Intervention de éric Dupond-Moretti

Réunion du mercredi 21 octobre 2020 à 15h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux :

Madame la présidente, je découvre vos courriers, qui ne m'étaient pas parvenus ; soyez assurée que vous aurez une réponse ultra-rapide. La chronologie que vous avez mentionnée démontre du reste que mon innocence est totale.

Je vous remercie, madame Avia, pour vos aimables propos liminaires. Je partage votre point de vue sur la transformation numérique du ministère, élément essentiel de modernisation. Elle a été engagée avec le plan de transformation numérique, qui sera amplifié dans le cadre du plan de relance. Trois réalisations d'ampleur seront portées par le ministère en 2021 ; elles montrent que l'on agit bien pour le personnel du ministère et pour les justiciables. En premier lieu, le portail des juridictions, instrument de la réforme de la procédure civile dématérialisée, remplacera progressivement les huit systèmes d'information du domaine civil utilisés dans les tribunaux judiciaires. L'expérimentation des procédures devant les conseils des prud'hommes aura lieu début 2021, celle de la prise de date fin 2021. L'expérimentation du système d'information d'aide juridictionnelle, socle du projet de simplification et de dématérialisation du dispositif, commencera en mars 2021 en vue d'une généralisation à la fin de l'année. Enfin, l'expérimentation du portail des agents et des détenus débutera à la maison d'arrêt de Dijon au troisième trimestre 2021, et le déploiement national aura lieu à partir de la fin 2021.

Outre que les économies d'échelle attendues de la création de la JUNIP se révèlent beaucoup moins importantes qu'espéré pour les ressources humaines des greffes, on se heurte à des difficultés techniques majeures. Cela oblige à décaler d'un an l'entrée en vigueur de cette réforme.

En raison de la crise sanitaire, les télé-audiences ont été facilitées pour éviter aux personnes fragiles de se rendre dans les salles d'audience. Cette pratique, qui répond aux attentes des justiciables et de la justice, doit être pérennisée ; c'est un gage de modernisation pour un coût relativement faible.

Le programme Portalis vise à moderniser le service public de la justice en dématérialisant les interactions entre les acteurs de la chaîne judiciaire civile. J'en rappelle les étapes : déploiement du portail du service d'accueil unique du justiciable (SAUJ) entre le 3 décembre 2018 et le 11 avril 2019 ; portail du justiciable mis en service le 6 mai 2019 dans les arrondissements judiciaires de Lille et de Melun pour les affaires civiles, généralisation le 27 mai de la même année, lancement national le 27 août 2019 à Melun ; expérimentation de la saisine en ligne des juridictions civiles et pénales destiné aux justiciables dans les tribunaux judiciaires de Rouen et de Douai au quatrième trimestre 2020 ; expérimentation des procédures devant les conseils de prud'hommes au premier trimestre 2021.

Pour améliorer la transformation numérique, nous allons doubler le nombre d'ordinateurs portables. Le parc de matériel de visioconférences du ministère de la Justice est le plus important de ceux de tous les ministères et nous allons bientôt proposer d'utiliser cet outil dans le cadre des audiences civiles. Il ne s'agit pas d'éloigner le justiciable de la justice mais, parfois, sa présence n'est pas indispensable. Loin de l'exclure, nous cherchons à fluidifier les procédures pour économiser des énergies et gagner du temps, vous le savez.

Nous avons créé au sein du secrétariat général du ministère de la Justice un service du numérique ; il est légitime que le Parlement souhaite être informé de l'action de ce service. Le ministre pilote ce programme en présidant le comité ministériel de gouvernance du numérique, dont la prochaine réunion aura lieu dans quelques jours. Nous sommes évidemment en liaison avec la direction numérique de l'État. Si vous souhaitez que je vous fasse part plus régulièrement de l'avancement des choses, à un rythme que vous fixerez, j'en suis d'accord.

