À ce stade de ma carrière, je pense être prêt à assumer la présidence d'une autorité indépendante. D'abord parce que ma vie professionnelle s'achève et que cela facilite, d'une certaine manière, l'indépendance. Ensuite parce que je peux m'appuyer sur une double approche : je connais bien l'administration et le pouvoir exécutif, ses contraintes, ses forces et ses faiblesses ; je maîtrise aussi l'exercice qui consiste à faire du droit en situation d'activité.
J'ai été pendant dix-huit ans à Matignon : en tant qu'adjoint de Jean-Marc Sauvé durant neuf ans, puis comme secrétaire général du gouvernement pendant les neuf années suivantes. J'ai travaillé avec trois présidents de la République, pour le moins différents – Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Je pense comprendre comment fonctionnent l'administration et les grands services publics.
Je crois aussi en la collégialité, en ce qu'elle permet de tirer le meilleur parti de la diversité des compétences rassemblées. La CNCTR est un bon exemple de cette diversité puisqu'on y trouve à la fois des magistrats, un technicien et des parlementaires.
La CNCTR revêt pour moi un intérêt particulier. Arrivé à ce moment de ma carrière, je ressens le désir de faire des choses immédiatement motivantes et clairement utiles. Or les sujets dont la commission a la charge ont un grand potentiel. L'activité des services de renseignement est vouée à se développer et à se perfectionner, pour deux raisons. D'une part, la menace terroriste évolue – elle devient plus diffuse et plus diverse –, tandis que d'autres types de menaces se développent, notamment dans la vie sociale. D'autre part, la connaissance et la maîtrise du numérique vont devenir essentielles dans l'activité de renseignement car le numérique sera omniprésent dans la vie quotidienne de tout un chacun, et de ceux dont s'occupent les services.
Ma conviction est la suivante : si le cadre de l'activité des services est trop lâche, il y a un danger pour la démocratie ; si l'activité des services est trop bridée, il y a un danger pour l'État de droit. La CNCTR doit assurer l'équilibre entre la nécessité de l'ingérence et la défense des libertés, dans le cadre défini par le législateur.
J'ai été l'artisan de ce cadre juridique. En 2010, alors que la presse rapportait des pratiques de renseignement à la légalité incertaine, Nicolas Sarkozy m'avait demandé un diagnostic – qui s'est d'ailleurs retrouvé dans les journaux alors qu'il était secret. Ensuite, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault a décidé d'engager une réforme du cadre du renseignement, à laquelle j'ai travaillé : elle allait devenir la loi relative au renseignement, promulguée le 24 juillet 2015 alors que j'avais déjà quitté Matignon.
Lorsque je regarde aujourd'hui le paysage du renseignement, je suis très impressionné. Il a beaucoup changé depuis la création de la CNCIS : il est devenu foisonnant du point de vue législatif, tout en étant assez ordonné et très cohérent. La loi n'est pas bavarde, bien au contraire. Le cadre est sophistiqué – il ne peut en aller autrement compte tenu de l'activité et du type de contrôle – mais tout à fait opérationnel. Il permet des innovations que l'on n'imaginait pas dans le droit du renseignement : je pense à l'expérimentation pour les algorithmes ou à l'intervention d'un juge spécial au sein du Conseil d'État, une évolution que je n'aurais jamais crue possible en 2015. Ce cadre est réactif, ce qui est nécessaire pour prendre en considération la jurisprudence. La législation sur le renseignement est, pour une large part, le fruit d'un dialogue entre le législateur et diverses juridictions, de surcroît très rapide, ce qui est crucial pour éviter les périodes de décalage.
Depuis 2015, la commission et son président, Francis Delon, ont réalisé un important travail d'acculturation des services, si bien que le paysage me semble aujourd'hui marqué par la confiance et la collaboration : c'est une évolution impressionnante, et rassurante.
Je ne me présente donc pas devant vous comme un pionnier ou un missionnaire. La commission est dans une phase de consolidation. Mais, comme l'a dit le rapporteur, cela s'accompagnera nécessairement d'évolutions.
Consolider les missions, cela signifie respecter la spécificité de l'autorité, qui est d'exercer à la fois un contrôle ex ante – la commission participe à la délivrance des autorisations, avec des pouvoirs renforcés depuis la loi du 30 juillet 2021 – et un contrôle a posteriori.
Le contrôle ex ante repose sur un contrôle de proportionnalité, lequel est pour moi l'honneur de la démocratie. Un tel contrôle consiste à assumer l'existence d'atteintes aux libertés, à les reconnaître, tout en faisant en sorte qu'elles soient maîtrisées et contrôlées, en appliquant, en tant que de besoin, un principe de subsidiarité. Ce contrôle est crucial à mes yeux et je m'y impliquerai personnellement.
Quant au contrôle a posteriori, il garantit l'efficacité de la participation à la délivrance des autorisations. En d'autres termes, pour donner un avis utile, il faut savoir comment se passent les choses en aval. À la lecture des divers rapports de la commission, ce contrôle paraît perfectible, en particulier en matière de centralisation des données. Certaines techniques échappent encore à la centralisation dont le groupement interministériel de contrôle (GIC) a la charge. Des progrès sont aussi possibles dans ce que j'appellerai « la cartographie » de la conservation : où sont les données ? Comment sont-elles utilisées ? À quel moment sont-elles détruites ? Enfin, s'il est important d'établir des contacts directs avec les services et leurs chefs et de se déplacer, le cas échéant à l'improviste, il faut ménager des possibilités de contrôle à distance. Autrement, la commission risque de s'épuiser sans jamais parvenir à exercer toute sa compétence. Le contrôle à distance effraie parfois les services, mais Francis Delon s'est efforcé de le développer ; je pense continuer dans cette voie.
