Intervention de Christophe Euzet

Réunion du mercredi 18 novembre 2020 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristophe Euzet, rapporteur :

Je commencerai par remercier la présidente de la Commission, qui a tout de suite manifesté de l'intérêt à l'égard de ma proposition de loi, déposée il y a un an et demi. J'aimerais également exprimer ma gratitude au groupe Agir ensemble et à son président, Olivier Becht. Tous sont convenus de l'intérêt du texte. Je remercie les orateurs des groupes qui ont participé aux auditions, notamment Jean-Pierre Pont, Vincent Bru et Paul Molac, ainsi que les personnes que nous avons entendues. Enfin, je remercie les groupes d'avoir accepté le recours à la procédure d'examen simplifiée.

Le texte a pour objet la promotion de la France des accents, par la modification de deux articles de loi, l'un du code pénal, l'autre du code du travail. Certes, nous pourrions débattre de l'opportunité du calendrier, et faire semblant de nous interroger à ce sujet. Toutefois, même si nous sommes très occupés par l'examen d'une multitude de textes, notre règlement réserve des niches parlementaires aux groupes minoritaires et d'opposition. Que nous soyons en mesure de débattre d'autre chose que des grands sujets qui nous préoccupent me semble être un signe de bonne santé démocratique.

En outre, la présente proposition de loi est loin d'être un gadget. Je connais le problème depuis longtemps. Elle fait écho à mon expérience de député, ayant eu le plaisir de constater, en siégeant à l'Assemblée nationale, que le Français se décline dans de multiples consonances.

De quoi parlons-nous ? De discrimination. Ce traitement inégalitaire, sur la base d'un critère considéré comme arbitraire, est contraire aux valeurs de la République, notamment l'égalité et la liberté. Dans de nombreux domaines, nous luttons précisément contre les discriminations, de façon tout à fait légitime. Que signifie une discrimination par l'accent ? Elle consiste à accorder un traitement différencié à quelqu'un qui a la même maîtrise grammaticale, lexicale et syntaxique de la langue que les autres, mais qui la prononce avec des intonations différentes. Elle consiste à le railler, à le moquer, voire à le discriminer notamment au cours de la vie professionnelle ou des études.

Avant de poursuivre, j'aimerais formuler deux précisions. Tout d'abord, le texte ne porte pas sur les langues régionales. Cette préoccupation légitime, dont nous avons eu l'occasion de débattre et dont nous débattrons à nouveau, ne m'occupe pas ici. Ensuite, le texte vise à promouvoir tous les accents, toutes les intonations que l'on peut entendre dans notre pays : accent du Sud, accent de l'Ouest, accent de l'Est, accent du Nord, accent des îles – je crains d'en oublier. Chacun comprendra que je place à part l'accent du Sud, qui m'habite. J'ai d'ailleurs une pensée émue pour mes défunts grands-parents, originaires de Sète, du côté paternel, et de Perpignan, de Catalogne, du côté maternel. En dépit de leur accent méditerranéen très prononcé, ils avaient la France chevillée au corps, et même cousue au cœur, comme le ruban de Manon des Sources à la poitrine d'Ugolin.

De telles discriminations, dans un pays qui s'honore de lutter contre les discriminations sous toutes leurs formes, passent inaperçues. Dans la sphère d'expression publique, dans les métiers exigeant une prise de parole publique, il existe une centralisation très nette de la prononciation de notre langue. Animateur de télévision ou de radio, présentateur, comédien, haut fonctionnaire, responsable politique, avocat, intellectuel : tout ce qui a trait, de près ou de loin, à la culture, à l'esprit, au savoir et au pouvoir est complètement uniformisé en matière de prononciation de la langue.

Questionnement : que se passe-t-il ? Les gens porteurs d'un accent seraient-ils moins doués que les autres ? Intériorisent-ils leur accent au point de s'interdire d'embrasser certaines carrières ? Sont-ils discriminés sur la base de leur accent ? Pratiquent-ils la dissimulation en perdant leur accent pour accéder aux postes que j'évoquais à l'instant ? Nous disposons de données chiffrées pour évaluer le phénomène. Un Français sur deux a un accent. Environ un Français sur quatre s'est déjà senti raillé pour son accent. Et 16 % des Français disent avoir été discriminés dans leur emploi ou dans leur carrière parce qu'ils prononcent le français avec des intonations un peu dissonantes ; ce chiffre atteint 36 % parmi les cadres, ce qui me semble édifiant. Cette discrimination est assumée par ceux qui la pratiquent. Ils n'ont pas le sentiment de commettre un acte illégitime, ni illégal. Le phénomène est massif, et pourtant il est ignoré. Il n'est pas aussi anodin qu'on pourrait le croire.

