Intervention de Charles de Courson

Réunion du mercredi 31 mars 2021 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCharles de Courson, rapporteur :

À titre liminaire, je vous remercie de m'accueillir à la commission des Lois. Élu depuis vingt-huit ans, je suis un habitué de la commission des finances qui, par nature, est l'enceinte privilégiée des discussions budgétaires et fiscales, notamment lors de l'examen des projets de loi de finances. La proposition de loi que j'ai déposée il y a près de quatre ans et qui nous réunit ce matin relève du niveau organique, ce qui explique la compétence de votre commission.

Cette proposition de loi organique poursuit un objectif très clair : limiter le recours aux dispositions fiscales rétroactives. Avant de détailler le contenu de ce texte et les raisons qui m'ont poussé à le présenter dans le cadre de la journée réservée de mon groupe, je tiens à rappeler quelques éléments de définition de la rétroactivité fiscale, afin de préciser les trois réalités que recouvre cette notion.

Premièrement, la « petite rétroactivité », ou « rétrospectivité », correspond au principe selon lequel les dispositions fiscales prévues par la loi de finances pour l'année N+1 s'appliquent à l'ensemble des opérations réalisées au cours de l'année N. Concrètement, les modifications du taux ou de l'assiette de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt sur les sociétés prévues par la loi de finances promulguée à la fin de l'année N s'appliquent aux revenus et bénéfices intervenus au cours de l'année N, soit antérieurement à l'entrée en vigueur de ces modifications. Il ne s'agit pas formellement d'une rétroactivité dans la mesure où l'entrée en vigueur de la loi de finances intervient en pratique quelques jours avant la date à laquelle est réalisé le fait générateur de l'impôt, qui correspond pour l'impôt sur le revenu au 31 décembre de l'année N, pour l'impôt sur les sociétés à la clôture de l'exercice annuel, et pour la taxe sur la valeur ajoutée à la date de livraison, s'il s'agit d'un bien, ou à la date de paiement, s'il s'agit d'un service.

Deuxièmement, la « grande rétroactivité » ou « rétroactivité juridique » se caractérise lorsque les dispositions fiscales s'appliquent à des faits générateurs d'imposition qui sont déjà intervenus au moment où elles entrent en vigueur.

Troisièmement, la « rétroactivité économique » – la plus subtile – correspond à la modification pour l'avenir des règles fiscales sous l'empire desquelles les contribuables ont fondé leurs décisions économiques, décisions qui sont donc antérieures à la modification de ces règles. Bien que ces mesures fiscales modificatives n'emportent pas d'effet rétroactif au sens strictement juridique, elles peuvent bouleverser les bases de calcul microéconomiques sur lesquelles se sont appuyés les particuliers ou les entreprises afin de déterminer leur choix d'épargne, d'investissement ou de production. Ces évolutions font donc brutalement évoluer les règles applicables à des situations en cours.

Pour illustrer cette « rétroactivité économique », permettez-moi de prendre un exemple concret, qui a d'ailleurs fait l'objet d'un contentieux devant le Conseil d'État. La loi de finances pour l'année 2000 a brutalement supprimé un crédit d'impôt en faveur des entreprises créatrices d'emplois, lequel avait été instauré pour une durée initiale de trois ans par la loi de finances pour 1998. Certes, cette abrogation ne valait que pour l'avenir, mais elle a complètement déstabilisé des entreprises qui avaient choisi de recruter du personnel en pensant de bonne foi pouvoir ainsi bénéficier d'un avantage fiscal sur une durée de trois ans, soit jusqu'au 1er janvier 2001. Le Conseil d'État, dans sa grande sagesse, a donné raison à l'entreprise requérante et tort au ministère des finances, en estimant à juste titre que cette abrogation anticipée avec effet immédiat avait méconnu les « effets légitimement attendus » par l'entreprise bénéficiaire au regard de la durée de vie prévisionnelle de trois ans de cet avantage fiscal.

Pour reprendre la belle formule du professeur de droit Maurice Cozian, cela revient à ce que l'État dise aux contribuables : « Jouez d'abord, on vous donnera les règles du jeu à la fin de la partie ! »

La rétroactivité des dispositions fiscales doit donc être contrôlée et mieux encadrée.

Je ne pense pas qu'il soit possible ni même opportun de remettre en cause la première rétroactivité que j'ai mentionnée, c'est-à-dire le caractère « rétrospectif » de la loi de finances.

En revanche, s'agissant des deux autres, c'est-à-dire la « rétroactivité juridique » et la « rétroactivité économique », il me semble qu'il est nécessaire d'agir afin de renforcer la prévisibilité de la règle fiscale et donc la sécurité juridique.

Je suis convaincu que c'est le rôle du Parlement de fixer des principes dotés d'une force juridique véritablement contraignante. En l'état actuel du droit, seul l'article 2 du code civil énonce que « la loi ne dispose que pour l'avenir et n'a point d'effet rétroactif ». Cette règle n'a pas de valeur organique : elle peut donc être écartée par la loi fiscale, puisque le seul principe supra-législatif garanti par le juge constitutionnel est la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère.

Certes, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État a fait œuvre utile ces dernières années en contrôlant plus efficacement les dispositions fiscales rétroactives. Mais il convient à présent d'ancrer au niveau organique les règles limitant le recours à ces dispositions, en confortant la jurisprudence existante et en allant même un peu plus loin. Il appartient donc aux législateurs que nous sommes de débattre de cette question et de fixer le cadre juridique applicable en la matière, sans s'en remettre exclusivement au juge ou à de simples déclarations d'intention politique.

