Intervention de éric Dupond-Moretti

Réunion du mardi 24 novembre 2020 à 18h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice :

Je suis particulièrement heureux de me trouver parmi vous afin de présenter le projet de loi relatif au Parquet européen et à la justice pénale spécialisée. Il s'agit d'un projet ambitieux, d'une part, en ce qu'il apporte un nouveau et important développement à la construction européenne, et, d'autre part, en ce qu'il vise à améliorer le fonctionnement de la justice spécialisée, notamment en matière de protection de l'environnement. Ce projet de loi permet des progrès dans deux domaines particulièrement chers à cette assemblée et à sa majorité : l'Europe et l'écologie.

Le volet européen de ce texte adapte, en son titre Ier, notre législation au règlement du Conseil européen du 12 octobre 2017, qui a prévu la création d'un Parquet européen. La mise en place effective de celui-ci est historique, car c'est un chantier commencé il y a plus de vingt ans qui trouve sa consécration. La France, depuis toujours motrice dans la construction de l'espace judiciaire européen, peut s'enorgueillir d'avoir joué un rôle important dans la conception et l'organisation du Parquet européen, qui mêle ambition européenne et préservation de la souveraineté nationale.

Le Parquet européen sera compétent en matière de fraudes portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. Dans son étude d'impact, la Commission européenne estimait ces fraudes, qui présentent un fort caractère transnational, à 3 milliards d'euros par an. Cela inclut toutes les fraudes au budget de l'Union, y compris les fraudes dites « carrousels à la TVA » contre lesquelles les poursuites sont aujourd'hui difficiles et en réalité peu efficaces.

L'échelon central du Parquet européen siège à Luxembourg. Il est dirigé, depuis le mois de septembre, par Mme Laura Codruţa Kövesi, qui s'est illustrée par son combat contre la corruption en Roumanie et que l'Assemblée nationale a récemment auditionnée. Ce procureur sera assisté de vingt-deux procureurs – un par État membre participant. Le Parquet comporte également un échelon décentralisé : dans chaque État, des procureurs européens délégués (PED) dirigeront les enquêtes et pourront engager des poursuites sous l'autorité de l'échelon central. En France, nous avons, pour le moment, prévu de nommer cinq de ces procureurs, dont le recrutement interviendra dans la foulée de l'adoption du projet de loi.

Afin de leur permettre d'exercer leur mission, ce texte modifie le code de procédure pénale, le code de l'organisation judiciaire et le code des douanes. Ces modifications ont deux objets majeurs. Le premier consiste à garantir une totale indépendance aux procureurs européens délégués, puisqu'ils ne pourront recevoir d'instructions que du Parquet européen. Aucune directive ne pourra leur être donnée par le ministre de la justice ni par un procureur général.

Le second objet de ces modifications est de permettre la conduite de leurs investigations et l'exercice de leurs poursuites devant les juridictions françaises. Les procureurs européens délégués disposeront des mêmes prérogatives qu'un procureur de la République, mais également – et c'est plus novateur – de certaines prérogatives d'un juge d'instruction, le cas échéant sous le contrôle du juge des libertés et de la détention (JLD). Le procureur européen délégué pourra ainsi procéder à des mises en examen, mais il devra obtenir l'autorisation du JLD pour assigner à résidence et, bien sûr, placer en détention provisoire.

Certaines craintes se sont exprimées d'un risque de perte de souveraineté lié au fait qu'un parquet siégeant à Luxembourg pourrait diriger des enquêtes pénales en France. Ces craintes sont infondées. Dans l'avis rendu le 23 janvier dernier sur ce texte, le Conseil d'État a abordé cette question importante et légitime. La haute juridiction a considéré, en particulier, que l'introduction du Parquet européen dans notre droit n'appelait pas de révision constitutionnelle. J'ajoute que les affaires qui seront diligentées sous la direction du Parquet européen seront jugées par des juridictions françaises, par des juges du tribunal et de la cour d'appel de Paris. De même, les enquêtes seront menées par les services de police judiciaire, ce qui doit dissiper toute crainte d'entorse à notre souveraineté.

Certains craignent aussi que ce nouveau parquet, au vu des pouvoirs dont il sera doté, soit un premier pas vers la remise en cause du juge d'instruction. Laissons ces craintes de côté ! Le Parquet européen doit être pris pour ce qu'il est : une adaptation en droit français d'une nouveauté européenne. Rien de plus, rien de moins !

Le second volet du projet de loi a trait à la justice pénale spécialisée. Il consolide l'efficacité et la cohérence des dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée, la délinquance économique et financière et les atteintes à l'environnement. Afin de mieux prendre en considération l'expertise des parquets spécialisés, l'exercice de leurs compétences sera facilité. Ce dispositif permettra également de résoudre les conflits de compétences de manière efficace. Les compétences du parquet national antiterroriste (PNAT) seront renforcées, en particulier en matière d'entraide avec la Cour pénale internationale (CPI). Celles du parquet national financier (PNF) seront étendues à des pratiques anticoncurrentielles délicates à traiter pour des juridictions locales.

