Monsieur le ministre, le budget que vous nous présentez est effectivement exceptionnel. En votant la LPJ, nous avions adopté une loi ambitieuse prévoyant une augmentation de 300 millions par an et le recrutement de 1 260 équivalents temps plein (ETP) en 2021 ; vous nous proposez de doubler cet effort et nous nous en félicitons. Vous avez pris vos fonctions avec la mission de défendre la justice ; cela commence en lui donnant les moyens qu'elle mérite. Les crédits alloués à la justice et à l'accès au droit enregistrent une progression record, avec une augmentation de près de 7 % en crédits de paiement et de 5,5 % en autorisations d'engagement.
Pour l'aide juridictionnelle, il est prévu une augmentation de 50 millions, si bien que ce budget s'élèvera à 534 millions d'euros, montant jamais atteint à ce jour. Dans cette enveloppe, 25 millions d'euros financeront les premiers effets de la réforme de la justice pénale des mineurs et la mise en œuvre des propositions d'évolution de l'aide juridictionnelle de la commission Perben sur l'avenir de la profession d'avocat relatives à la rétribution des avocats. Cette augmentation substantielle est aussi une réponse aux propositions de nos collègues Naïma Moutchou et Philippe Gosselin. J'encourage la pleine réalisation de ces propositions concordantes ; quels axes retenez-vous, monsieur le garde des Sceaux, pour améliorer l'aide juridictionnelle ?
J'ai fait de la transformation numérique de la justice le thème central de mon avis budgétaire, la question revenant de manière récurrente et assez vive dans les débats parlementaires. Un plan doté de 530 millions d'euros lui est consacré pour la période 2018-2022. Le confinement a entraîné l'accélération de sa mise en œuvre, le numérique devenant indispensable pour assurer la continuité du service public de la justice. Après quelques difficultés d'adaptation initiales, la justice s'est pour l'essentiel organisée en déployant 1 500 ultra-portables ‑ nombre qui devra être porté à 3 500 d'ici la fin 2020 ‑, en augmentant les capacités de connexion VPN, en recourant davantage à la visioconférence et à la télé-audience, en développant, en matière pénale, la nouvelle application PLEX qui permet le transfert sécurisé de dossiers volumineux entre avocats et magistrats et en créant un outil d'aide à la reprise d'activité à la fin du confinement dont j'encourage la pérennisation et l'amélioration pour assurer le pilotage dynamique de nos juridictions.
On saluera les efforts faits récemment, mais ce rapport budgétaire est aussi l'occasion de faire un point d'étape sur les investissements réalisés et sur leur pilotage. Je souhaite, à cet égard, vous soumettre six axes prioritaires d'amélioration. D'abord, l'équipement numérique des juridictions doit être mis à niveau de manière urgente. Il convient d'accélérer la distribution d'ordinateurs portables pour en doter chaque greffier d'ici à la fin de l'année 2020 ; c'est impératif dans le contexte de crise sanitaire. D'autre part, les logiciels utilisés sont d'un autre temps, ce qui nuit à l'efficacité de la justice. Enfin, il faut investir dans des outils souverains de visio-audience de qualité au lieu que, trop souvent, les magistrats utilisent le système D et des plateformes américaines, ce qui doit absolument être évité.
Le deuxième axe de transformation doit consister à assurer la fluidité des échanges entre les acteurs du droit. Cela suppose d'accélérer et de généraliser le déploiement de la plateforme PLEX en matière civile également, et aussi de développer la visioconférence, notamment pour les audiences de mise en état. Un certain consensus s'est fait pour estimer que la vidéo-audience ne doit être utilisée pour juger que dans des circonstances exceptionnelles, mais rien ne s'oppose à l'optimisation de cet outil pour rapprocher les acteurs de la chaîne judiciaire, notamment dans le cadre des audiences de mise en état.
Le troisième axe doit être de définir des projets prioritaires. Une dizaine de chantiers de transformation numérique sont en cours, sans compter les projets dont la mise en œuvre n'est pas encore amorcée. Le ministère de la Justice a malheureusement des difficultés à respecter les coûts et les délais lors de la réalisation de grands projets informatiques. À cet égard, j'ai été surprise par les différences entre la justice pénale et la justice civile. En matière pénale, les applicatifs tels que Cassiopée fonctionnent plutôt bien, la mise en place de la procédure pénale numérique et les interconnexions avec le ministère de l'Intérieur semblent bien engagées et le projet Astria, qui vise à dématérialiser le casier judiciaire, se développe sans difficulté particulière. En revanche, la modernisation de la procédure civile semble plus difficile : les applicatifs n'étant pas accessibles à distance, les greffiers, même dotés d'ordinateurs portables comme je le préconise, ne pourraient pas travailler à distance quand leurs collègues du pénal le peuvent. Surtout, tout repose sur le projet pharaonique Portalis qui, lancé il y a six ans, peine à aboutir et dont l'enveloppe budgétaire a explosé, avec une augmentation supérieure à 65 %. Ce projet doit être redimensionné ; peut-on envisager de le mettre en pause, non pour l'abandonner mais pour le scinder en prévoyant des objectifs atteignables à court terme ?
La quatrième priorité est de dématérialiser l'aide juridictionnelle et je me félicite des engagements pris à ce sujet.
La cinquième priorité doit être de garantir l'application des dispositions de la LPJ relatives au numérique, qu'il s'agisse du dépôt de plainte en ligne – je sais que la publication d'un décret d'application est annoncée ce mois-ci – ou de la médiation et de la conciliation numériques pour les petits litiges, procédures qui peuvent bénéficier de l'essor des visioconférences. La création de la juridiction nationale des injonctions de payer (JUNIP) n'est pas encore engagée ; on a même envisagé l'abandonner. C'est pourtant un bon projet, soutenu par le Parlement, et nous devons y consacrer tous les moyens nécessaires pour le faire aboutir, quitte à le reporter ; en sera-t-il bien ainsi ?
Le sixième axe prioritaire doit être de mieux organiser la transformation numérique du ministère. Á cette fin, je proposerai en séance publique la création d'un programme « Transformation numérique de la justice » ; ainsi aurons-nous à l'avenir une vision d'ensemble des moyens qui lui sont consacrés. Je pense aussi que le Parlement pourrait être davantage informé de l'effet des dispositions qui lui sont soumises. En amont, par la présentation, avant les votes, d'études d'impact des évolutions numériques prévues précisant le calendrier et les moyens nécessaires ; cela aurait été utile avant le vote du « bloc peine », dont les dispositions ne trouvent pas toutes un écho dans les logiciels actuellement utilisés. En aval, par la communication aux parlementaires des comptes-rendus du comité stratégique que vous présidez, monsieur le ministre, et qui est chargé de piloter et de hiérarchiser les dispositions que nous votons.
J'espère que ces propositions recueilleront votre assentiment et celui de mes collègues. Nous avons vu ces derniers mois que notre justice est pleine de ressources et capable de résilience. Les efforts ne doivent pas se relâcher, singulièrement avec ce budget exceptionnel.