J'ai été la première surprise par cette proposition de nomination, à laquelle je ne m'attendais absolument pas. Je n'y ai pas pensé, je ne me suis pas portée candidate et j'ai eu besoin d'un moment d'ajustement pour l'envisager : vais-je vraiment quitter Le Canard enchaîné ? Suis-je apte à cette fonction ? Suis-je vraiment la personne qu'il faut ? Puis j'ai fait un retour sur ma vie, sur mon premier vrai emploi, celui de conseillère d'insertion et de probation – déléguée à la probation, disait-on alors – au sein de l'administration pénitentiaire. J'y ai été, pendant plus de dix ans, sans cesse confrontée, comme mes collègues, à d'innombrables obstacles pour obtenir une chambre dans un hôtel ou une place dans un foyer de réinsertion par exemple et je m'arrachais les cheveux pour trouver un travail à nos « petits gars » – ils étaient souvent si jeunes ! –, fréquemment en démarchant les gens que je connaissais.
Puis, j'ai eu une autre chance : celle de devenir journaliste, d'abord à Libération, où l'on m'a confié les sujets de l'immigration puis de la justice. J'ai pu dépeindre mon ancien métier, dur, formidable et ignoré de tous – on me tenait, quand j'en parlais, pour une « gardienne de prison » … –, pensant que peut-être, ainsi, les gens comprendraient que ce métier est indispensable et que cela ferait avancer les choses. J'ai aussi parlé du rôle des juges de l'application des peines. J'ai beaucoup écrit sur les prisons, les centres de rétention, les sans‑papier – tous ces sujets qui nous tiennent à cœur car ils concernent des gens aux marges de la société, comme sont aux marges de la société les lieux un peu cachés que doit contrôler le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL). Ces sujets sont aussi un peu mystérieux pour ceux qui ne fréquentent pas des sans‑logis, des sans‑papiers, des prisonniers, des malades mentaux, des mineurs délinquants.
Ces sujets m'ont toujours tenu à cœur et quand je suis entrée au Canard enchaîné, il y a quatorze ans, j'ai continué de traiter de ces questions et de me bagarrer pour faire passer mes papiers sur ce peuple de l'ombre. J'ai eu beaucoup de mal à me décider à quitter ce journal. Parce qu'il vit sans publicité et sans actionnaires et n'appartient qu'à ses salariés, j'y ai appris ce qu'est l'indépendance véritable. Si vous me faites l'honneur de me nommer aux fonctions auxquelles je suis proposée, je laisserai d'ailleurs derrière moi mes parts du Canard enchaîné, qui sont incessibles : c'est la formule imaginée pour garantir son indépendance.
L'indépendance indispensable au contrôle, je l'ai apprise là, mais auparavant déjà, dans mon métier d'éducatrice, j'étais une post-soixante-huitarde assez rebelle. Si je suis nommée, j'exercerai mes fonctions avec indépendance et impartialité. Je suis consciente de l'énormité de la tâche, et je n'éprouve pas de plaisir particulier à cogner sur les administrations. J'ai horreur, en particulier, que l'on tape gratuitement sur l'administration pénitentiaire : ce n'est pas une chaîne d'hôtels qui peuvent afficher « complet, on n'entre plus », ce que ne manqueraient pas de faire les directeurs d'établissement et les surveillants s'ils le pouvaient. Comme ils ne le peuvent pas, on compte dans les prisons françaises un surveillant pour cent-dix détenus – je ne sais si l'on prend la mesure de ce que c'est –, dans des lieux où un tiers des personnes incarcérées souffrent de graves pathologies mentales. Une maladie mentale est en soi une souffrance horrible, mais être enfermé en plus ? C'est aussi une souffrance et une inquiétude pour les membres du personnel pénitentiaire, qui ne sont pas plus infirmiers psychiatriques que nous ne le sommes – et je ne pense pas que nous supporterions cela très longtemps. Des mesures ont certes été prises pour réduire la population carcérale dans le contexte de la crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid-19, mais, malheureusement, les chiffres remontent. Les maisons d'arrêt étaient pleines à craquer, jusqu'à 180 % de leur capacité ; j'ignore absolument comment les mesures de distanciation peuvent y être respectées.
Mme Adeline Hazan a promu un système de régulation carcérale qu'il faudrait vraiment mener à son terme. Le Conseil constitutionnel a donné cinq mois au Parlement pour adopter une loi permettant aux personnes placées en détention provisoire de faire respecter leur droit d'être incarcérées dans des conditions dignes ; vous allez donc y réfléchir. Quel que soit le Contrôleur général nommé, ses équipes seront à vos côtés, et peut-être légiférerez-vous, en toute logique, afin que le texte s'applique à tous les détenus.