Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Réunion du mercredi 20 octobre 2021 à 10h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La réunion débute à 10 heures 05.

Présidence de Mme Yaël Braun-Pivet, présidente

La Commission auditionne M. Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d'État, président de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (CIASE), sur les conclusions du rapport « Les violences sexuelles dans l'Église catholique - France 1950-2020 ».

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Nous sommes réunis pour entendre M. Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d'État, venu nous présenter les conclusions du rapport de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église. Je vous félicite, monsieur le président, pour ce travail considérable, dont aucun de ceux qui l'ont accompli n'est sorti indemne, avez-vous écrit, et qui a provoqué une onde de choc dans la société française. Ce que vous décrivez s'adresse à l'ensemble de la société et interpelle nos institutions. Aussi nous a-t-il semblé indispensable de vous auditionner.

Vous le savez, notre commission s'est particulièrement impliquée, sous cette législature, dans la lutte contre les violences sexuelles à l'égard des mineurs. Elle a participé à la redéfinition du crime de viol et du délit d'agression sexuelle sur mineur de 15 ans ; à l'introduction du principe de la prescription glissante pour les criminels sexuels en série ; à la prolongation du délai de prescription de 20 à 30 ans ; à l'évolution du secret médical.

Le rapport que vous avez rédigé soulève des questions juridiques qui intéresseront la commission des lois. Nous en discuterons entre nous pour définir quelles conséquences tirer de votre audition.

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Jean-Marc Sauvé, président de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église

Je vous remercie, madame la présidente, et je remercie la représentation nationale de m'entendre. Le rapport étant public depuis maintenant plus de deux semaines, je peux aller à l'essentiel. Pour dresser l'état des lieux des agressions sexuelles dans l'Église catholique, en particulier du nombre des victimes, nous avons trois indicateurs dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils ne se recoupent pas.

En premier lieu, 2 738 personnes se sont adressées à nous dans le cadre de l'appel à témoignages de dix-sept mois que nous avons lancé. Il était possible d'y répondre tous les jours de 9 heures à 21 heures, dimanche compris.

Il y a ensuite le nombre – 4 800 environ – de victimes qui peut être apprécié au travers des archives de l'Église. Il résulte d'une part de l'inventaire des archives des diocèses et des congrégations religieuses masculines et féminines, d'autre part des enquêtes menées dans trente-et-un diocèses et quinze instituts religieux. Ce nombre suscite des interrogations, dans certains cas des soupçons. Il est en réalité assez cohérent avec les conclusions de l'étude menée par l'INSERM en population générale à partir d'un échantillon de 28 000 personnes – pour autant que les sciences sociales sont absolument sûres, mais depuis Émile Durkheim elles ont apporté la preuve de leur solidité –, selon lesquelles l'Église n'a été informée que de 4 % des cas de violences sexuelles commises, soit que les enfants n'en ont pas parlé, soit que, quand ils en ont parlé, les parents ou les tiers ne les ont pas crus ou n'ont pas pris d'initiatives utiles. 4 % des cas, rapportés aux 216 000 victimes estimées de clercs et de religieux et religieuses, cela fait 8 000 cas. Ce n'est pas très éloigné des 4 800 victimes recensées dans les archives de l'Église catholique, d'autant que l'Église a pu être informée d'abus et de l'existence de victimes qui n'ont pas été documentés dans ses archives. J'ai personnellement été le témoin indirect, au début des années 1960, d'affaires qui se sont réglées sans qu'il y ait aucune trace dans les archives de ce qui s'était passé.

La troisième source quantitative est constituée par les résultats de l'enquête en population générale. Elle conduit, avec un intervalle de confiance de plus ou moins 50 000, à estimer à 216 000 le nombre des victimes de clercs, de religieux et de religieuses. Si l'on intègre les agressions sexuelles commises par des laïcs, bénévoles ou salariés, en mission d'église, l'estimation passe à 330 000.

Nous avons aussi été conduits à calculer le taux de prévalence des agressions sexuelles dans l'Église, autrement dit le rapport entre le nombre des victimes dans un milieu donné et celui des personnes qui ont fréquenté ce milieu. Ce taux est de 1,16 % si l'on intègre les abus commis par des personnes en lien avec l'Église, de 0,82 % si l'on se limite au mandat strict de la commission, qui était de conduire des investigations sur les violences sexuelles commises par des clercs, des religieux et des religieuses. Ce taux est très inférieur aux taux d'agression sexuelle dans les familles, par des amis de la famille – c'est le film Les Chatouilles d'Andréa Bescond – et par les copains, qui s'établissent respectivement à 3,7 %, 2 % et 1,8 %. Je reviendrai sur le taux de prévalence des violences sexuelles dans les institutions publiques et privées.

