Intervention de Jean-Félix Acquaviva

Réunion du mercredi 31 mars 2021 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Félix Acquaviva, rapporteur :

La Corse est en proie à un phénomène de spéculation immobilière et foncière qui met en péril la possibilité, pour ses habitants, notamment les plus jeunes et les familles aux revenus médians, de s'y loger décemment, d'y vivre paisiblement et de s'y projeter durablement.

Je ne citerai que quelques chiffres : le taux de résidences secondaires en Corse, qui avoisine les 30 %, est trois fois supérieur à la moyenne nationale. Certaines villas, proches du littoral, peuvent se vendre jusqu'à 30 000 euros du mètre carré et se louent facilement 10 000 ou 20 000 euros par semaine, parfois bien plus, en haute saison. Quand on sait que le revenu médian en Corse approche les 20 000 euros annuels, ce qui est inférieur de 11 à 18 % à la moyenne nationale, on mesure l'indécence de telles transactions qui aggravent les inégalités au sein de la société insulaire.

En raison du déséquilibre entre l'offre et la demande de logements induit par cette situation et de la dynamique des prix qu'elle entretient, le coût des terrains à bâtir a connu une inflation trois fois supérieure à la moyenne nationale. Ainsi, le droit au logement est, dans les faits, largement remis en cause. Le prix des terrains n'est pas de nature à encourager la construction de logements sociaux et dans plusieurs zones, en particulier près du littoral, là où se trouvent les emplois, une grande partie des ménages ne peut accéder à la propriété pour des raisons financières.

La dynamique exponentielle à l'œuvre est mortifère et pousse dos au mur la majorité des habitants qui ont choisi de vivre toute l'année en Corse. Les résidences secondaires se vendent à prix d'or dans certains endroits très prisés, l'extrême sud, la Balagne, la rive sud d'Ajaccio, ce qui fait exploser les prix du foncier à bâtir, et par conséquent des résidences principales. La tendance gagne toutes les zones de l'île, jusqu'aux territoires ruraux et montagneux. Enfin, la viabilité économique des logements sociaux, du fait de prix du foncier de base exorbitants, est remise en question.

Enfin, la hausse des impôts de succession, touchés par la valeur spéculative des transactions, entraînera une dépossession massive des insulaires, surtout dans le contexte corse, marqué par un désordre foncier comparable à celui de la Martinique et non encore résolu. Des milliers de familles modestes ou à revenus moyens, qui régularisent leur succession afin de titrer des biens dont le dernier propriétaire connu est, très souvent, décédé avant 1900, devront vendre leur patrimoine hérité, faute de disposer des liquidités suffisantes pour payer l'impôt, lequel dépendra d'une valeur moyenne de transaction très nettement sublimée. Ce faisant, ils contribueront malgré eux à alimenter la bulle spéculative. Cette situation commande d'adopter rapidement les mesures prévues par cette proposition de loi mais aussi d'adapter la fiscalité afin qu'elle ne soit pas confiscatoire et permette d'éviter la dépossession annoncée. Ce débat, cependant, est de portée constitutionnelle et nécessite d'inscrire la Corse dans le texte suprême, ce qui ne se fera pas avant cinq ou dix ans. Or, il y a urgence. Nous devons agir hic et nunc, ici et maintenant. Les fractures économiques, sociales, territoriales et morales sont immenses. La rupture d'égalité est manifeste : les insulaires ont des difficultés pour accéder au logement, à la propriété et à l'emploi, mais aussi pour créer une activité économique du fait de l'absence de maîtrise foncière.

Le caractère d'île-montagne, en termes topographiques et géographiques, et la situation que je viens d'évoquer, accentuent la rupture d'égalité par la rareté foncière aiguë qui en découle. Ce constat est largement partagé. Il n'est l'apanage d'aucun clan et d'aucune majorité politique. Le Président de la République lui-même a reconnu, lors du discours qu'il a prononcé à Bastia le 7 février 2018, que le logement était devenu un problème endémique sur l'île, trop de personnes ne pouvant s'y loger décemment, notamment les jeunes.

