Intervention de Gérald Darmanin

Réunion du mardi 29 juin 2021 à 17h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Gérald Darmanin, ministre :

Sur ce dernier point, je n'ai pas la maîtrise du calendrier parlementaire, mais à coup sûr, après que nous aurons regardé ce qui s'est passé. Je partage l'avis de Mme Jacquier-Laforge, il faut prendre un peu de temps avant de mettre fin à des marchés. Adrexo représente 22 000 salariés, sans les sous-traitants ni les intérimaires ; elle compte de nombreuses implantations locales dans tous les départements de France. La société est déjà en difficulté financière. Hors La Poste, elle est le leader français de la diffusion et de l'envoi postaux. Ce n'est pas une petite société.

Malgré la pression, à laquelle je souscris, nous devons réfléchir avant de prendre des décisions qui risquent de la mettre en péril économiquement – le marché, en ce qui la concerne, est de 93 millions d'euros – et de lui donner une très mauvaise publicité. Ayant été candidat aux élections départementales, je sais qu'un grand nombre des électeurs de ma commune n'a pas reçu les plis qui devaient être distribués par Adrexo, alors que je les ai reçus quatre fois. Étant responsable, juridiquement et politiquement, je ne cherche pas de bouc émissaire. Derrière Adrexo, il y a des salariés.

Cependant, je suis favorable à ce qu'on regarde très rapidement si l'on gagnerait à changer la loi, sans risque au regard de la conventionalité européenne et des règles de concurrence qui nous obligent. J'espère que, d'ici à la fin de la session parlementaire, le Premier ministre aura l'occasion de s'exprimer sur cette question que je lui soumettrai. Elle n'est pas sans conséquence budgétaire ni organisationnelle pour l'État, mais nous sommes capables, en temps masqué, de commencer à organiser l'élection présidentielle. Nous sommes encore dans les temps pour celle-ci ainsi que pour les élections législatives, voire référendaires, si le Président de la République ou le Parlement décidait d'un référendum dans les mois ou les années qui viennent. Il est encore temps de reprendre les choses en main.

On peut aussi imaginer que l'on délègue intégralement le service postal, comme au Royaume-Uni, sans le soumettre à la concurrence. Porter des plis est un métier difficile, qui requiert des qualifications professionnelles, et on ne saurait concevoir d'en confier la tâche aux seuls agents des préfectures. Néanmoins, qui dit monopole dit non-maîtrise des prix ; il faudrait donc avoir une discussion avec la société La Poste. Il ne s'agirait pas que, seule sur le marché, elle puisse imposer des prix disproportionnés au contribuable. C'est sans doute une difficulté de la situation, sur laquelle doit s'interroger toute personne, notamment les parlementaires, qui contrôle le bon usage des deniers publics. Mais La Poste est une société responsable, qui comprend évidemment les impératifs de l'État.

M. Rupin a raison d'évoquer un préjudice démocratique, mais je ne pense pas que celui-ci ait altéré la sincérité du scrutin. D'ailleurs, la jurisprudence du Conseil d'État a toujours considéré que le non-acheminement de la propagande électorale n'altérait pas le scrutin. Nous verrons ce qu'il adviendra des recours formés. On semble penser que ces problèmes ne surviennent qu'aujourd'hui, mais il y a eu des précédents. J'ai cité, au Sénat, la ville d'Annecy dont aucun habitant n'a reçu la propagande électorale lors des élections européennes – La Poste était pourtant chargée de la distribution. Le métier est très difficile, il nécessite une logistique très serrée, peut-être un peu ancienne et sans doute à moderniser, ce qui explique qu'il y a toujours eu des dysfonctionnements, même s'ils n'avaient pas connu une telle ampleur. Le juge de l'élection a toujours considéré que cela n'altérait pas le scrutin. Nous verrons ce qu'il dira demain.

Face aux difficultés, pour la première fois, nous avons mis en ligne la quasi-totalité des professions de foi. Bien sûr, cela ne suffit pas pour tous les électeurs et ne remplace pas la profession de foi papier, mais du moins avons-nous essayé cette voie. Dès le lundi matin suivant le premier tour, j'ai convoqué les sociétés La Poste et Adrexo pour leur demander d'acheter des encarts dans la presse quotidienne régionale (PQR) afin d'informer nos concitoyens, et de faire des distributions en double. Ces achats n'étaient pas prévus dans le marché ; elles l'ont fait, et je les en remercie. Cela n'a pas suffi partout, mais il y a bien eu une autre diffusion de la propagande électorale que par les moyens traditionnels.