Votre première question, monsieur Questel, porte sur la crise sanitaire en milieu carcéral. J'étais hier avec les directeurs inter-régionaux, qui redoutent une nouvelle flambée de contaminations puisqu'il existe un lien direct entre surpopulation pénale et propagation du virus. J'ai salué plusieurs fois le personnel pénitentiaire, qui a été remarquable, sachant traiter les difficultés causées par le coronavirus et accrues par l'enfermement de telle manière qu'ils ont évité des mutineries comme l'Italie et le Brésil en ont connues. Je leur en suis infiniment reconnaissant.

Dès le mois de février, l'administration pénitentiaire s'est mobilisée pour éviter l'entrée et la propagation du virus dans les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) et les établissements et pour garantir la continuité du service public pénitentiaire en dépit des difficultés nouvelles qui s'ajoutaient à des conditions de détention déjà épineuses, qui appellent des efforts colossaux. La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) nous le rappelle régulièrement, la Cour de cassation l'a fait par un arrêt du 8 juillet 2020 et le Conseil constitutionnel n'a pas manqué de dire ce qui convenait. J'ai souvent souligné que l'état d'une démocratie se mesure aussi à la manière dont on détient les hommes.

Les directions inter-régionales sont extrêmement soucieuses de l'application maximale des mesures d'hygiène, de l'identification des personnes détenues vulnérables par les unités sanitaires et de la réduction des mouvements et des regroupements. Toutes les mesures sont prises pour éviter une flambée du virus. À l'annonce du confinement, les parloirs ont été suspendus ; quelques mouvements collectifs ont eu lieu qui ont été maîtrisés, et les détenus ont fait preuve d'esprit de responsabilité en acceptant ces mesures, soucieux aussi, sans doute, de préserver leurs propres familles.

Vous avez rappelé le défi que représente la surpopulation pénale. J'ai souvent exprimé mon sentiment à ce sujet. J'ai pris ma première circulaire de politique pénale à ce sujet et j'en ai longuement discuté avec les procureurs généraux. La grande difficulté, d'ordre culturel, est le recours systématique, ou à tout le moins excessif, à la détention provisoire. Les mentalités doivent changer pour que certaines peines alternatives soient prononcées. La France est championne de la détention provisoire, alors que l'on dispose de bracelets – et je rappelle, s'il en était besoin, que ne pas utiliser la détention provisoire à l'envi ne signifie en rien que les hommes ne sont pas jugés.

Je pense que les procureurs généraux feront tout pour que cette circulaire soit appliquée mais la sacro-sainte indépendance des juges du siège fait que l'on a parfois du mal à faire bouger les choses. Déjà, lors de la commission d'enquête parlementaire chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau, on disait qu'au fond il n'y avait pas d'erreur judiciaire puisque tout le monde a été acquitté, le drame étant que l'on ait à ce point utilisé la détention provisoire. Or, les mentalités ont peu évolué à ce sujet. Je voudrais vraiment faire changer les choses et toutes les bonnes volontés sont bienvenues. Aujourd'hui encore, en 2020, au pays des droits de l'homme, au pays des Lumières, des hommes dorment sur des matelas, au sol ! Je demande donc à mon administration pénitentiaire de prendre contact avec les magistrats pour tirer la sonnette d'alarme, d'autant que la jurisprudence récente nous y incite.

Je veux tout faire pour que l'ensemble des mesures alternatives à la prison soient utilisées mais, parce que j'entends parfois des cris d'orfraie, je tiens à souligner qu'il y a plusieurs délinquances. D'abord, on distingue classiquement les atteintes aux biens et les atteintes aux personnes, une différence établie par le code pénal, on l'oublie. Cette première distinction étant faite, il faut bien sûr distinguer les infractions de basse intensité, celles qui correspondent à une délinquance moyenne – étant entendu que tout est insupportable – le grand banditisme et le terrorisme. On ne traite pas tous ces actes de la même manière. Pour éviter toute ambiguïté et toute exploitation politicienne de mon propos, je précise qu'en disant qu'il faut moins incarcérer, je parle évidemment de la délinquance de basse intensité. Il va de soi que si un criminel de grand chemin est placé en détention, peu de gens pleureront, et certainement pas le ministre de la Justice. Je n'ai jamais récusé l'emprisonnement, mais il ne peut se concevoir que si, corrélativement à sa mission punitive, la prison prend le détenu en charge pour qu'à la sortie il ne récidive pas.

