Intervention de Alexis Corbière

Réunion du mercredi 14 avril 2021 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlexis Corbière, rapporteur suppléant :

Le 6 mai prochain, nous présenterons en séance publique ce texte, qui répond à la même préoccupation que la proposition de loi organique que nous venons d'examiner. À un an de l'élection présidentielle de 2022, il nous a semblé essentiel d'engager le débat sur ces deux textes majeurs, qui ont directement trait à la vie de nos institutions. Ces propositions de loi se veulent des outils au service de la participation populaire, dans un contexte marqué par une abstention massive, symptôme d'une résignation grandissante des citoyens, trop longtemps tenus à l'écart de la vie publique, faute de bénéficier d'une juste représentation de leurs idées. Je regrette que la première d'entre elles, portant sur la procédure des parrainages à l'élection présidentielle, ait été rejetée, alors que son objectif – ouvrir les modalités d'accès à l'élection présidentielle à tous les courants significatifs de la vie politique – aurait pu nous réunir.

Je forme le vœu que le second texte, que j'ai l'honneur de présenter au nom de Jean-Luc Mélenchon, connaîtra un sort différent et recueillera un avis favorable, d'autant plus qu'il s'inspire d'une promesse présidentielle et que cette réforme recueille le soutien de nombreux députés et groupes parlementaires. En effet, la proposition de loi que nous examinons vise à instaurer la proportionnelle intégrale au scrutin législatif. Comme nous le savons – mais peut-être est-il nécessaire de le rappeler, pour ceux qui suivent nos débats d'un peu plus loin –, le code électoral prévoit l'élection des députés, tous les cinq ans, au scrutin uninominal majoritaire à deux tours dans l'ensemble du territoire français et dans le monde entier, au sein de 577 circonscriptions. La victoire est acquise dès le premier tour au candidat obtenant la majorité absolue des suffrages. Dans le cas contraire, elle l'est au second tour pour celui qui recueille une majorité, même relative.

Partons d'un constat simple : ce mode de scrutin est particulièrement injuste, en ce qu'il contribue à des logiques d'élimination et de vote utile qui nuisent à une représentation équilibrée de l'ensemble des courants politiques. Il prive des millions de nos concitoyens d'une représentation politique fidèle à leurs idées. Lors des dernières élections législatives, en 2017, le parti majoritaire a obtenu 28 % des suffrages exprimés au premier tour mais détient aujourd'hui plus de la moitié des sièges. À l'inverse, La France insoumise a recueilli 11 % des voix, alors que notre groupe parlementaire ne compte que 17 sièges – soit moins de 3 % du nombre total des députés – à peine au-dessus du seuil des 15 députés permettant la création d'un groupe. Dans le même ordre d'idées, même si je le déplore, en raison du combat idéologique permanent que nous menons contre lui, le Front national – devenu depuis lors le Rassemblement national – avait obtenu, quant à lui, plus de 13 % des suffrages ; pourtant, il ne dispose que de 1,39 % des sièges et n'a même pas assez d'élus pour former un groupe parlementaire.

Depuis 2002, l'inversion du calendrier électoral amplifie l'injustice de ce mode de scrutin en érigeant les élections législatives en voiture-balai, si je puis dire, de l'élection du Président de la République. L'élection des députés conforte une dynamique ultra-présidentielle et, partant, une personnification doublée d'une concentration des pouvoirs. Je voudrais rappeler à ceux de nos collègues qui n'en sont pas convaincus que, pour la plupart d'entre eux, ils ont été élus en apposant la photographie du candidat à l'élection présidentielle à côté de la leur. Cela démontre que l'élection du député est de plus en plus liée à l'élection présidentielle.

Ces failles du scrutin majoritaire ne sont pas nouvelles. Plusieurs pays en ont pris acte dès le XIXe siècle en introduisant la proportionnelle dans les scrutins électoraux. En 1855, le Danemark était le premier pays au monde à imposer ce type de scrutin pour l'élection de sa chambre haute. La Belgique l'a suivi en 1899 pour l'élection des députés. Aujourd'hui, plus de vingt-et-un pays de l'Union européenne recourent au scrutin proportionnel, et cinq autres ont adopté un système mixte, c'est-à-dire associant des éléments du scrutin majoritaire et du scrutin proportionnel. Pour autant, que l'on sache, ces pays ne sont pas gangrenés par ce qu'on appelle l'« instabilité institutionnelle » – ce concept mériterait d'ailleurs d'être discuté, car il est parfois l'expression de la souveraineté. Ils ne sont pas gagnés par un chaos particulier. Du moins, les difficultés qu'ils peuvent rencontrer ne sont pas liées au système institutionnel mais à des problèmes politiques internes. Leur architecture institutionnelle repose sur un équilibre entre le respect du Parlement et une représentation plus fidèle des opinions politiques et de leurs citoyens.

