Après l'exposé de mes principales convictions, je vous brosserai un tableau de la situation de l'administration pénitentiaire, puis j'aborderai quelques sujets de préoccupation ainsi que les axes prioritaires de mon action, sous la responsabilité du garde des sceaux.
L'administration pénitentiaire est une institution sociale. Il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises prisons par essence. Certaines fonctionnent bien, d'autres moins bien, à l'instar de ce qui s'observe pour les hôpitaux, les lycées ou les universités.
Contrairement à ce que certains lecteurs trop hâtifs de Surveiller et punir penseraient à tort, l'administration pénitentiaire n'est pas une institution immuable ou immobile. C'est même l'institution qui a le plus évolué en une génération.
Le droit des détenus en fournit un premier exemple. À mon entrée dans l'administration pénitentiaire en tant que sous-directeur de la maison centrale de Saint-Maur, dans l'Indre, en 1986, le personnel, dans l'ensemble bienveillant et respectueux, ne maltraitait pas les détenus, mais, juridiquement, ceux-ci ne possédaient aucun droit.
Aujourd'hui, les détenus sont des sujets de droit, même si l'exercice de ces droits comporte des marges de progression. Les avancées, sous l'impulsion nécessaire de la jurisprudence des tribunaux administratifs et un rappel du conseil de l'Europe, n'ont pas suivi une trajectoire linéaire. La moitié des articles de la loi pénitentiaire porte sur l'exercice des droits des détenus. En cas de non-respect de ces droits, les détenus peuvent, ce dont ils ne se privent d'ailleurs pas, demander réparation au tribunal administratif. Il y a lieu de s'en féliciter.
Dimanche, à contrecourant de l'abstention généralisée parmi nos concitoyens, un taux record de participation des détenus a été enregistré. Cinq mille d'entre eux ont voté.
La variété croissante des métiers pénitentiaires illustre, elle aussi, l'évolution de cette administration. Au début de ma carrière, les surveillants, au métier difficile, stressant, profondément utile et humain, n'exerçaient que sur les coursives, au mirador ou en accompagnement au parloir. Aujourd'hui, nous dénombrons, parmi les personnels de surveillance, des moniteurs de sport, des formateurs, des membres d'équipes régionales d'intervention et de sécurité (ERIS), mais aussi d'unités cynotechniques. Certains se chargent de missions d'extraction judiciaire (EJ) en accompagnant les détenus au palais de justice, d'autres collectent du renseignement. D'autres encore travaillent en milieu ouvert au sein d'un service d'insertion et de probation.
Le dispositif de probation à la française s'est considérablement développé depuis une vingtaine d'années, indépendamment des majorités politiques. Notre pays compte 67 000 détenus, dont le nombre augmente rapidement, ce qui m'inquiète quelque peu. En parallèle, 165 000 personnes sont suivies, au titre du milieu ouvert, pour des sanctions prononcées par l'autorité judiciaire.
L'institution pénitentiaire mérite d'être abordée avec une certaine distance, dans un esprit serein exempt de polémique. Je déplore l'instrumentalisation de faits divers dramatiques. Je réitère ma compassion à leurs victimes, mais un tel traitement ne me semble pas le mieux indiqué pour appréhender des sujets aussi sérieux.
Il m'est arrivé de déplorer, par le passé, une vision manichéenne de l'administration pénitentiaire, selon laquelle la prison pervertirait le détenu naturellement bon ou, au contraire, les détenus ne mériteraient pas de prisons quatre étoiles. Un débat entre sécurité et insertion avait ainsi cours entre mes collègues. J'estime cette dichotomie artificielle et stupide. Le premier des droits, conditionnant les autres, reste celui à la sécurité et à l'intégrité physique. Tant que celui-ci ne sera pas garanti aux détenus, ceux-ci ne sortiront pas de leurs cellules pour prendre part à des activités d'insertion. À l'inverse, rien ne garantit mieux la sécurité de la société que des détenus réinsérés, qui ne récidiveront pas. Les deux vont donc de pair. Les approches idéologiques que je viens d'évoquer me semblent dépassées et contreproductives.
J'évoquerai maintenant la situation des établissements pénitentiaires et des services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP), en insistant sur les forces et les faiblesses, ou du moins les marges de progression, du dispositif pénitentiaire français.
