Intervention de Jean-Marc Sauvé

Réunion du mercredi 20 octobre 2021 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jean-Marc Sauvé, président de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église :

Que, maintenant encore, plus de 160 000 mineurs soient chaque année victimes d'agressions sexuelles signifie que chaque jour 450 nouveaux mineurs sont sexuellement agressés dans notre société. Les pouvoirs publics, le Gouvernement, le Parlement ne peuvent rester sans rien faire face à ce drame absolu.

Qu'est-ce que l'Église, demande M. Tourret ? Nous avons consacré plusieurs pages à cette question et je vous ferai grâce de la relation du débat sur le point de savoir si, compte tenu de la teneur de la loi sur les associations cultuelles, les associations diocésaines, pour le culte catholique, peuvent être légalement débitrices des sommes versées aux victimes de prêtres et de religieux. Nous ne tranchons pas ce débat, mais à la tête des diocèses, il y a des évêques, qui peuvent par ailleurs présider d'autres associations et fondations et qui doivent pouvoir répondre civilement de condamnations portées contre l'Église. Nous avons analysé cette question à la lumière de l'article 1242 du code civil – « On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde » – pour clarifier le débat et le contextualiser, mais nous ne proposons pas que l'Église catholique se situe sur ce registre : nous recommandons qu'elle prenne l'initiative d'une indemnisation. J'ai pleinement confiance en la capacité de la justice d'identifier les personnes responsables dans l'Église catholique. En tout cas, les mots d'un vicaire général selon lequel « l'Église catholique n'existe pas juridiquement » constituent une réponse à la fois insatisfaisante – et c'est un euphémisme – et erronée. Pour le clergé régulier, il n'y a aucun débat juridique, et aucune difficulté pour identifier la personne morale qui serait civilement responsable : ce sont évidemment les congrégations et les instituts religieux.

Nous avons saisi le parquet dans vingt-deux cas. Certains médias se sont interrogés sur ce tout petit nombre de saisines. Nous nous sommes livrés à ce travail de la manière la plus scrupuleuse et nous sommes acquittés de toutes nos obligations sur le terrain de l'article 434-3 du code pénal. La loi s'applique à tous : aux évêques, aux prêtres et aux religieux bien sûr, mais aussi à la commission que j'ai présidée. Pour parvenir à ces signalements, dossier par dossier, les vingt-et-un membres de notre commission étaient assistés de membres associés qui ont mené des auditions avec nous. Pendant trente-et-un mois, j'ai travaillé avec un avocat général honoraire à la Cour de cassation qui a examiné tous les dossiers individuels parvenus entre nos mains et qui, pour chacun, nous a donné un avis, dont nous avons débattu, sur la question de savoir s'il était nécessaire de saisir le parquet, et nous avons fait toutes les saisines que nous étions tenus de faire, y compris en cas de doute.

Si les saisines ont été aussi peu nombreuses, c'est d'abord parce que plus de la moitié des auteurs d'abus sont décédés. Je rappelle aussi que les agressions sexuelles dans l'Église catholique ont déjà fait l'objet de plaintes dans 21 % des cas. Sensiblement plus faible, le taux de plainte pour les abus commis hors Église catholique n'est que de 14 %. Nous avons saisi le parquet à chaque fois que nous le devions, même lorsque les victimes nous demandaient instamment de n'en rien faire. En ce cas, nous avons fait de la pédagogie, non seulement pour faire comprendre aux victimes que la loi s'impose à nous mais aussi, au-delà des considérations juridiques, pour accompagner ces personnes dont une procédure pénale non sollicitée risquait d'intensifier la souffrance.

Je partage les interrogations de M. Diard sur ce qui s'est passé avant 1950. Après que l'Église catholique m'a désigné, le 13 novembre 2018, la première lettre que j'ai reçue émanait d'un ancien collègue du Conseil d'État, qui me racontait ce qui lui est arrivé dans un pensionnat au tout début des années 1940. On se doute que pendant les premières décennies du XXe siècle, les abus ont existé, en France comme dans tous les autres pays. Si j'ai une certitude, au bout de la route que nous avons parcourue, c'est que le silence ou l'absence de témoignage ne prouve en rien qu'il ne se soit rien passé. Pour certains pays, notamment méditerranéens, on me dit : « Mais non, il n'y a pas de plaintes » ; soit, mais il est certain que dans des pays comparables à la France, où l'influence de l'Église catholique était significative, des enfants ont été victimes d'abus.