Tel n'est pas le cas en France. Notre pays fait figure d'exception, puisqu'il est le seul à recourir au scrutin uninominal majoritaire quand tous ses voisins, à l'exception du Royaume-Uni, ont fait un choix inverse. En examinant l'histoire des grands débats institutionnels du siècle passé, on constate pourtant que l'idée proportionnaliste est loin d'être un concept neuf dans notre pays. Nos débats sont le fruit d'un long cheminement. Au début du XXe siècle, sous la houlette des républicains, apparaît la Ligue pour la représentation proportionnelle qui militait pour l'instauration de ce mode de scrutin. Quelques années auparavant, en 1875, le député républicain de la Seine Charles Pernolet déposait la première proposition de loi en faveur d'un scrutin proportionnel, défendant « la représentation proportionnelle de toutes les opinions et de tous les intérêts substitués à la représentation exclusive de la moitié des votants plus un, souvent même du tiers seulement ».

Avant la Première guerre mondiale, un large consensus transpartisan s'était formé en faveur de la représentation proportionnelle, qui rassemblait à la fois des socialistes, la gauche du parti radical, mais aussi la droite républicaine et les chrétiens-démocrates. Pourtant, jusqu'en 1986, la France a eu recours seulement à deux reprises à cette modalité d'exception. Pendant les soixante-dix ans de la IIIe République, la représentation proportionnelle a été expérimentée entre 1919 et 1928 dans le cadre d'un scrutin mixte de listes plurinominales à un tour. Sous la IVe République, un scrutin proportionnel dans des circonscriptions départementales était prévu dès sa promulgation, en 1946, mais il a été significativement réformé en 1951.

Dans les deux cas, l'instabilité du régime politique ne peut être sérieusement attribuée à ce mode de scrutin. Pour ne donner qu'un exemple, entre 1928 et 1940, soit en l'espace de douze ans, la France a compté vingt-huit gouvernements successifs et ce, malgré le recours au scrutin majoritaire. La brève expérimentation de la représentation proportionnelle dans notre histoire ne s'est donc pas interrompue du fait des conséquences néfastes qu'elle produirait sur notre système politique. Elle s'est à chaque fois heurtée aux intérêts électoraux des grands partis, qui ont préféré rétablir la logique majoritaire qui leur était favorable au détriment d'une meilleure représentation des électeurs au Parlement.

Sous la Ve République, un scrutin à la représentation proportionnelle intégrale, avec un seuil de 5 % des suffrages exprimés, n'a été instauré qu'une seule fois, pour les élections législatives de 1986. Contrairement à ce que craignaient ses détracteurs – ils étaient nombreux, et se sont fait entendre –, elle n'a pas entraîné d'instabilité. Au contraire, elle a permis à une majorité – de droite, à l'époque – d'arriver au pouvoir dans le cadre d'une coalition de partis. Si la proportionnelle intégrale avait été appliquée en 2017, les résultats des élections législatives auraient été très différents, sans que cela n'occasionne une dispersion trop importante de l'offre électorale. Le groupe majoritaire aurait recueilli une majorité relative et aurait dû travailler à la construction de coalitions pour appliquer sa politique, comme c'est le cas dans de nombreux pays européens ayant adopté une forme de scrutin proportionnel. Son approche et sa pratique auraient été plus consensuelles et, surtout, la distribution des sièges aurait été plus conforme à la volonté des électeurs, qui est souveraine.

Ces débats ne se sont pas arrêtés en 1988, lorsque la majorité de droite a souhaité mettre un terme à la proportionnelle. Sous la précédente législature, les députés membres du groupe de travail Winock-Bartolone sur l'avenir des institutions ont ainsi recommandé l'instillation d'une dose de proportionnelle, voire l'instauration d'un scrutin mixte. Ils ont en effet estimé que les modalités actuelles de scrutin étaient non seulement injustes mais aussi responsables d'un bipartisme – ou d'un simili-bipartisme – qu'elles ont ancré dans notre vie politique. Dès le début de son mandat, et à peine quelques semaines après les dernières élections législatives, le Président de la République lui-même a partagé ce constat. Devant la représentation nationale, réunie en Congrès à Versailles, vous vous en souvenez peut-être…

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