Sa force réside en premier lieu dans la qualité de son personnel, qui mérite vraiment la reconnaissance de la République et de ses citoyens. Je constate souvent des hommages rendus aux policiers, gendarmes, magistrats et pompiers, mais la liste s'arrête là. Je trouve cela dommage. Je tiens donc à rendre hommage au personnel pénitentiaire devant la représentation nationale, surtout après quinze mois de pandémie. En mars dernier, alors que les masques manquaient et que la plupart des activités en France étaient à l'arrêt, ces hommes et ces femmes se rendaient à leur travail pour que le service public pénitentiaire continue de fonctionner, ce qui prouve l'importance vitale de cette administration. Si nous voulons nous montrer exigeants vis-à-vis de ces fonctionnaires, nous devons leur apporter une reconnaissance à la hauteur.
Il en va de même des personnels d'insertion et de probation, objets de récentes critiques. Des rapports sur certains actes dramatiques ont depuis permis d'établir la part des choses. Un conseiller pénitentiaire d'insertion et de probation (CPIP) suit aujourd'hui environ 80 personnes. Nous ambitionnons d'atteindre, dans deux ans, un ratio d'un CPIP pour 60 personnes.
Notre administration pénitentiaire s'appuie sur un corpus de réglementations et de méthodes d'intervention parmi les plus élaborés d'Europe. Les principes de notre loi pénitentiaire suscitent une quasi-unanimité. Le code pénitentiaire, qui verra le jour grâce à la loi que vous venez de voter, facilitera les contrôles de la part d'instances indépendantes. Plus le droit est lisible et accessible, plus il est facile d'en contrôler la bonne application.
La France a comblé son retard en matière de probation. Notre pays, qui n'a jamais reconnu à sa juste valeur, dans son système pénitentiaire, la criminologie opérationnelle, ce qui le handicape d'ailleurs, propose à présent des prises en charge crédibles, en milieu ouvert, condition indispensable pour susciter la confiance de l'opinion publique et des magistrats dans ces dispositifs.
Notre système d'exécution des peines, parfait en théorie, s'avère en réalité trop complexe. Je serais quant à moi partisan de deux types de peines : soit d'emprisonnement, assorti d'une prise en charge adaptée à la dangerosité du détenu, soit de probation, dont le niveau de contrôle et le contenu resteraient à déterminer. Les mesures à notre disposition sont difficiles à expliquer aux personnes visées mais aussi à appréhender par les professionnels.
Le port du bracelet électronique correspond ainsi à trois dispositifs juridiques différents :
‑ la détention à domicile sous surveillance électronique (DDSE) en fin de peine, alors que la personne concernée est en principe encore écrouée
‑ la DDSE en tant que peine autonome, et
‑ l'assignation à résidence avec surveillance électronique (ARSE), prise en compte dans la durée de la détention provisoire.
Le choix de la France d'ouvrir sur la société son administration pénitentiaire me paraît une force également. Certaines démocraties, comme le Royaume-Uni ou le Japon, optent pour un système pénitentiaire totalement intégré. En France, l'administration pénitentiaire se recentre, depuis quarante ans, sur son cœur de métier : les questions de surveillance, de passage à l'acte et la criminologie. Les services publics de droit commun s'occupent du reste, en prison.
Depuis 1994, il n'existe plus de médecine pénitentiaire. Chaque établissement pénitentiaire est couplé à un hôpital à proximité, ce qui explique en grande partie la qualité de la prise en charge de la santé des détenus et la manière dont l'épidémie a été jugulée et traitée en prison. Les anciennes infirmeries sont désormais des services hospitaliers à part entière, sans relation hiérarchique avec les directeurs d'établissements.
Il en va de même pour l'enseignement, la culture et la formation professionnelle, essentielle en termes de prévention de la récidive. Les conseillers régionaux organisent les dispositifs de formation professionnelle, y compris en prison.
Notre principale marge de progression a trait au surencombrement. Contrairement à ce que d'aucuns prétendent, la France se situe dans la moyenne européenne pour ce qui est de la proportion de détenus parmi la population, avec 105 détenus pour 100 000 habitants. La justice de notre pays, ni laxiste, ni d'une extrême sévérité, me paraît mesurée. L'Espagne et l'Allemagne incarcèrent moins, encore qu'en Allemagne, de même qu'aux Pays-Bas, le conseil de l'ordre ne comptabilise pas comme détenus des personnes privées de liberté dans des centres de sûreté. L'Italie et l'Angleterre, à la tradition pourtant libérale, incarcèrent beaucoup plus que la France.
