer. Or, elles se voyaient verbalisées et invitées à payer comme tout le monde les 135 euros que représente le forfait post-stationnement (FPS).

Avec un recul de six ans, je relève que personne n'avait écrit jusqu'alors sur le FPS comme nous l'avons fait, preuve que notre autorité administrative porte une vision à distance, indépendante et extrêmement concrète, car nos écrits sont le fruit des réclamations que nous recevons. Tels les drones, nous pouvons observer bien des choses à distance, ce qui, au passage, comme je l'ai relevé ici même, pose quelques problèmes !

De la même façon, nous avons pointé le mauvais fonctionnement des règles encadrant le séjour des étrangers. On peut rédiger des lois, prendre toutes les dispositions possibles, arrêter bien des mesures liées à la politique migratoire, mais, sur le terrain, les préfectures ne disposent plus de fonctionnaires en nombre suffisant pour donner des rendez-vous. Elles fixent des rendez-vous sur des sites internet qui, dix minutes après leur ouverture, sont bloqués.

Il y a quelques jours, j'ai écrit au ministre de l'intérieur car dans la période récente, les guichets uniques pour demandeurs d'asile ont été fermés. Autrement dit, des personnes errent par décision publique, ce qui est quelque peu difficile à admettre dans le pays des droits et des libertés.

J'ai mis en avant ces réalités dans nombre de mes travaux : sur les malades étrangers et les difficultés qu'ils rencontrent ou encore sur le fonctionnement des services publics. L'une des principales difficultés que rencontrent nos délégués territoriaux réside dans l'absence d'interlocuteurs dans bien des préfectures – pas toutes, bien sûr.

La commission des Lois est la commission du droit mais du droit vivant. Or le droit vivant réside notamment dans l'accès au droit par le service public, puisque tel est le fonctionnement en France où l'on ne paye pas des assurances pour accéder à des droits ; les services publics sont payés par le contribuable. Le problème est qu'ils semblent un peu moins vaillants qu'ils ne l'étaient il y a quelques années encore. Le travail que Pierre Morel-À-L'Huissier et Coralie Dubost ont réalisé dans le cadre de la mission d'information sur le Défenseur des droits met en avant cette question primordiale du rôle du Défenseur des droits pour mieux garantir l'accès aux services publics.

Parmi nos cinq compétences, l'une porte sur les discriminations. Cette année, nous avons largement avancé sur plusieurs concepts. Nous avons traité 5 500 réclamations, dont 25 % proviennent de personnes en situation de handicap. Si j'ajoute les réclamations sur l'état de santé, un tiers des personnes qui nous ont adressé une réclamation craignent d'être discriminées en raison d'un critère physique. Je suis en train d'établir le rapport en prévision du passage de la France devant le Conseil européen des droits de l'homme au titre de la mise en œuvre de la Convention internationale des droits des personnes en situation de handicap de 2006, ratifiée par la France en 2010 et applicable depuis lors. C'est la première fois depuis dix ans que le comité spécialisé de Genève étudiera la situation de la France. Le moment est donc essentiel. Nous dressons un rapport, comme nous le faisons pour toute autre convention afin d'exposer ce qui a été fait en France depuis la loi de 2005 et la convention signée en 2006. Or nous voyons bien que la culture du handicap et de l'inclusion des personnes en situation de handicap n'est pas suffisamment acquise dans notre pays.

En matière de discrimination, nous avons également réalisé un travail novateur sur les discriminations selon l'apparence physique, telle que la grossophobie, ou le port de la barbe de plus en plus répandu, sans, bien entendu, aucune connotation religieuse.

L'an dernier, nous avons également accompli un travail que je crois fondateur. Nous avons engagé une réflexion avec les avocats, en collaboration avec les confédérations, sur les discriminations liées aux activités syndicales. Nous avons relevé des éléments intéressants. Nous avons travaillé avec l'Organisation internationale du travail à ce sujet.

Vers la fin de l'année dernière, nous avons pris une décision forte. Nous avons décrit une situation de discrimination systémique dans une entreprise de travaux publics qui travaillait il y a quelques années sur un chantier, situé à 300 mètres du bâtiment du Défenseur des droits, avenue de Breteuil, et où se dressent désormais de magnifiques locaux qui abritent, entre autres, des médias.