Certains éléments du rapport n'ont pas, à mes yeux, été assez mis en lumière. Nos investigations ont porté sur 70 ans d'histoire de l'Église et de la société française. Si l'on considère les années 1950 d'une part, les années 2010-2020 d'autre part, nous ne parlons plus du même pays. La grande majorité des abus dans l'Église – 56 % des abus recensés, soit 121 000 – ont eu lieu entre 1950 et 1969. Ils ont majoritairement été commis dans le cadre d'institutions scolaires dotées d'internats, et dans le cadre paroissial de manière nettement moindre. Pendant les deux décennies suivantes, le nombre de violences sexuelles commises chute à 22 % du total estimé soit, tout de même, 47 000 abus environ, et la proportion est la même pendant la dernière période, de trente années cette fois, qui court de 1990 à 2020.

Les 216 000 abus perpétrés dans l'Église catholique au cours de ces 70 années représentent un peu moins de 4 % de tous les abus sexuels commis dans la société française, puisque dans la population âgée de plus de 18 ans en France aujourd'hui, 5,5 millions de personnes ont été sexuellement abusées pendant leur minorité. Là encore, ce taux n'est pas uniforme. Pendant les années 1950 à 1970, les abus ont représenté 8 % du total ; pendant les années 1970 à 1990, les abus commis dans l'Église ont représenté 2,5 % de l'ensemble de ces actes, et 2 % au cours de la troisième période. Il y a donc une évolution dans l'Église catholique, en valeur absolue et en valeur relative. Le calcul du taux de prévalence montre une baisse dans le temps très forte en valeur absolue ; elle est plus modérée quand on prend pour numérateur les victimes et pour dénominateur les personnes qui ont fréquenté l'Église catholique, parce que l'empreinte sociale de l'Église s'est restreinte en France.

Dans la société française, l'évolution est différente, et je me dois de parler aussi au législateur des 5,5 millions de personnes qui, dans l'ensemble de notre société, ont subi des violences sexuelles pendant leur minorité. Pour la première période, on dénombre 1 400 000 victimes, tous milieux confondus : familles, institutions publiques et privées, tous les cultes, la protection de l'enfance, l'école, le sport. Pour la deuxième période, leur nombre s'établit à 1 850 000, et à un peu plus de 2,2 millions pour la période 1990-2020. Dans notre société, les violences sexuelles sont donc en hausse. Toutefois, cette augmentation doit être pondérée par deux éléments qui la relativisent.

D'une part, la population en France est passée d'un peu plus de 40 millions d'habitants au sortir de la Seconde Guerre mondiale à 66 millions aujourd'hui. D'autre part, pour toutes les enquêtes portant sur les violences sexuelles, il y a une libération de la parole, mais elle est d'autant plus forte que les agressions ont eu lieu récemment et que les générations concernées sont jeunes, si bien que dans le milieu catholique comme dans le reste de la société, les agressions commises dans les années 1950 et 1960 sont sous-estimées. Cela contribue à contextualiser la hausse saisissante du nombre des violences sexuelles dans notre société ; il n'empêche, ces chiffres sont si peu rassurants qu'avant de remettre le rapport et alors que sa rédaction était toujours en chantier, j'ai fait la relation orale de nos conclusions à nos mandants pour qu'ils ne découvrent pas le 5 octobre les chiffres accablants dont j'ai parlé, mais aussi aux pouvoirs publics, auxquels j'ai fait part de l'évaluation de 5,5 millions de victimes dans l'ensemble de la société et de l'évolution de la courbe dans le temps.

Le rapport lui-même et le rapport de l'INSERM annexé distinguent les lieux de socialisation. Sans revenir sur les familles, les amis des familles et les cercles amicaux, déjà mentionnés, j'en arrive aux institutions publiques et privées. Dans le détail, si l'on considère le nombre des victimes de violences sexuelles pendant leur minorité subies par des personnes aujourd'hui majeures, on en dénombre probablement 400 000 au titre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports. Pour l'éducation nationale seule, nous avons chiffré le nombre des victimes à 141 000, hors internats scolaires. Pour des raisons techniques, nous n'avons pas pu évaluer le nombre des victimes dans les internats scolaires mais, compte tenu du nombre de victimes dans l'échantillon de 28 000 personnes représentatives de la population, il ne devrait pas être inférieur à 50 000. L'évaluation est de plus de 100 000 victimes dans le sport et de plus de 100 000 aussi dans les accueils collectifs de mineurs ; on approche les 400 000 victimes. La situation pour ce qui relève de la protection de l'enfance doit être davantage documentée mais il serait naïf de croire qu'il ne s'est rien passé.

Pour les autres cultes, nous éprouvons des difficultés à déterminer le chiffre en valeur absolue. Je puis dire que dans notre échantillon de victimes des cultes, 88 % sont victimes dans le culte catholique par un responsable de l'Église – prêtre, religieux, religieuses – et 12 % pour le protestantisme, le judaïsme et l'islam confondus ; on a l'intuition que là non plus les choses ne sont pas parfaitement claires.