La question des atteintes à l'environnement figure parmi les points majeurs de ce renforcement de la justice pénale spécialisée. Vous connaissez l'ambition du Président de la République : la protection de l'environnement est certainement le combat de notre génération, celui qui motive nos enfants et pour lequel ils nous interpellent à juste titre. Le ministère de la justice veut prendre toute sa part dans le combat pour l'écologie. Dans ce domaine, je l'avoue, nous disposons d'une marge de progression importante. La faiblesse du contentieux environnemental a été mise en lumière dans un rapport conjoint de l'inspection des services judiciaires et du conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), l'année dernière : il représente 1 % des condamnations pénales et 0,5 % des condamnations civiles. Ces chiffres ne rendent compte ni de la réalité de cette délinquance ni des attentes des Français.

Le texte qui vous est soumis est un premier pas, une première marche pour améliorer les choses. Certaines dispositions de fond, relatives en particulier à la création de nouvelles infractions et à une aggravation substantielle des peines encourues, n'ont pu, pour des raisons procédurales, y trouver place. J'en prends acte. Cela n'affecte ni ma vision globale, ni, surtout, mes ambitions. Je souhaite un renforcement global du dispositif pénal en matière de droit de l'environnement, du stade de l'enquête à celui de la répression, en portant une attention particulière à la prévention et à la réparation. Il nous faut de meilleures incriminations, des sanctions dissuasives, une justice mieux organisée et mieux équipée pour s'assurer de l'effectivité de ses décisions, et des enquêteurs opérationnels, coordonnés, efficaces. C'est ce que je vous propose dès ce texte aujourd'hui, et plus tard avec celui mettant en œuvre les propositions de la Convention citoyenne pour le climat.

Dans ce contentieux assez technique, il faut une meilleure spécialisation des juridictions. On y pense depuis longtemps puisque des propositions avait été faites dès 2013 ; je vous propose de le faire enfin en créant, dans chaque cour d'appel, une véritable juridiction spécialisée avec, outre un pôle dédié au niveau des parquets déjà adopté par le Sénat, une nouveauté sous la forme d'une juridiction civile spécialisée en matière de préjudice environnemental notamment. Il faut, en effet, que le même juge soit compétent pour prévenir les atteintes à l'environnement, les sanctionner et ordonner leur réparation dans un cadre pénal comme civil. Ces juridictions doivent pouvoir compter sur des enquêteurs spécialisés. C'est pourquoi nous souhaitons conférer le statut d'officier de police judiciaire à des inspecteurs de l'office français de la biodiversité (OFB), qui pourront ainsi pleinement participer aux enquêtes et rendre celles-ci plus efficaces.

Si vous l'acceptez, nous allons également créer une nouvelle réponse judiciaire, plus rapide, ciblant la réparation du préjudice occasionné et responsabilisant les entreprises : une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) en matière d'écologie. Ce dispositif a fait ses preuves dans la lutte contre la corruption ; je vous propose d'ailleurs de l'élargir au blanchiment de corruption. Il permet en particulier de prononcer, pour les personnes morales, des peines d'amendes substantielles, jusqu'à 30 % du chiffre d'affaires annuel. Il permet surtout de s'assurer, sous contrôle judiciaire, des modalités de la réparation du préjudice écologique. Ce n'est que si celle-ci est satisfaisante que le procureur suspendra définitivement les poursuites. C'est bien là le plus important.

Le Gouvernement complétera ce projet de loi afin de tirer les conclusions de la décision du Conseil constitutionnel n° 2020‑858/859 QPC du 2 octobre 2020 sur un autre sujet qui m'est cher : la possibilité d'un recours judiciaire pour les personnes en détention provisoire qui considèrent leurs conditions de détention indignes. Je l'ai déjà évoqué avec certains d'entre vous : au regard de la sensibilité et de la technicité juridique qu'appelle cette évolution, j'ai formulé une demande d'avis auprès du Conseil d'État. Je serai en mesure de vous proposer un amendement juridiquement solide lors de l'examen du projet de loi en séance publique.

L'article 11, enfin, crée une peine complémentaire d'interdiction de paraître dans les réseaux de transports publics, afin de sanctionner les personnes ayant commis des infractions graves ou répétées dans les transports en commun. Il s'agit de la reprise, sous une forme améliorée car plus proportionnée, d'une disposition déjà adoptée par le Parlement dans la loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités, dite « loi LOM », mais censurée en tant que cavalier par le Conseil constitutionnel. Cette disposition comble une lacune. Le Conseil d'État a d'ailleurs rappelé que la loi n'assurait pas « avec sécurité juridique la possibilité légale de prononcer cette peine lorsque les faits ont été commis dans des véhicules roulants ».

En conclusion, en créant le Parquet européen, ce projet de loi permet à la France de se conformer à un engagement européen qu'elle a porté avec force depuis plus de vingt ans. Améliorer le fonctionnement de notre justice pénale au regard du traitement des contentieux spécialisés les plus complexes, particulièrement en matière d'atteinte à l'environnement, c'est répondre à l'un des défis majeurs de notre époque. Nous nous proposons de les relever avec vous, dans le cadre de ce débat qui, j'en suis sûr, permettra à chacun de mesurer la force de nos propositions et de les enrichir le cas échéant.

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