L'érosion des peines est souvent reprochée à la justice. La France reste l'une des démocraties occidentales où les séjours en prison demeurent les plus longs, or ils s'allongent encore. De sept mois en moyenne voici une dizaine d'années, ils durent à présent près d'un an, alors que les Anglais ou les Allemands prononcent généralement des peines courtes.
La France occupe la cinquième place du classement des pays selon leur densité carcérale, après la Belgique, l'Italie, Chypre et la Turquie. Un taux d'occupation des prisons aussi élevé que le nôtre se ressent sur les conditions de travail du personnel pénitentiaire. La nécessité de construire des places de prison apparaît dès lors évidente, pour des raisons de dignité et de sécurité. Je regrette les retards pris sur ce sujet essentiel, car le surencombrement grippe tous les rouages d'un établissement, bien au-delà du seul problème de la dignité, même si je considère qu'il n'y a rien à gagner à humilier des êtres humains. L'utilité de la prison apparaît bien moindre dans des conditions de suroccupation, qui se traduisent par un plus fort taux de récidive.
La vétusté du parc pénitentiaire s'avère une autre faiblesse, en dépit d'améliorations du parc existant depuis une dizaine d'années. J'espère que des plans de rénovation se mettront en place au prochain quinquennat. Certains ont déjà été annoncés à Fresnes et Poissy.
Il faudrait en outre mieux coordonner les politiques pénales et pénitentiaires, intimement liées.
À l'administration pénitentiaire, en bout de chaîne, est souvent assignée une mission de quasi-réussite totale, là où tous les autres dispositifs ont échoué, famille, école, services sociaux, etc. Les études sur les taux de récidive présentent des résultats constants, conformes au reste de l'Europe. Un peu plus de 40% des détenus retournent en détention dans les cinq ans suivant leur libération. Au vu des caractéristiques des publics que nous traitons, une telle proportion ne me paraît pas complètement honteuse.
Une meilleure connaissance de la récidive et de la réitération pourrait toutefois améliorer le pilotage de la justice pénale. Nous ne disposons pour l'heure que de données brutes, or la complexité du phénomène mériterait une analyse plus fine, afin de mettre en évidence les dispositifs qui portent leurs fruits, et ceux qui fonctionnent moins bien.
Le dogme français de l'enseignement individuel, unique en Europe, mérite d'être interrogé. Je vous livre là un avis personnel, malgré mon devoir de réserve et de loyauté envers le gouvernement et le garde des sceaux. Depuis vingt ans, cette question a focalisé le débat sur les prisons, ce que je trouve dommage. Il faudrait prendre en compte la répartition du temps des détenus en fonction de leurs activités.
Beaucoup de pays ont opté pour une approche différente. En Espagne, l'administration pénitentiaire fait en sorte que les détenus consacrent le plus de temps possible, hors de leur cellule, à des activités utiles évitant les récidives. La cohabitation à plusieurs par cellule n'est dès lors pas jugée gênante, à condition que les détenus disposent de cellules adaptées et que leurs personnalités soient compatibles. Il arrive que des couples soient incarcérés ensemble en Espagne.
L'administration pénitentiaire s'adapte aux circonstances. Voici dix-huit mois, nul n'aurait cru qu'il lui faudrait affronter la pandémie de covid. Peut-être aurions-nous pu mieux nous y préparer comme, du reste, l'ensemble de la société française. De même, l'administration pénitentiaire s'est adaptée à la vague de radicalisation islamiste de 2014 et 2015, et à l'afflux de terroristes d'un genre nouveau, auxquels nous ne nous attendions pourtant pas. Nul doute qu'elle réussira également à faire face, à l'avenir, à des priorités que nous n'avons pas encore décelées.
Le modèle français, équilibré, de prise en charge de la radicalisation n'a pas à rougir des comparaisons avec d'autres pays, d'autant que notre administration pénitentiaire est celle qui a dû traiter le plus grand nombre de personnes radicalisées et de terroristes islamistes, en milieu fermé mais aussi ouvert.