Pour réaliser ce chantier, l'entreprise avait organisé un système, dirons-nous, d'apartheid. Les ouvriers travaillaient sur trois étages ; le dernier était celui de ceux qui n'avaient strictement aucun droit et auxquels on ne portait aucun respect. Ils étaient vingt à vingt-cinq. Parce que nous y avons largement contribué, le conseil des prud'hommes de Paris a pris à leur sujet une décision de condamnation à des dommages et intérêts. Entre-temps, les entreprises avaient disparu, j'ignore qui en répond aujourd'hui. Nous avons qualifié la situation de ce premier groupe de discrimination systémique parce qu'elle reposait sur l'instauration d'un système hiérarchique, de négation ou de relativisation des droits.

Il y a maintenant huit jours, j'ai publié un rapport d'une autre nature puisqu'il ne reposait pas sur un cas d'espèce, mais sur les enseignements tirés de six années d'exercice de la lutte contre les discriminations selon l'origine.

Aux termes de la directive fondatrice de l'Union européenne de 2000, l'origine repose principalement sur la couleur de peau, mais c'est aussi l'association du nom, du lieu de résidence et de la religion, qui crée des situations dans lesquelles des personnes peuvent être considérées comme minoritaires. Or il existe une prévalence de discriminations à l'égard de ces personnes. Ces critères de discrimination représentent environ 30 % des réclamations que nous traitons. Nous nous sommes adossés à de nombreuses d'études portant sur l'ensemble de ces sujets et avons déterminé que cette discrimination peut être qualifiée de systémique. Elle repose sur la mise en œuvre de systèmes d'inégalités non intentionnelles car elles ne sont pas nécessairement produites par des personnes qui discriminent de manière volontaire et intentionnelle.

Nous avons relevé que depuis vingt ans, et peut-être, depuis le 11 septembre qui a été un grand tournant dans l'hémisphère Nord, les discours d'égalité ont été largement remplacés par des discours sur l'identité et les discours de liberté par des discours de sécurité, les actes ayant, bien sûr, suivi les discours. C'est ainsi que tout le monde est plus ou moins « imbibé » par le Patriot Act et que les politiques de lutte contre ce type de discriminations ont depuis largement décliné.

Mon rapport a pour objet d'appeler l'attention des pouvoirs publics sur cette situation qui ne peut perdurer car il y va de la cohésion sociale, de la cohésion nationale, de l'appartenance ou de l'absence d'appartenance de millions de personnes à la République. Aussi, comme je le souligne dans mon rapport, je souhaite que l'on revienne à des politiques actives de défense des droits et des libertés. J'illustre mon propos par quelques exemples. Je le dis ici, puisque nombre d'entre vous étaient présents lors de l'adoption de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle du 18 novembre 2016 : l'action collective que vous avez créée était une belle innovation, mais elle doit être élargie en véritable action de groupe comme c'est le cas dans le monde anglo-saxon. L'action ne doit pas seulement pouvoir être engagée par des syndicats auprès d'associations agréées, elle doit pouvoir l'être également par un groupe qui se constitue pour mener une action collective. Tel est véritablement le sens de la class action, le recours collectif.

Si nous avions disposé de cet instrument, jamais les 850 000 Chibanis de la SNCF n'auraient mis vingt ans avant d'être indemnisés du préjudice qu'ils ont subi, à savoir ne pas être classés cheminots depuis les années quatre-vingts. Deux ou trois actions en justice ont toutefois été lancées sur la base de cette loi de 2016.

Nous proposons également que l'aménagement de la charge de la preuve qui existe au civil, notamment pour le droit du travail, puisse être utilisé au pénal par application de l'article 225-1 du code pénal qui permet de poursuivre les discriminations.

L'année dernière, nous avons également engagé une réflexion sur l'outre-mer, aussi bien sur les services publics que sur les discriminations. Nous avons notamment organisé des missions très importantes à Mayotte et à la Réunion. L'outre-mer a été l'une des préoccupations du Défenseur car les différences entre la métropole et ces territoires, en particulier dans l'accès au droit, doivent être abolies en 2020. Par exemple, dans le cadre du rapport sur la dématérialisation, nous avons mis à jour le fait qu'un abonnement internet aux Antilles coûte 40 % plus cher qu'en métropole. Cela signifie que généraliser la numérisation des formalités administratives en Martinique ou en Guadeloupe revient nécessairement à écarter des personnes de l'accès à ces formalités. C'est un ensemble de situations qui demandent à être redressées. Je dois dire que nous avons bien travaillé, mais il vous appartiendra de juger si nous avons avancé avec les ministres successifs de l'outre-mer. La rue Oudinot a toujours été un interlocuteur attentif au Défenseur des droits.