Aucun des représentants des trois ministères que j'ai entendus dans le cadre de mes travaux, pas plus que les autres personnes auditionnées, n'ont remis en cause ce constat alarmant ni le grave péril qui menace la Corse, bien au contraire.

J'ai bien conscience que le chemin juridique dans lequel s'engage cette proposition de loi est étroit mais il convient d'agir vite, de manière proportionnée, à droit constitutionnel constant, tant la situation est urgente. Dans la Constitution, la Corse est encore considérée comme une simple collectivité à statut particulier au sens de l'article 72. C'est une situation peu cohérente, au regard de la spécificité géographique, historique, linguistique et culturelle de ce territoire au sein de la République mais aussi de l'organisation institutionnelle singulière dont elle bénéficie depuis 1982. Le projet de loi constitutionnelle qui devait être discuté en 2018 faisait entrer la Corse dans la Constitution. Son abandon, dans les circonstances que l'on connaît, ne facilite pas le développement de solutions appropriées et spécifiques aux problématiques de l'île, en particulier foncières. Cependant, nous ne pouvons pas nous contenter des outils de droit commun invoqués par le Président de la République, comme les documents d'urbanisme ou la simplification des procédures. Ils ne suffisent pas pour combattre les mécanismes en œuvre et les forces parfois occultes, qui ont intérêt à spéculer sur le terreau de cette île de beauté préservée en Méditerranée. Trois ans après le discours de Bastia, rien n'a changé. La situation est beaucoup trop grave pour que nous puissions attendre une hypothétique prochaine révision constitutionnelle.

Par cette proposition de loi, je vous propose de répondre, à droit constitutionnel constant, au problème du foncier, dans les articles 1er à 3, et à celui des compétences normatives de la collectivité de Corse, à l'article 4. J'ai eu à cœur de tenir compte des remarques qui m'ont été faites tout au long des nombreuses auditions que j'ai menées. Je défendrai donc des amendements pour réécrire les articles 1er et 2 afin d'en renforcer l'efficacité, la solidité juridique et l'opérationnalité.

L'article 1er prévoit d'instaurer à titre expérimental, pour cinq ans, un droit de préemption spécifique au profit de la collectivité de Corse, sur le fondement de l'article 37-1 de la Constitution. Conformément à l'objet de la proposition de loi, ce droit ne concernerait que les aliénations à titre onéreux supérieures à un certain montant. Un décret en Conseil d'État, pris après avis de l'Assemblée de Corse, déterminerait le seuil, exprimé en prix au mètre carré, à partir duquel le droit de préemption pourrait s'appliquer dans les zones concernées. Pour couper court à d'éventuelles craintes, précisons que l'exercice de ce droit ne concurrencerait pas les droits de préemption qui existent pour les autres collectivités.

Cet article se justifie tout d'abord par le fait que la collectivité élabore le plan d'aménagement et de développement durable de Corse (PADDUC) avec lequel les schémas de cohérence territoriale (SCOT), les plans locaux d'urbanisme (PLU) et les plans locaux d'urbanisme intercommunaux (PLUI) doivent être compatibles. Par ailleurs, les communes et les intercommunalités n'ont pas du tout les moyens financiers, en Corse, de rendre efficace un droit de préemption urbain, si du moins elles le détenaient car 80 % ne peuvent l'exercer en l'absence de PLU approuvé. En effet, les valeurs immobilières sont exponentielles tandis que les budgets restent très étriqués, pour différentes raisons – communes de petite taille, très faible densité démographique, faiblesse des revenus de la population, poids surdimensionné du budget de la collecte et du traitement des déchets. Par ailleurs, la collectivité de Corse est la seule, de dimension régionale, dotée de la clause de compétence générale. Elle est, à ce titre, un acteur institutionnel incontournable, partenaire des communes et des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à travers ses fonds dédiés : règlements d'aides aux communes, fonds de territorialisation, fonds Montagne etc.