Pour collecter les informations dont j'ai fait état, nous avons tenu à entendre les responsables de l'islam, du protestantisme et du judaïsme pour savoir comment ils appréhendaient ces questions. Nous avons également travaillé avec le ministère de l'éducation nationale. De échanges de qualité ont donc eu lieu, outre l'enquête menée sur un échantillon de 28 000 personnes représentatif de la population française, qui nous a permis d'avoir une vue globale de toutes les violences sexuelles commises sur des mineurs dans tous les milieux de notre société. Ainsi avons-nous pu situer nos travaux sur l'Église catholique dans un contexte plus global.

Mme Jacquier-Laforge a cité le témoignage de son père ; nous en avons malheureusement entendu fréquemment de semblables, car les violences sexuelles dans l'Église catholique ont une caractéristique qui renvoie au débat sur le célibat des prêtres. Si, dans les familles, les agressions sexuelles visent les filles à plus de 85 %, dans l'Église catholique le rapport est presque exactement inverse : les victimes sont des garçons à près de 80 %. On constate un certain rééquilibrage du sex-ratio au fil du temps, mais pour la dernière période les victimes masculines sont toujours très majoritaires et, comme vous l'avez noté, il y a un pic pour les garçons prépubères de la tranche d'âge des 11-12 ans, cible typique des abuseurs tels que le père Preynat. C'est ce que montre le film Grâce à Dieu, de François Ozon. Étant donné cette caractéristique, on voit bien que ce n'est pas le célibat qui a conduit les prédateurs à faire ce qu'ils ont fait. C'est plutôt leur état qui a conduit des personnes ainsi psychiquement structurées à choisir le sacerdoce, qui leur permet d'approcher des enfants ; pour les prédateurs de masse, c'est évident. Enfin, dans le milieu sportif et dans le milieu éducatif, les victimes sont des femmes pour 55 à 60 %.

Les caractéristiques statistiques de l'abus sexuel sont donc profondément différentes selon que l'on envisage les familles, l'Église catholique et les institutions publiques et privées. Les sex-ratios constatés renvoient à différents profils de prédation. Á cela s'ajoute le facteur crucial que 95 % des abus sexuels dans notre société sont commis par des hommes, si bien que si les abus ont régressé dans certains milieux, c'est parce que la proportion des femmes dans l'encadrement a augmenté dans des proportions considérables. C'est le cas dans toutes les professions de l'éducation et de l'enseignement.

Je rappelle, au sujet des abus sexuels en général, que notre société n'a pris conscience qu'à partir des années 1990 du traumatisme causé aux enfants par ces violences et qu'il n'a plus été question d'une possible « accession au plaisir » pour les mineurs. Ce basculement s'est notamment traduit au sein du ministère de l'Éducation nationale par l'application à partir de 1998 de la règle de la tolérance zéro. Les signalements systématiques au parquet ont commencé alors, et des procédures disciplinaires ont été lancées. Dans l'Éducation nationale, ce changement s'est mis en œuvre, nous semble-t-il, – mais la CIIVISE se prononcera plus précisément sur le sujet – immédiatement et sans affect. Autrement dit, quand une institution décide de changer, elle change.

L'Église catholique a pris la même décision en l'an 2000 sous l'effet de l'affaire Pican qu'a rappelée M. Tourret, mais le passage à la tolérance zéro s'y est appliqué plus difficilement pour deux raisons intellectuellement compréhensibles. La première tient aux liens de confraternité entre les personnes ; les affects compliquent singulièrement les choses quand tout le monde se connaît. La deuxième raison, c'est que l'Église catholique a eu le plus grand mal à articuler l'ordre de la miséricorde et du pardon des péchés et l'ordre de la sanction et de l'application de la loi civile. De plus, d'une certaine manière, les auteurs de ces crimes et de ces délits ont abusé de ces concepts en mettant en avant leur repentir, leurs remords, leur volonté d'amendement. Tout cela a fait que les nouvelles dispositions prises au sein de l'Église catholique en 2000, donc sans retard par rapport aux institutions civiles, se sont appliquées plus lentement. Cette lenteur a eu pour conséquence que le père Preynat, qui aurait dû être renvoyé au parquet en 2000, ne l'a pas été ; cette affaire est à l'origine de la création de l'association « La Parole libérée » et de tout ce qui s'est passé à Lyon et qui a conduit à la démission du cardinal Barbarin.