Il faut aussi réfléchir à la manière d'accompagner les mutations. La commission n'est pas un juge : elle doit faire preuve d'impartialité et prendre du recul, mais, en même temps, elle doit se sentir responsable du bon fonctionnement d'un système dans son ensemble ; elle doit s'impliquer, jouer un rôle de vigie, de conseil et d'alerte en tant que de besoin. De ce point de vue, je l'ai dit dans mes réponses au questionnaire, les relations avec les deux assemblées me paraissent cruciales.
La commission est une autorité indépendante, elle n'est donc pas sous le contrôle du gouvernement et n'engage pas directement sa responsabilité politique. Il est normal que le contrôle parlementaire s'exerce à son égard et, le cas échéant, de manière directe. Le système aménage d'ailleurs les relations avec le Parlement puisqu'il prévoit un dialogue avec la DPR, la possibilité pour les présidents des deux assemblées de saisir la commission de demandes d'avis, ainsi que la participation de parlementaires au fonctionnement de la CNCTR.
La commission doit accompagner les mutations d'ordre technologique : développement de l'intelligence artificielle ; arrivée de la 5G – la décentralisation des réseaux risque de complexifier le suivi des communications – ; évaluation des algorithmes. Selon moi, il faut accepter que le législateur s'implique dans ces sujets de plus en plus techniques. La CNCTR elle-même aura sûrement besoin de renforcer sa compétence en la matière. La loi prévoit que l'un des membres de la CNCTR est un spécialiste des communications et du numérique, un technicien si je puis dire, nommé sur proposition du président de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP). J'espère que le nouveau membre sera d'excellente qualité ; je crois savoir que c'était le cas de l'ancien. Néanmoins, je devrai aussi déterminer dans quelle mesure le potentiel d'analyse technique de la CNCTR est suffisant.
Par ailleurs, la commission devra prendre en compte les évolutions juridiques, à savoir les progrès ou les surprises qui naissent de l'activité des juridictions. M. le rapporteur a évoqué la jurisprudence de la CEDH et celle de la CJUE. Pour parler de manière très directe, je dirai que l'on a affaire à un couple, l'aiguillon et l'épée de Damoclès.
L'aiguillon, c'est la CEDH. Quelles qu'aient pu être les critiques formulées à son égard – les membres du Conseil d'État en ont souvent entendu dans la bouche des plus hautes autorités –, on se rend compte, lorsqu'on lit l'arrêt Big Brother Watch, à quel point elle a su trouver un équilibre. Elle exige, pour ce type d'activité, la présence d'une loi, au sens large, parfaitement claire et précise ; en même temps, elle préserve la nécessaire « marge d'appréciation des États ». Selon moi, le renseignement est l'un des domaines où la CEDH a le mieux réussi sa construction jurisprudentielle. D'ailleurs, nous sommes pour l'essentiel d'accord avec sa jurisprudence : notre législation est d'aplomb, à quelques réserves près si on lit intégralement l'arrêt Big Brother Watch – je pense aux garanties « de bout en bout ».
Je l'ai écrit dans mes réponses au questionnaire, la CJUE a ménagé aux États une sorte de surprise. Il était difficile d'imaginer qu'à partir d'une compétence portant sur le fonctionnement des opérateurs, elle serait conduite à remettre en cause l'un des fondements mêmes de l'activité des services de renseignement : la possibilité de conserver provisoirement des données. Il est frappant de voir de quelle manière le dialogue s'est engagé ensuite entre juridictions. Le Conseil d'État a d'abord proposé des formules de compromis, qui auraient permis à chacun de sauver la face. Ces formules n'ayant pas été accueillies favorablement, il a rendu une décision d'assemblée. Il s'agit sûrement d'une grande décision, qui sera publiée au recueil, mais qui me met plutôt mal à l'aise, car elle montre que le dialogue entre les juges n'a pas fonctionné. Le Conseil d'État a en effet été conduit, avec l'élégance qui le caractérise, à faire un travail de « neutralisation » – autrement dit à dépouiller la décision de la CJUE d'une part de sa substance.
Ainsi, malgré tous les efforts consentis depuis 2015, nous n'avons pas de garantie de stabilité. La décision de la CJUE introduit une fragilité, et on ignore quel sera l'avenir de cette jurisprudence : y aura-t-il résignation ou poursuite d'une forme d'offensive ?
Dès lors, l'un des rôles de la CNCTR sera non seulement de suivre ces évolutions mais, autant que possible, de proposer d'éventuelles modifications de la législation et peut-être de contribuer à un travail politique au niveau européen – les sénateurs qui m'ont auditionné avant vous semblent penser qu'il est nécessaire. Il serait en effet très dommageable de laisser s'entretenir une sorte de concurrence entre des juridictions de nature, de composition et de psychologie différentes.
En conclusion, j'ai conscience que je travaillerai dans un paysage d'une grande complexité à la fois technique et juridique. La complexité ne me déplaît pas, au contraire, mais ma préoccupation sera de mettre en évidence, à travers elle, quelques grandes lignes de force : la proportionnalité, la confiance et la loyauté dans les relations avec les services, la traçabilité. Autrement dit, tout ce qui peut assurer la transparence dans une activité vouée au secret.