À ce sujet, j'observe qu'il en va pour la récidive comme pour les crimes terroristes : on s'arrête sur le crime terroriste qui a été commis, jamais sur les attentats évités. Un crime terroriste est un échec ; les attentats déjoués sont des réussites dont on peut à tout le moins se féliciter si l'on veut être objectif. Il en est de même en matière de récidive. D'abord, personne ne peut prendre à un homme sa part de liberté : même s'il a été suivi et même si la justice a fait son travail, on ne peut jamais être entièrement sûr qu'un homme ne récidivera pas, c'est une évidence pour les gens de bonne foi. De surcroît, on ne souligne jamais combien de détenus ont été sauvés par les SPIP, on ne parle jamais de tous les gamins qui ne sont pas allés en prison et qui ont été sauvés parce qu'ils sont allés dans un centre éducatif fermé ou qu'ils ont été suivis par la PJJ – mais il suffit d'un dérapage pour que l'on se braque sur ce dérapage.

Je le redis, pour tout ce qui est délinquance de basse intensité, je souhaite que l'on n'enferme pas les gens. La prison est criminogène ; nous pourrions tous nous accorder à ce sujet, parce que tout le montre. S'il suffisait, pour éradiquer la délinquance, d'emprisonner et de cogner fort, on le saurait depuis des siècles. Il est facile de s'en tenir aux vieilles recettes et de dire qu'il suffit de taper fort pour que tout s'arrête, mais ce n'est pas vrai. Quand on met des gamins en prison, ils en sont presque heureux car c'est leur donner des galons. Procédons autrement : regardons-les différemment, éduquons-les, donnons-leur la culture qui leur manque parfois. Rappelons-nous aussi que la justice arrive « en bout de course » : beaucoup de choses ont eu lieu auparavant.

Je suis, monsieur le rapporteur, d'accord avec vous sur toutes ces questions, mais il faut parfois remettre les pendules à l'heure. Quand on me dit que la justice est « insupportablement laxiste », je perçois l'arrière-plan politicien de ce discours absolument mensonger. Qui regarde les chiffres objectivement voit que la durée des peines de prison augmente depuis des années, la courbe des détentions le montre, et là est la réalité. Cela peut signifier que la société demande davantage de répression. Tout cela demande à être analysé avec beaucoup de nuances mais la réalité arithmétique est celle-là : une sévérité croissante.

Nous faisons un effort important pour améliorer la situation des Outremers. J'ai mentionné la prochaine livraison du centre de détention de Koné, et je tiens à rassurer M. le député Dunoyer sur notre engagement à l'égard de son territoire, à Koné comme à Nouméa.

La question de l'aumônerie pénitentiaire prend tout son sens aujourd'hui, et je suis prêt à travailler avec vous sur ce sujet. Il y a aucune raison que dans la loi à venir on envisage tous les aspects du séparatisme sans évoquer le terrain pénitentiaire. Bien entendu, tout aumônier séparatiste doit être viré ; le terme est familier mais il est net. Certains détenus sont en demande de religieux ; c'est pourquoi l'aumônerie est nécessaire : s'il n'y en a pas, je crains qu'ils ne se tournent vers l'islamiste radical logé deux cellules au-dessus de la leur. Il faut donc veiller à un équilibre.

J'aurais aimé, monsieur Hetzel, que nous nous rencontrions pour évoquer ensemble les questions dont vous avez traitées et je vous y ai invité, mais vous ne l'avez pas souhaité.

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