Madame Untermaier, l'Église catholique a décidé, et je pense qu'elle met régulièrement cette décision en œuvre, de relever de la prescription les fautes commises au regard du droit canonique, qui donne cette possibilité ; pour cette raison, Bernard Preynat a pu être poursuivi, jugé et exclu de l'état clérical. Les règles de prescription civile et pénale s'imposent à l'Église ; aussi proposons-nous que même lorsque la prescription est acquise sur le plan civil, l'Église propose une indemnisation. Il n'est pas interdit à un débiteur qui, devant une juridiction civile, obtiendrait la reconnaissance de la prescription, de s'estimer débiteur quand bien même la loi ne lui en fait plus obligation.

Pour les réparations, nous considérons que les victimes de violences sexuelles ont subi un préjudice irréparable en argent. L'idée de réparation intégrale est une abstraction juridique, et nous considérons qu'il faut absolument éviter une réparation forfaitaire barémisée : par exemple, 3 000 euros pour une infraction punie de trois ans d'emprisonnement, 10 000 euros pour une infraction punie de cinq ans, tant pour un viol… Nous recommandons d'identifier des chefs de préjudice, et pour commencer le préjudice de santé de personnes qui sont parfois toujours sous traitement psychothérapeutique ou psychiatrique. Je signale à ce sujet que le pape, dans sa lettre apostolique en forme de motu proprio, Vous êtes la lumière du monde, dit de la manière la plus claire que l'Église catholique est redevable de tous les soins qui ont été, sont ou doivent être donnés aux victimes d'agressions sexuelles commises en son sein. Il y a aussi des préjudices dans les conditions d'existence, et il peut y avoir des préjudices économiques. J'ignore comment on peut indemniser trente-cinq ans de de psychothérapie ou de psychanalyse, mais il faut tenir compte du fait que cela a coûté et c'est cela qu'il faut indemniser.

M. Christophe Euzet rappelle à raison que la lettre de l'article 226-14 du code pénal permet de déroger au secret professionnel sans faire de cette dérogation une obligation formelle. C'est pourquoi des juristes de bonne foi peuvent dire que l'obligation de dénoncer n'est pas aussi claire qu'il y paraît. Selon nous, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation a déjà tranché : il faut agréger toutes les données, y compris l'article 223-6 du code pénal, en dépit de l'interprétation littérale que l'on peut faire de l'article 226-14.

La commission dit qu'on ne peut établir de relation de cause à effet entre l'obligation de célibat sacerdotal et les abus sexuels. Quand on voit qui sont les victimes des violences sexuelles dans l'Église catholique, on comprend très bien que ça n'est pas l'obligation de célibat qui a conduit à une sorte de report : en réalité, des personnalités ainsi structurées, ainsi perverties, ont choisi l'état sacerdotal. Il est vrai que 95 % des agressions sexuelles étant commises par des hommes, il est sûr que la féminisation du clergé contribuerait largement à lever les difficultés, mais c'est une remarque de portée générale.