Je précise que cette démarche n'est pas inédite. Ma proposition de loi organique vient à la suite d'une dizaine de propositions de loi déposées depuis trente ans sur ce sujet. Aucune d'entre elle n'a abouti. Je pense notamment à celles présentées devant la commission des Lois en 1999 par l'ancien Président de la République Nicolas Sarkozy et en 2013 par notre défunt collègue Olivier Dassault, dont je tiens ici à saluer la mémoire. Je pense également aux très nombreux travaux qui ont préconisé de mieux encadrer la rétroactivité fiscale, à l'image des rapports remis en 2004 par Bruno Gibert, président de la branche française de l'International Fiscal Association (IFA), et en 2008 par Olivier Fouquet, président de section honoraire du Conseil d'État, que j'ai d'ailleurs longuement auditionnés en tant que rapporteur.

L'objet de cette proposition de loi organique vise donc à renforcer la sécurité juridique dont les contribuables, entreprises comme particuliers, doivent pouvoir se prévaloir. La rétroactivité fiscale, si elle est parfois nécessaire et peut, dans certains cas, se justifier, entraîne cependant une instabilité normative aux conséquences néfastes.

D'une part, elle déstabilise l'environnement dans lequel les contribuables, particuliers et entreprises, fondent leurs choix économiques. Elle complexifie leurs anticipations puisque les règles fiscales peuvent varier brutalement d'une année sur l'autre, provoquant aussi bien des effets dans le passé que dans le présent ou le futur. Ce caractère évolutif rend difficile voire impossible toute prévision économique à court ou moyen terme.

D'autre part, la rétroactivité fragilise la confiance des contribuables envers l'État. Elle nuit d'ailleurs à la crédibilité des règles fiscales instaurant de nouveaux régimes fiscaux spéciaux, dans la mesure où l'instabilité de ces dispositifs peut dissuader les investisseurs d'y recourir.

Face à ce constat, il est donc indispensable d'apporter de la sécurité et de restaurer la confiance, en protégeant les droits et les intérêts des contribuables tout en parvenant à un équilibre afin de préserver l'efficacité de la politique fiscale – « la productivité fiscale » diraient certains au ministère des finances – et la bonne gestion des finances publiques.

Venons-en au contenu de cette proposition de loi organique.

Dans sa rédaction initiale, l'article 1er revêt une portée essentiellement principielle, en élevant la règle de non-rétroactivité prévue par l'article 2 du code civil au niveau organique pour le seul domaine fiscal. Par exception, l'article 1er autorise, d'une part, la « rétrospectivité » des lois de finances, et d'autre part, la rétroactivité des dispositions fiscales plus favorables aux contribuables ou justifiées par un motif d'intérêt général suffisant, conformément à la jurisprudence constitutionnelle. En d'autres termes, l'article 1er inscrit dans une loi organique la jurisprudence existante.

Dans le prolongement des préconisations du rapport remis au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie par Bruno Gibert en 2004, l'article 2 prévoit l'intangibilité du régime fiscal sous l'empire duquel des contrats dont l'exécution s'étend sur plus d'une année et moins de quinze ans ont été conclus, dès lors que l'application de dispositions modificatives compromettrait leur équilibre financier. J'ai déposé un amendement rédactionnel afin de substituer la notion « d'actes » à celle de « contrats ».

Partageant un même souci de prévisibilité, l'article 3 prohibe la remise en cause d'un régime fiscal incitatif avant son échéance. C'est probablement l'un des articles les plus importants de cette proposition de loi organique, qui permettra au Parlement de donner à un produit d'épargne une durée limitée et de garantir le maintien du régime fiscal existant au moment où l'on y souscrit. Tel n'est pas le cas actuellement : on ne peut pas garantir le maintien des dispositions fiscales sur une durée au cours de laquelle plusieurs gouvernements successifs sont susceptibles d'apporter des modifications. Certains ont interprété ma proposition comme une impossibilité de modifier la loi ; elle pourrait bien entendu l'être, mais pour le futur, par exemple en mettant fin à un dispositif sans affecter la situation de ceux qui en bénéficient déjà.

Dans le sillage de la jurisprudence constitutionnelle et administrative, les articles 2 et 3 renforcent considérablement le contrôle de la rétroactivité économique des dispositions fiscales, en favorisant une stabilité normative gage de sécurité juridique.

Enfin, l'article 4 précise que l'adoption de dispositions fiscales relevant des exceptions prévues par l'article 1er doit être motivée par une justification de leur caractère rétroactif et une évaluation de leurs conséquences financières pour les contribuables.

Les fins juristes de cette Commission m'objecteront que cela existe déjà au travers de l'obligation de joindre une étude d'impact lors du dépôt des projets de loi. Mais faire figurer cette précision dans la loi organique donnerait au Conseil constitutionnel la possibilité d'annuler une disposition s'il considérait que le Parlement a été amené à la voter sans disposer de suffisamment d'éléments justifiant son caractère rétroactif.

À la suite des différentes auditions que j'ai menées la semaine dernière, j'ai déposé plusieurs amendements afin de corriger, préciser et même compléter l'ensemble de ces dispositions. J'aurais l'occasion de développer les modifications et ajouts que je vous proposerai d'adopter.

Permettez-moi, pour conclure, de citer devant vous, membres de la commission des Lois, les paroles du grand juriste Paul Roubier, qui considérait, au milieu du XXe siècle, que « le principe de la non-rétroactivité des lois est entré dans le patrimoine commun des peuples civilisés ». La question est donc de savoir si nous sommes civilisés ou partiellement civilisés.

Cette proposition de loi organique s'inscrit pleinement dans cette perspective. Elle constitue ainsi un engagement juridique sans ambiguïté, clair et solide, au bénéfice de l'ensemble de nos concitoyens.

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