S'agissant des droits de l'enfant, nous nous sommes attachés à quatre sujets principaux. D'abord, les cantines scolaires. Je ne saurais trop le répéter, s'agissant de l'inclusion des enfants les plus en difficulté, ouvrir les écoles sur la base du volontariat fut une erreur dans les circonstances actuelles, mais également de manière plus générale. Je fais le pari que d'ici à deux ans, la France aura institué un service public obligatoire de restauration collective. La loi votée en 2017 pour assurer un égal accès des enfants à la cantine sera devenue un système universel alors qu'elle ne s'applique à l'heure actuelle que dans les cas où il existe un service de cantine.

L'école est obligatoire à trois ans, en maternelle, et non plus à six. À ce titre, la collectivité, territoriale en l'occurrence, a le même devoir envers les tout-petits que les plus grands. Je pense donc qu'il faut évoluer sur cette question. Je rappelle que Dominique Baudis, alors Défenseur des droits, avait commencé à défendre cet objectif en 2012. Or, cet objectif se révèle stratégique dans le cadre de la pandémie actuelle face au décrochage scolaire car assurer le droit à l'éducation de tous les enfants en France nécessite d'assurer le droit à la restauration collective pour tous.

Notre rapport d'activité 2019 sur les enfants traite ensuite des violences institutionnelles. L'élément que je viens de décrire est caractéristique des faits que nous tentons de mettre à jour et qui prennent souvent la forme d'une discrimination indirecte. On instaure des systèmes qui sont apparemment neutres, mais qui, dans les faits, ont des conséquences discriminantes pour ceux qui, face au système, ne sont dans des situations équivalentes. Les violences institutionnelles naissent souvent de situations de ce type, que ce soit à l'école, dans le cadre de la protection sociale de l'enfance ou dans le domaine de la santé. Nous avons pointé ces situations et présenté des propositions. J'ouvre une parenthèse sur les enfants relevant de la protection sociale de l'enfance. Après un flottement les quinze premiers jours de la crise sanitaire, la situation a été assez bien gérée par les associations et les départements en charge de l'enfance. Nous ne pouvons que nous en féliciter.

Nous avons également consacré l'année 2019 à l'expression des enfants, un droit reconnu par la Convention internationale des droits de l'enfant en son article 12. Nous avons demandé à 2 200 enfants de diverses associations de la métropole et de l'outre-mer de s'exprimer et dressé un recueil de leurs témoignages. Je ne sais si la vérité sort de la bouche des enfants mais leurs propos sont frappés au coin du bon sens !

Pour les jeunes qui souvent ne sont plus mineurs, nous avons traité la question de Parcoursup. Le Conseil constitutionnel nous a partiellement suivis dans la décision qu'il a prise au début du mois d'avril. Malgré la règle sur le secret des délibérations des jurys locaux que vous avez posée dans la loi relative à la protection des données personnelles de 2018, je pense que nous parviendrons à la transparence, élément indispensable pour éviter que des jeunes n'aient jamais aucune chance d'étudier dans les meilleures écoles ni dans les meilleures universités en raison de discriminations liées à leurs origines.

Nous avons traité un certain nombre de dossiers sur les lanceurs d'alerte. La loi dite Sapin II de 2016, très largement élaborée par des députés de la commission des Lois de l'Assemblée nationale, est un peu bancale. Il nous faut parvenir, avant décembre 2021, à allier, dans une nouvelle loi, les acquis de la loi Sapin II, notamment le caractère désintéressé de l'alerte, et les acquis de la directive européenne d'octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union.

Je terminerai par une décision que nous avons publiée au mois de mai 2019 sur les questions de déontologie de la sécurité qui ont fait l'actualité tout au long de l'année. Le Défenseur des droits procède au contrôle de déontologie qui lui est confié par le code de la sécurité intérieure et réalise des actions de médiation. À cet égard, nombre de délégués territoriaux traitent de ces questions et obtiennent des succès, sur les refus de dépôt de plaintes par exemple. Le Défenseur assure des formations dans les dix écoles de gardiens de la paix. C'est ainsi que 2 500 élèves gardiens de la paix reçoivent tous les ans un représentant du Défenseur des droits qui leur parle de droit, de déontologie de la sécurité, de comportement professionnel, de discernement et de respect. Nous formons également des formateurs de la gendarmerie. En outre, nous avons noué un partenariat avec la SNCF, dont les activités de sécurité progressent, ainsi qu'avec la RATP.