La société Adrexo a manifestement failli. Quant à expliquer l'écart avec La Poste, je me méfie du déclaratif.

Pour répondre à M. Schellenberger sur les mécanismes de suivi, nous avions tous les jours des retours – les documents sont à la disposition de la commission. Le secrétariat général et la direction de la modernisation et de l'administration territoriale (DMAT) demandaient aux deux sociétés où elles en étaient. Nous les avons alertées. Dans la zone de distribution de La Poste, j'ai le souvenir de soixante-quatre villes qui n'avaient pas reçu d'information, où les maires ont été appelés. Un travail de suivi a donc bien été réalisé.

Il ne nous appartenait pas de considérer que la société Adrexo n'était pas capable de remplir ce marché, puisque c'est à l'ARCEP qu'il revient de valider la capacité d'une société à concourir à ce type d'appel d'offres. Eu égard à la séparation des pouvoirs, je me garderai bien de me demander si l'ARCEP a bien ou mal fait son travail – vous me le reprocheriez, d'ailleurs. Selon les règles en vigueur et voulues par le législateur, l'autorité a considéré que la société Adrexo était capable de répondre à ce marché.

Nous n'aurions d'ailleurs pas pu y mettre fin avant même que celui-ci commence. Si nous l'avions fait alors qu'Adrexo n'avait encore commis aucune faute, l'État aurait dû, d'un côté, lui rembourser 100 millions d'euros à la société, au titre du préjudice subi, et, de l'autre côté, demander à La Poste, alors en situation monopolistique, de reprendre le marché, ce qu'elle aurait sans doute fait dans des conditions au moins identiques. Prise malgré le code de la commande publique et malgré l'agrément donné par l'autorité administrative indépendante à une société, dont je rappelle qu'elle est le leader français de la distribution et emploie 22 000 salariés, la simple décision du ministre de l'Intérieur aurait coûté 200 millions d'euros d'argent public. Et ce alors même qu'on ne savait pas encore comment les choses allaient se passer, puisqu'il n'y avait alors pas de preuves de problèmes.

Comme l'ont relevé M. Rupin et M. Schellenberger, les difficultés ont été accrues par la concomitance des deux élections et leur temporalité, auquel il faut ajouter le fait qu'aux grandes régions ont correspondu de grandes listes et que les élections départementales ont suscité beaucoup de candidatures. De nombreux partis politiques et associations d'élus ont demandé de repousser les dépôts de candidature jusqu'au dernier moment. Nous l'avons accepté en raison du changement de dates des élections, de la pandémie et de la nécessité de donner du temps pour pouvoir faire de la politique. C'était bien normal, mais cela a accru les contraintes pesant sur le dépôt de la propagande officielle.

Contraintes pour les imprimeurs, tout d'abord, dont vous savez qu'ils ont eu initialement des problèmes d'approvisionnement en papier, puis de réalisation des impressions. De nombreux candidats ont fait peser sur La Poste ou Adrexo la responsabilité de l'absence d'arrivée des plis. Or beaucoup d'entre eux n'ont pas apporté à temps à l'imprimeur les professions de foi et les bulletins de vote – et il s'agit parfois des candidats de listes très importantes ayant gagné les élections –, dans certains cas en raison de la défaillance de leurs propres prestataires. Cela peut être aisément prouvé par les magistrats qui président les commissions de contrôle des opérations de vote.

En tout état de cause, les deux sociétés chargées de la distribution – Adrexo et La Poste – et l'État ne sont pas responsables de tous les maux ; quelques-uns ont aussi été responsables individuellement. De surcroît, le report par trois fois des élections et du dépôt des candidatures, à la demande des associations d'élus et des partis politiques, a conduit à une compression très importante des délais de mise sous pli et de distribution. Cette situation était difficile à anticiper puisque, lorsque le marché a été passé en décembre, la date définitive des élections n'était pas connue avec certitude. Même si cela n'excuse pas les difficultés constatées, cela les explique.