L'objectif de la présente proposition de loi est modeste. Il s'agit de provoquer un changement de mentalités, de faire évoluer les consciences sur une question de société. Ces discriminations quotidiennes ont des conséquences, qui sont souvent sous-évaluées. Elles sont d'abord d'ordre individuel. Elles font ressentir un certain mépris géographique et social, pouvant nourrir un sentiment de culpabilité, suggérant que l'on serait né dans la mauvaise région ou dans le mauvais milieu social, et un sentiment de dévalorisation plaçant certaines catégories de personnes en situation de honte par rapport à ce qu'elles sont. Finalement, on renonce, bon gré mal gré, à prétendre à certaines fonctions, ou on adopte l'attitude inverse, qui consiste à perdre son accent, à abandonner ce que l'on est, à perdre une part de son identité, mû par le sentiment qu'il faut se renier pour réussir. Il est rare, à ma connaissance, que les victimes d'une discrimination soient tenues de s'y adapter.

Les conséquences de cette discrimination sont aussi sociales – c'est là le motif essentiel du texte. Certaines sont à peine visibles : le pays se prive d'une part de ses richesses en ne puisant pas dans sa diversité, et d'une part de son rayonnement en raillant les Français, et plus généralement les francophones du monde entier, qui parlent français avec des consonances particulières, au lieu de s'en réjouir. D'autres sont bien visibles, notamment la difficulté d'identification à la parole publique qui peut en résulter. Certains de nos concitoyens ne se sentent plus représentés, car ils peinent à s'identifier à la sphère d'expression publique. La crise des « gilets jaunes » que nous avons traversée il y a un an et demi atteste, me semble-t-il, de la véracité de mon propos. Cet état de fait suscite des moqueries en retour, que l'on peut comprendre mais dont on ne peut se réjouir.

Les dispositions du texte sont simples. Il s'agit d'insérer l'accent dans la liste des motifs de discrimination interdits par la loi. L'objectif ultime est de provoquer une prise de conscience, selon une démarche similaire à celle adoptée contre les discriminations à l'égard des femmes, des homosexuels, des minorités visibles et des handicapés, en faisant reconnaître cette discrimination comme telle. Il s'agit de combler un vide juridique, de boucher un angle mort du droit, de dresser un feu rouge, qui permettra certes de sanctionner – tel n'est pas l'unique objet de cette proposition de loi, contrairement à ce que j'ai lu ça et là –, mais surtout de mettre un terme à certaines pratiques. Le texte permettra de faire du testing, d'assurer un suivi statistique et, le cas échéant, de sanctionner les comportements anormaux. Il constitue la première pierre d'un édifice dont la construction se poursuivra dans d'autres cadres, notamment le projet de loi sur l'audiovisuel, au moyen duquel il serait heureux, me semble-t-il, d'inviter les grands médias à recourir à la diversité des consonances de notre pays.

Enfin, ce texte vise également, de façon assez surprenante, à promouvoir le français. Au sein d'un pays donné, la langue se renouvelle par la pratique des cuisines, par les pratiques populaires. Elle tend à se régénérer par en bas. Si une élite autocentrée se coupe de ceux qui viennent d'en bas et nourrit le renouvellement de la langue à la mamelle des langues étrangères, nous vivrons dans un Français de plus en plus anglicisé, dont j'imagine que nous reparlerons « ASAP », comme on a pris l'habitude de le dire.

Je conclurai mon propos en empruntant à Schopenhauer, qui n'avait pas le français en partage, le constat que toute vérité franchit trois étapes : d'abord, elle est ridiculisée ; ensuite, elle subit une forte opposition ; puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. Je gage que nos débats nous ferons passer directement à la troisième étape !

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