La déontologie de la sécurité ne se limite donc pas à des sanctions, c'est aussi de la pédagogie. Par exemple, nous avons traité de questions du quotidien, telles que l'accueil encore très mal assuré des handicapés dans les commissariats. Bien sûr, nous avons également pris des décisions relevant de discriminations, telle la décision du 12 mai 2019. Publiée par les soins d'un avocat, elle a été portée au débat. Elle concernait le comportement de policiers à l'égard d'un groupe de jeunes dans un arrondissement de Paris avant 2015. Nous avons également pris une décision moins commentée en avril 2019 concernant un autre arrondissement de Paris : des instructions formelles avaient été données, lesquelles consistaient en un profilage racial et social illégal à l'encontre de personnes considérées comme indésirables. Il s'agissait de personnes appartenant à des minorités ethniques ou de SDF.

J'ai essayé d'approfondir cette réflexion autour de trois axes.

Le travail que nous avons réalisé suite à la grande enquête portant sur l'accès aux droits de 2016 et sur les contrôles discriminatoires a trouvé un aboutissement intéressant dans les arrêts du 9 novembre 2016 de la première chambre civile de la Cour de cassation, et non de la chambre criminelle car cela ne relevait pas de la juridiction pénale, mais d'un contentieux en indemnisation. Ces arrêts ont reconnu et même défini la notion de contrôle discriminatoire.

En matière d'armes de force intermédiaire, nous avons obtenu quelques satisfactions, notamment à la suite de l'événement survenu à l'automne 2014 au barrage de Sivens, dans le Tarn. Au mois de novembre 2016, nous avons pris une décision, aux termes de laquelle nous avons exonéré de tout manquement le gendarme qui avait lancé la grenade qui a tué le jeune Rémi Fraisse. En revanche, nous avons mis en cause la manière dont le commandement du dispositif de maintien de l'ordre avait été assuré la veille et le jour même. Autrement dit, nous avons replacé les responsabilités. L'affaire suit son cours au pénal, le parquet a requis un non-lieu mais cette affaire illustre bien notre action en matière de déontologie de la sécurité et la façon dont nous pouvons apprécier, au regard des préceptes du code de la sécurité intérieure, le comportement professionnel d'un individu, en l'occurrence ce gendarme.

En 2017, avant les élections, nous avons travaillé sur le maintien de l'ordre à la demande de M. Claude Bartolone, alors président de l'Assemblée nationale. Après avoir œuvré de juillet 2017 à janvier 2018, nous avons remis un rapport à son successeur, M. François de Rugy, dont la commission des Lois a dû être destinataire et dans lequel nous relevions la nécessité de faire évoluer la doctrine du maintien de l'ordre. Au même moment, le ministère de l'intérieur créait un groupe de travail sur ce sujet. Ce groupe a été un peu empêché par diverses circonstances, mais je pense qu'un nouveau schéma verra le jour.

Hier, dans le cadre du collège consultatif « déontologie de la sécurité », nous avons examiné une décision-cadre que je pense publier d'ici quelques jours. Nous avons essayé de tirer toutes les leçons des droits fondamentaux dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre intervenues pendant le mouvement des gilets jaunes. Sur les 200 réclamations reçues au cours de cette période, nous en avons instruit 50 à 60 qui présentaient des éléments intéressants. Avant de prendre des décisions d'espèce, j'ai trouvé qu'il était très intéressant de tirer, sujet par sujet, les leçons de ce qui nous avait été rapporté et des images des événements, et d'analyser les situations par rapport aux prescriptions de l'état de droit. Ce projet de décision-cadre que je serai amené à publier – je pense avant la fin de mes fonctions – porte sur des interpellations préventives non légales, des contrôles d'identité déportés, sur l'usage des armes de force intermédiaire, sur le rôle joué par des unités ou des fonctionnaires qui ne sont pas spécialisés dans le maintien de l'ordre, sujet que nous avons déjà évoqué dans le rapport remis à l'Assemblée nationale au début de l'année 2018.