Je prends avec beaucoup de précautions les chiffres fournis par les deux sociétés prestataires. De mémoire, le pourcentage de plis non distribués s'élève à 17 % en Ardèche au premier tour, ce qui est déjà très important. C'est peut-être davantage. Je ne remets pas du tout en question les constatations faites par M. Saulignac.

Nous faisons face à un triple problème.

Tout d'abord, la perception par les électeurs des défaillances de distribution de plis peut difficilement faire l'objet d'une vérification d'une précision scientifique.

Ensuite, se pose la question de la qualité de la tenue des listes électorales. Sans faire injure au député de la Seine-Saint-Denis, il est plus facile de les mettre à jour, par exemple en Lozère, car la mobilité y est moindre. Si l'on ajoute que la distribution des plis est par nature plus aisée dans les zones rurales que dans les grands ensembles urbains, lorsqu'on me dit que la propagande électorale est mal distribuée dans les campagnes, j'ai tendance à penser qu'il y a vraiment un problème. L'inquiétude s'est donc accrue lorsque se sont manifestés les mauvais résultats de distribution par Adrexo en zone rurale, et dans une moindre mesure par La Poste.

Enfin, lorsqu'un pli n'a pu être distribué, La Poste l'a repris pour faire son métier de postier : essayer de trouver le destinataire d'un courrier important. Tel ne fut manifestement pas le cas avec les comportements non professionnels d'Adrexo, une grande partie de ses salariés, de ses intérimaires ou de ses sous-traitants laissant les plis dans des halls d'immeubles, les abandonnant dans des bois, comme je l'ai vu en Côte-d'Or, les jetant ou les brûlant. Telle est, à mon avis, la grande différence entre les deux sociétés.

Le code électoral ne prévoit pas de date pour le début de la distribution de la propagande électorale, monsieur Schellenberger ; aucune date à ce sujet ne figure donc dans les marchés passés, qui se conforment au cadre législatif et réglementaire en vigueur. En revanche, il existe bien une date limite à laquelle cette distribution doit se terminer : la veille du scrutin, s'il ne s'agit pas d'un nouveau document au sens du code électoral. La Poste procède à la distribution de propagande électorale parfois jusqu'au samedi soir, ce qui n'a malheureusement pas toujours d'effet, car nombreuses sont les personnes qui n'ouvrent pas leur boîte à lettre à ce moment-là. J'avais été saisi par le président de l'Association des départements de France, Dominique Bussereau, au sujet de la distribution de propagande électorale très en amont du scrutin. Je lui ai répondu que, même si on pouvait le regretter, c'est à bon droit que les sociétés prestataires distribuent ces documents bien longtemps avant la tenue du vote. Sur ce point, le contrat a été tout à fait respecté ; peut-être faudra-t-il modifier la loi.

Je souligne que la France est sans doute le seul pays qui organise deux élections locales en même temps et qui laisse seulement cinq jours ouvrés entre deux tours – à l'exception de l'élection présidentielle. Dans les pays qui procèdent également à des élections à deux tours, le délai entre les deux votes est plus grand, ce qui facilite la logistique. La France est aussi le seul pays où la propagande électorale est envoyée gratuitement à l'ensemble des électeurs. On multiplie donc les défis d'organisation.

Je le répète, c'est la première fois depuis trente-cinq ans que deux élections sont organisées en même temps sur l'ensemble du territoire. Peut-être y a-t'il eu des erreurs dans leur préparation, et j'en assume bien évidemment la responsabilité ; mais je tiens à souligner le caractère exceptionnel de ces élections.

S'agissant des mises sous pli mal faites et des distributions trop tardives, je n'ai, à ce stade, pas eu d'éléments concernant des distributions effectuées le dimanche, mais je vous crois bien volontiers. Nous avons de nombreux témoignages de personnes qui ont été appelées au dernier moment pour distribuer les plis, dont certaines n'ont d'ailleurs plus voulu travailler pour Adrexo parce que les opérations se passaient mal et que, dans certains cas, elles étaient insultées, victimes de l'énervement des uns et des autres.