Pour parler comme saint Augustin, il y a la cité des hommes et il y a la cité de Dieu. Dans la cité des hommes, la loi est celle de l'État. Mais l'Église catholique est présente en de nombreux pays, qui n'ont pas tous, sur le plan du respect des droits fondamentaux de la personne, les mêmes scrupules que la République française. Du point de vue de l'Église universelle, dire que la loi de l'État prévaut sur la loi de l'Église, c'est englober la loi de la Corée du Nord ou de la République populaire de Chine. Le problème doit donc être pris sous un autre angle : la protection des enfants. Alors des convergences peuvent se dessiner, parce que sur ce plan la loi de la République et celle de l'Église ont exactement le même langage. L'Église catholique a un droit canon ferme et précis, mais elle a une grande capacité à interpréter ses lois et à y déroger quand c'est nécessaire – « Comme le Conseil d'État ? », m'a demandé, facétieux, un décideur public avec qui j'en discutais, à la différence près que l'Eglise a 2000 ans d'histore et le Conseil d'Etat seulement 200 ans ! Je ne doute pas qu'au regard d'un intérêt fondamental partagé des solutions parfaitement satisfaisantes peuvent être trouvées. Si l'on utilise les bonnes clés d'entrée, l'Église saura interpréter ses règles et y déroger – elle l'a fait bien avant la République française.

Monsieur Morel-À-L'Huissier, s'agissant du délai de prescription, nous proposons de prendre acte de la loi de 2018, qui nous paraît juste. En retenant un délai de 30 ans à compter de l'accession à la majorité, les infractions sexuelles subies dans l'enfance peuvent être dénoncés jusqu'à l'âge de 48 ans ; allonger ce délai ne nous paraît pas pertinent. En revanche, indemniser au-delà des délais de prescription nous paraît souhaitable, mais sur une base volontaire, étant observé que la prescription civile stricto sensu en la matière est de 20 ans. Notre commission s'adresse à l'Église catholique au regard, aussi, de son patrimoine moral et spirituel : l'Église ne peut se contenter de dire comme un quidam ou une entreprise : « Pour moi, c'est terminé ». C'est ainsi que l'on parvient à conjuguer deux choses en apparence contradictoires : ne pas modifier le délai de prescription mais aller vers une indemnisation.

L'article 40 du code de procédure pénale s'applique aux agents publics, ce que la commission n'est pas. Mais l'article 434-3 du code pénal s'applique à toute personne qui a connaissance de mauvais traitements à enfant, de même que l'article 434-1 lorsqu'on a connaissance de crimes qui peuvent être commis.

Monsieur Peu, j'ai sans doute pris un raccourci générateur de confusion. La décroissance en valeur absolue se poursuit au cours de la troisième période : 56 % de tous les abus recensés dans l'Église ont eu lieu pendant la première période, 22 % au cours de la deuxième, longue de deux décennies, et 22 % encore pendant la troisième période, qui est de trente ans. Pendant cette dernière période, 13 % des abus ont été commis entre 1990 et 2000 et 9 % entre 2000 et 2020. La baisse se poursuit donc. Mais il est vrai qu'en taux de prévalence, la troisième période constitue un plateau : la courbe en valeur relative a cessé de décroître. Cela signifie que le problème demeure.

Comment l'Église peut-elle indemniser alors que les faits sont prescrits ? Nous pensons qu'il ne faut pas bouleverser le droit civil, au risque de conséquences systémiques. Porter le délai de prescription pénale et civile de 20 ans à 40 ou 50 ans, aura des conséquences sociales, et des comparaisons de régimes juridiques pourraient être difficiles à assumer, car il y a un lien entre la recommandation que nous faisons à l'Église catholique et la loi civile. Quand je parle de 216 000 victimes à la représentation nationale, je ne peux pas ne pas penser aux 5,5 millions de victimes dénombrées dans l'ensemble de la société. Nous sommes confrontés à un désastre social et sanitaire. Depuis trente ans, le Parlement a créé dans ces cas des dispositifs d'indemnisation assortis, le cas échéant, d'actions récursoires contre les auteurs. De la même manière, le législateur peut, sans modifier des délais de prescription ni en matière pénale ni en matière civile, définir un régime d'indemnisation avec, le cas échéant, la possibilité de se retourner soit contre l'auteur – le père qui a abusé de son enfant –, soit la fédération sportive ou l'institution publique ou privée dans le cadre de laquelle la violence sexuelle a été commise.

Madame la présidente, vous m'avez interrogé sur le secret de la confession. L'obligation de dénoncer, à nos yeux, est certaine et j'ai esquissé que la clé d'entrée pourrait être la protection des enfants. On peut trouver là un moyen d'articuler un secret absolu et l'obligation de dénoncer. La difficulté est réelle, mais elle peut être surmontée.

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