Je suis convaincu que la prison doit rester un lieu de droit, d'autant que je vois là un outil de lutte contre la récidive. Les deux tiers du public que nous prenons en charge sont incarcérés pour des faits de violence et donc accoutumés à un mode de communication niant la personnalité de l'autre. Le droit permet de comprendre qu'il existe d'autres possibilités d'avancer idées et revendications. Cette question rejoint celle de l'intégrité physique et de la sécurité.
Je m'engage à mettre en place un grand plan de lutte contre les violences, à l'instar de ce qui a été mis en œuvre en 2008 et 2009 pour lutter contre les suicides. Nous ne pouvons pas nous résoudre à subir des violences, sans pour autant nier que l'enfermement peut susciter des réactions de ce type. Il faut absolument assurer la sécurité aussi bien des personnels que de ceux qui leur sont confiés.
Je tiens en outre à rendre utile le temps de prise en charge pénitentiaire. La prison a pour premier effet de mettre hors d'état de nuire à la société des personnes considérées comme dangereuses mais, dans le dispositif français, à de rares exceptions près, les détenus finissent par sortir. Il faut donc faire en sorte qu'ils recouvrent la liberté dans un meilleur état que lorsqu'ils en ont été privés. Pour crédibiliser les mesures en milieu ouvert, citoyens et magistrats doivent comprendre qu'elles peuvent servir à quelque chose. Plutôt que d'enfermer quelques mois pour des actes d'une gravité relative quelqu'un qui passera son temps à regarder la télévision et fomenter de mauvais coups, il vaut mieux lui assigner une fonction en milieu ouvert.
Je souhaite mener un travail sur ces sujets. Le garde des sceaux a signé avec les trois principales organisations syndicales, y compris la confédération générale du travail (CGT), une charte sur le rôle du surveillant acteur, en lien avec la réforme des réductions de peines, pour mieux impliquer les surveillants dans ce qui a lieu en détention. Les avancées passeront par des exigences accrues de la société vis-à-vis du contenu des peines.
Des progrès restent également à réaliser en termes quantitatifs à propos du milieu ouvert. Il faudra investir si nous voulons crédibiliser celui-ci. Rappelons qu'une place de prison coûte 220 000 euros d'investissements et une journée de détention, 110 euros. Malgré les programmes qui se succèdent depuis une vingtaine d'années, les CPIP, dont l'effectif a augmenté de 20% en trois ans, demeurent trop peu nombreux. Leur augmentation dans les prochaines années permettra un meilleur suivi des détenus. Le caractère pluridisciplinaire de ce suivi devra se renforcer, puisqu'il concerne des personnes très abîmées par la vie, rencontrant des difficultés variées. Des assistants des services sociaux, des psychologues, des éducateurs et des surveillants assisteront bientôt les CPIP, à la vocation essentiellement criminologique.
Nous avons comblé une bonne part de notre retard en matière de criminologie. Nous disposons de méthodes d'intervention qui fonctionnent, comportant une évaluation préalable assortie d'un programme d'accompagnement et de contrôle. Ce programme s'intéresse à l'intégration sociale ainsi qu'au passage à l'acte afin d'inculquer les règles à respecter en société par rapport à autrui.
Nous avons affaire à un public très carencé socialement. Sans verser dans une lecture marxiste de la délinquance, certaines caractéristiques tendent à y faire basculer. Il faut travailler avec l'ensemble des services de l'État et des collectivités locales sur ces questions, par la lutte contre l'illettrisme, le suivi de thérapies, l'accès au logement, la formation professionnelle, etc.
Nous expérimentons, dans les SPIP, des dispositifs de probation à l'anglaise consistant à impliquer la société civile dans l'accompagnement des anciens détenus à l'extérieur. On l'ignore souvent, mais l'un des facteurs essentiels de récidive, outre le sexe, l'âge et l'ancrage dans la délinquance, reste l'isolement social. Il est donc important qu'un ancien détenu bénéficie d'une présence amicale quand il sent qu'il va flancher. Ces dispositifs permettent par ailleurs à la société de comprendre que la lutte contre la récidive reste l'affaire de tous.
L'indépendance de l'administration pénitentiaire, grande administration régalienne, par rapport à l'institution judiciaire et aux préfets, ne doit pas éclipser sa participation à d'importantes politiques publiques. Outre qu'elle prévient la récidive pour garantir la sécurité de nos concitoyens, l'administration pénitentiaire lutte à sa mesure contre le terrorisme, la radicalisation et l'immigration clandestine, et participe à des politiques de santé publique.