Enfin, le taux de prévalence des abus par lieu montre 0,34 % pour l'école, hors internat scolaire, 0,36 % pour les accueils collectifs de mineurs et de 0,28 % pour le sport ; je passe sur l'enseignement artistique et culturel. En nombre, le cumul amène à 50 000 victimes, excusez du peu.

Sur ces questions, une vue aussi large que possible es nécessaire. Maintenant que nous avons rendu notre rapport à l'Église catholique, il faut regarder aussi la société dans son ensemble. C'est notamment la mission de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, la CIIVISE, dont le Président de la République a annoncé la création le 20 janvier dernier et qui a démarré ses travaux au début du printemps.

Voilà brossé le tableau assez sombre d'une réalité dont je pense qu'elle affecte la totalité des pays comparables au nôtre. Il est d'ailleurs terrifiant que les quelques éléments permettant de faire des comparaisons internationales donnent à penser que, en ce qui concerne l'Église catholique uniquement, l'Église de France se situe plutôt en bas de la fourchette.

Un seul pays, les Pays-Bas, a mené une enquête en population générale, et uniquement sur les personnes de plus de 40 ans. Elle montre un taux de prévalence des abus de 1,7 % ; il s'agit du nombre de victimes de personnes en lien avec l'Église catholique rapporté à toute la population des personnes de plus de 40 ans. En France, le pourcentage est de 0,7 %, mais les intervalles de confiance se recoupent et l'on ne peut en déduire que la proportion des abus en France est clairement inférieure à celle qui est constatée aux Pays-Bas. Mais dans ce pays, la religion catholique et la religion protestante sont quasiment à parité, si bien qu'en réalité le taux de prévalence des abus dans la population, même aux Pays-Bas, qui n'est pas le pays principalement concerné, a très probablement été supérieur à celui constaté en France.

Le deuxième élément de comparaison internationale porte sur le nombre de clercs abuseurs. Nous en avons identifié entre 2 900 et 3 200 : entre 2,5 et 2,8 % du clergé pour toute la période. Sauf aux Pays-Bas, où ils sont un peu inférieurs, ces taux sont plus élevés ailleurs : 4,4 % de l'effectif clérical en Allemagne, 4,8 % aux États-Unis, 7 % en Australie, 7,5 % en Irlande. Certes, aucune de ces études ne peut prétendre à l'exhaustivité, mais il semble aux chercheurs de l'École pratique des hautes études qui ont travaillé avec nous que les biais de l'étude française ne sont pas supérieurs aux biais des études étrangères. Nous pouvons en déduire que la question sur laquelle nous avons travaillé n'est probablement pas plus grave en France qu'elle ne l'est à l'étranger.

J'en viens aux 45 recommandations de notre commission. De mon point de vue de président de la commission, qui ne s'impose nullement à la représentation nationale, aucune de ces recommandations n'appelle, directement ou indirectement, une modification de la législation.

Un sujet est plus délicat que les autres en terme législatifs : le secret professionnel et son articulation avec l'obligation de dénoncer des crimes – article 434-1 du code pénal – ou des mauvais traitements sur enfants et personnes vulnérables – article 434-3 du même code. Nous considérons que la législation, en son état actuel, crée pour un prêtre ou un religieux l'obligation de dénoncer, qu'il soit destinataire de confidences dans le cadre de conversations évidemment couvertes par le secret professionnel, mais secret qui cède à l'obligation de dénoncer faite par le code pénal, ou qu'il les reçoive dans le cadre de la confession. Nous l'avons écrit dans notre rapport : l'obligation de dénoncer demeure. Aussi bien, dans la République, on n'imagine pas que, sur le plan législatif, il puisse y avoir plusieurs catégories de secret professionnel : il y a secret professionnel ou il n'y en a pas. La hiérarchie que le code de droit canonique établit entre différents secrets et, précisément, le secret de la confession, n'a jamais existé dans la loi depuis que la République existe, et n'a pas lieu d'être.

Il faut certes combiner plusieurs articles du code pénal : l'article 226-13, qui définit le délit de manquement au secret professionnel ; l'article 226-14, qui prévoit des dérogations assez larges ; l'article 434-3 qui crée une obligation de dénonciation, elle-même assortie d'une exception quand, précisément, il y a un secret professionnel mais cette exception doit se lire en cohérence avec l'exception de 226-14 ; l'article 223-6, qui crée une obligation d'assistance à personne en danger. Notre analyse est claire ; je sais qu'elle requiert un peu d'expertise juridique, et je sais que tous les juristes et tous les pénalistes ne partagent pas notre interprétation. Notre commission n'a aucune autorité juridique particulière, mais elle comptait parmi ses membres différentes personnalités, dont un président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation ; nous avions donc quelques ressources en termes d'expertise.