Je suis preneur de toutes les informations documentées disponibles, car nous allons nous retourner vers ceux qui ont exécuté ce marché pour leur demander des comptes. Si nous étions amenés à résilier ce contrat pour éviter que ces défaillances recommencent au moment des élections présidentielle et législatives, les enjeux financiers seraient bien entendu importants. Nous aurons alors besoin du maximum d'informations très précises à l'appui de la procédure. Lorsqu'il s'agit d'un marché de 100 millions d'euros, les avocats ne se contentent pas de seules impressions. Je compte sur les travaux du Parlement pour nous aider.

Il est en effet nécessaire d'effectuer rapidement un bilan. Une quinzaine de jours est nécessaire pour cela, et il vous sera transmis dès qu'il sera disponible, madame la présidente.

J'ai demandé à tous les préfets de faire parvenir pour la fin de la semaine, sans doute jeudi, les rapports qu'ils auront réalisés sur les difficultés de distribution des plis, après, bien entendu, avoir consulté les responsables locaux des partis politiques et les maires. Je les transmettrai sans modification à la représentation nationale, de telle sorte que vous disposerez des cent notes sur ce sujet, ce qui vous aidera à comprendre ce qu'il s'est passé et à questionner les sociétés titulaires des marchés.

Je ne dispose pas des données chiffrées concernant les doubles procurations. J'avais demandé, dès le premier tour, transmission du nombre de procurations, et je regrette de ne toujours pas l'avoir, le système en quelque sorte à l'ancienne rendant très lente la remontée d'information. En revanche, je peux vous fournir le nombre de procurations effectuées en ligne, ce qui était possible pour la première fois : avec 260 000 procurations au premier tour, c'est un bon chiffre au vu du taux d'abstention.

Plusieurs questions ont été posées sur les 18 millions de plis non livrés. Je ne suis pas certain de ce chiffre. Je constate que la Poste a exactement la même façon de fonctionner qu'Adrexo, en tout cas avec l'État, et qu'elle déclare ne pas avoir eu de problème de plis non livrés. Nous verrons donc. Il peut aussi y avoir eu des problèmes de distribution parce que les candidats n'ont pas livré les documents ; cela a été le cas dans des régions entières – je ne donnerai pas de noms, car ce sont des choses qui peuvent arriver. Dans quelques cas, les préfets eux-mêmes ont procédé à des mises sous pli, avec leurs sous-préfets, comme dans la Drôme ou en Corrèze. Des réquisitions de personnels ont également pu intervenir à cet effet, notamment de sapeurs-pompiers. Les dépôts ont pu être effectués dans l'urgence, c'est tout à fait possible. Mais je ne dispose pas de ce chiffre de 18 millions de plis non livrés ; cela étant, je veux bien étudier les choses pour mieux comprendre ce qu'a voulu dire la société Adrexo.

En revanche, il est certain que la société Koba Élection, chargée de la mise sous pli, a parfois fait des erreurs – on n'en a pas assez parlé, car on s'est focalisé sur la propagande diffusée. Je constate que les retours de cette société n'ont pas été de la même qualité que ceux de la société Adrexo : alors même qu'elle connaissait des difficultés très importantes, cette dernière a toujours répondu aux appels de l'État et aux convocations, n'a pas nié les problèmes, a communiqué quand l'État le lui a demandé et a mis en œuvre des mesures avec La Poste quand cela a été exigé. Cela ne retire rien aux dysfonctionnements mais démontre sa volonté de régler le problème. Je ne peux pas dire que la société Koba Élection a montré la même diligence quand l'État l'a alertée, à de nombreuses reprises, sur les difficultés constatées, que ce soit au niveau national ou local.

Il est tout à fait possible, comme cela a été évoqué lors des questions au Gouvernement, qu'il y ait eu des défauts de distribution de propagande électorale, mais aussi que la propagande distribuée n'ait parfois pas été la bonne. Cela pose des questions difficiles, au sujet desquelles je me suis déjà exprimé en présentant mes excuses, puisque je suis le chef de l'administration du ministère de l'Intérieur.

La société Adrexo pensait peut-être à un problème particulier, puisqu'en Centre-Val de Loire, un imprimeur a complètement failli en ne fournissant pas les documents destinés à être mis sous pli. Il ne s'agit d'une faute ni de l'État ni d'Adrexo, mais bien de l'imprimeur. En tout état de cause, les préfets feront part en détail de tous les incidents constatés dans leur département.

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