Il ne sert à rien de créer un droit de préemption si son titulaire n'a pas les moyens d'en user. Aussi l'article 2 permet-il à l'Assemblée de Corse de créer une taxe sur les résidences secondaires assise sur la valeur vénale réelle du bien considéré. Le produit de cette taxe lui reviendrait et plusieurs garde-fous sont prévus pour qu'elle ne frappe pas aveuglément les patrimoines familiaux ou les propriétaires modestes. Les résidences dont la valeur vénale est inférieure à un certain seuil ne seraient pas concernées. Par ailleurs, l'Assemblée de Corse pourra prévoir des exonérations sur critères sociaux ou des modulations au niveau communal à partir d'autres critères, fixés dans l'article. L'amendement de réécriture globale que je vous proposerai vise à ce qu'un décret soit pris en Conseil d'État, après avis de l'Assemblée de Corse, pour déterminer les modalités pratiques de la mise en œuvre de cette taxe, notamment le seuil, exprimé en prix au mètre carré, au-delà duquel celle-ci s'applique.

L'article 3 prévoit de créer, via le PADDUC, des zones sans activité de grande distribution et de location de meublés touristiques de type AirBnb. L'aménagement du territoire doit d'abord répondre aux besoins de la population locale, qu'il s'agisse de logements ou d'activité économique. Dès lors, il est important que les documents d'urbanisme permettent de répondre à ces besoins en excluant certaines activités de certaines zones. Le phénomène de résidentialisation secondaire tel qu'il s'est développé dans l'île altère non seulement le besoin impérieux de logement permanent mais aussi l'impératif de bonne gestion des deniers publics, au regard du surcoût lié au nécessaire dimensionnement des réseaux supportés par les communes et la collectivité de Corse – routes, eau, assainissement, électrification, dépenses de secours et d'incendie – proportionnés à l'accroissement saisonnier du nombre de touristes et au mitage provoqué par le phénomène.

Enfin, l'article 4 traite des compétences normatives de la collectivité de Corse, à laquelle il ouvre une faculté d'adaptation législative à titre expérimental. Lorsque des dispositions législatives présentent, pour l'exercice de ses compétences, des difficultés d'application liées aux spécificités de l'île, la collectivité de Corse peut demander à expérimenter des mesures qui relèvent de ce champ.

L'article L. 4422-16 du code général des collectivités territoriales confère déjà à la collectivité de Corse la capacité de proposer la modification ou l'adaptation des dispositions réglementaires ou législative qui la concernent. Cependant, ces dispositions sont, dans la pratique, restées lettre morte même si vous me direz qu'au bout du compte, une loi n'est pas nécessaire pour écrire un courrier au Parlement ou au cabinet du Premier ministre. Le constat que je dresse ne donne pas lieu à polémique : il est partagé par de nombreux juristes. Je souhaite que cet article permette de mettre fin à la situation absurde qui veut que, quarante après le premier acte de la décentralisation, la Corse soit encore laissée à l'écart de la détermination des règles qui la concernent.

Cette proposition de loi, assurément, s'inscrit dans un certain contexte législatif. Dans quelques mois, notre assemblée examinera le projet de loi dit 4D dont l'un des D vaut pour « Différenciation ». Le moment est peut-être venu de reconnaître que l'égalité formelle, l'égalitarisme, est souvent la source des plus grandes inégalités et injustices.

Nous devons à tous les Corses, ceux d'origine et ceux d'adoption, qui choisissent d'y vivre toute l'année, de contrecarrer le scandale de la spéculation foncière et immobilière. Voulons-nous que les insulaires n'aient le choix qu'entre partir, être dépossédés ou devenir des indiens dans la réserve ? Voulons-nous vraiment envoyer le signal que la démocratie et le droit sont impuissants et sourds aux préoccupations légitimes des insulaires quand elles sont démocratiquement exprimées, à une large majorité, à intervalles réguliers, depuis des années ? Ce ne serait ni juste ni de très bon augure quand on connaît l'histoire de ce pays ainsi que le lien charnel et culturel profond qu'ont les insulaires à leur terre. Nous avons la responsabilité et le devoir d'agir. Je vous invite à passer de la parole aux actes. Tel est le sens du texte soumis à l'approbation de la commission des Lois. La Corse et les Corses nous regardent et espèrent : ne décevons pas leurs attentes.

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