Passés les moments difficiles de ces dernières semaines, j'espère que l'ensemble de ces sujets ne feront plus l'objet de polémiques et que vous utiliserez ce travail comme des ressources dans le cadre de vos réflexions.

L'année 2019 a donc couronné les cinq années qui l'ont précédée. Le travail fut intense et nos modestes réalisations ont permis de déminer des situations individuelles. Les 70 à 80 % des 100 000 réclamations que nous avons reçues ont abouti, ce qui représente un apport considérable.

Nous avons traité de sujets d'importance, y compris en 2020 en raison de l'état d'urgence sanitaire. À ce titre, le Défenseur des droits s'est également attaché à des questions qui ne relèvent peut-être pas de hautes questions de philosophie juridique mais qui sont essentielles au quotidien. C'est ainsi que nous avons fait en sorte que les enfants puissent entrer avec leur mère dans les hypermarchés, que les personnes puissent payer en espèces parce qu'il est illégal d'obliger à payer par carte bancaire et que des personnes handicapées qui ne pouvaient utiliser les attestations dérogatoires de sortie dans la première période du confinement en soient exonérées.

Traiter de telles situations est le rôle des députés et des sénateurs dans leur circonscription ; le Défenseur des droits, quant à lui, ne procède pas au nom d'un mandat que le suffrage universel lui aurait accordé, mais à partir du corpus des droits fondamentaux que nous essayons d'appliquer aux situations portées à notre connaissance.

Nous avons essayé de défendre le point de vue des libertés et de l'égalité pour les personnes en situation difficile. L'année dernière, par exemple, j'ai publié un rapport sur les malades étrangers ; j'ai démontré que la maladie, qui était pourtant un des motifs possibles d'accès au séjour en France, n'assurait plus toujours cet accès et que le fait n'était absolument pas justifié.

Je terminerai en disant que nous avons concrétisé au cours de l'année 2019 le sillon tracé depuis 2014 qui se caractérise par les accents particuliers que je vous ai décrits et une donnée générale que je veux mettre en avant et qui porte sur le taux du non-recours, c'est-à-dire le fait que les personnes victimes de déni de droit ou qui pourraient l'être ont beaucoup de mal à contester et à demander l'application de leurs droits. Ainsi, en matière de discrimination, la grande enquête relative à l'accès aux droits que nous avons lancée en 2016 a montré qu'une proportion très élevée de personnes qui se sentent discriminées en fonction de leur origine mettent leurs sentiments dans leur poche et leur mouchoir par-dessus ! Le non-recours est sous-tendu par une dimension de honte que je trouve absolument épouvantable dans un régime républicain. C'est une des leçons de l'année 2019 et des six années passées.

Lorsque je suis venu devant cette commission le 2 juillet 2014, on m'avait interrogé sur la façon dont j'allais gérer le nombre très élevé de demandes. Cette année-là, quelque 60 000 dossiers avaient été traités par le Défenseur. J'avais indiqué aux députés que répondre à la situation aurait nécessité de traiter 500 000 dossiers. L'une des grandes difficultés est précisément celle-là, que l'on retrouve à bien des égards. Si les droits fondamentaux et les libertés fondamentales ne sont pas respectés pour toutes et tous, quelles que soient les différences, je crains que le sentiment d'appartenance à la République ne s'affaiblisse et qu'il ne devienne l'apanage de ceux qui n'ont pas de problèmes, voire de ceux qui sont privilégiés quant à l'accès au droit alors que de nombreuses autres personnes considèrent que la République ne tient pas à leur égard les promesses de liberté, d'égalité et de sécurité qu'elle leur a faites, que l'on soit citoyen français de longue date ou plus récent, que l'on appartienne à ce qu'on appelle la population majoritaire ou à une minorité.

Le Défenseur des droits le ressent tout particulièrement dans son travail, il l'a encore ressenti en 2019. S'il dispose de quelques moyens pour redresser la situation, seules les politiques publiques, notamment celles que la loi détermine, sont susceptibles d'apporter les réponses adaptées et les plus efficaces. C'est un enjeu très fort pour les années qui viennent et je suivrai, même si je ne suis plus Défenseur des droits, avec beaucoup de sympathie les efforts que vous produirez en ce sens, Madame la présidente, avec vos collègues.

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