Toutes les recommandations que nous formulons pour le surplus s'adressent à l'Église catholique, soit au niveau universel pour la refonte du code de droit canonique, soit au niveau national. Á mes yeux, elles n'imposent pas non plus de modifier la législation.

La commission recommande d'abord, pour le passé, la reconnaissance de la responsabilité de l'Église catholique dans des abus de caractère systémique. Qu'entendons-nous par là ? Les agressions sexuelles commises ne peuvent pas être rapportées ou connectées dans chaque cas à des fautes civiles ou à des fautes pénales. Les fautes pénales sont évidemment celles des auteurs des abus et, le cas échéant, de la hiérarchie, qui peut également avoir commis une faute civile : un évêque qui met un prêtre dont il sait les pulsions et les tendances pédophiles au contact d'enfants engage évidemment a minima sa responsabilité civile, indépendamment de sa responsabilité pénale. Mais au-delà de ces chefs de responsabilité, la commission considère qu'un ensemble de défaillances, de négligences, de défauts de vigilance graves ont conduit à ne pas entendre et voir ce qui devait être entendu et vu, à ne pas capter les « signaux faibles », les 4 % d'abus parvenus à la hiérarchie ecclésiastique. L'Église n'a pas su non plus traiter avec la rigueur suffisante ces questions, ni en termes de soins médicaux ni en termes de protection de l'enfance. Elle a aussi, dans bon nombre de cas, couvert ces agissements, et n'a pas mis en œuvre les mesures de prévention qui convenaient. Nous proposons donc une reconnaissance de responsabilité globale pour des abus qui ont revêtu un caractère systémique.

Nous proposons également, pour les infractions prescrites, la création d'un dispositif de reconnaissance de la qualité de victime des personnes s'adressant à l'Église. Pour avoir travaillé près de deux ans sur ce sujet, nous savons que même sans débat juridictionnel contradictoire, une audition prolongée permet, avec une très faible marge d'erreur, de savoir si l'agression sexuelle relatée est plausible ou si l'on est confronté à un récit reconstruit. Nous proposons aussi de créer un dispositif d'indemnisation non forfaitaire, prenant en compte la réalité des préjudices – qui, pour autant, ne pourra pas être une réparation intégrale. Voilà pour le passé.

Pour l'avenir, nous ne proposons pas davantage de légiférer. En particulier, nous ne proposons pas d'allonger le délai de prescription au-delà de ce que le Parlement a voté en 2018. Ce serait pour la plupart des victimes un facteur d'espérance mais aussi de souffrance supplémentaire, car 40 ou 50 ans après les faits, alors qu'il n'y a plus ni preuves ni traces matérielles, la vérité judiciaire, que nous respectons, ne permet pas d'établir une culpabilité. On n'est pas présumé coupable, on n'est pas plausiblement coupable : on est coupable ou on ne l'est pas, et si la preuve de la culpabilité n'est pas apportée, il y a classement sans suite, relaxe, acquittement ou non-lieu.

En revanche, nous recommandons la création d'un dispositif interne à l'Église catholique, des mesures de gouvernance de portée générale, simples et pratiques : des entretiens annuels et une cartographie des risques. Toutes les institutions fonctionnent de la sorte et nous pensons que l'Église catholique doit également se soumettre à ces règles.

Nous pensons aussi que le droit pénal canonique aurait pu fonctionner et peut fonctionner pour traiter ces abus en interne. La République ne peut exclure un prêtre de l'état clérical, mais la justice canonique le peut, et il ne faut pas le négliger. D'une part, les règles du procès équitable doivent être inscrites dans le code de droit canonique ; d'autre part, les victimes qui, dans la procédure pénale française, sont bien mieux traités que dans beaucoup d'autres pays, doivent avoir accès à la procédure pénale et au dossier. Nous proposons aussi des mesures dans le domaine de la prévention, de la sélection et de la formation des prêtres et des religieux. Enfin, au risque de paraître nous élever au-dessus de notre condition, nous formulons certaines recommandations relatives à la théologie morale de l'Église catholique de nature à éviter des dévoiements et une dénaturation de la doctrine dont nous avons pris la mesure au fil des auditions et qui a conduit à indûment sacraliser la personne du prêtre, trop identifié au Christ non seulement dans la célébration des sacrements mais au-delà.

De même, nous considérons que, dans la morale de l'Église catholique, il est indispensable de remédier au nivellement général des manquements au sixième commandement – « Tu ne commettras pas d'adultère » – en prenant spécifiquement en considération l'atteinte à l'intégrité physique et psychique des personnes. Autrement dit, un manquement à la morale de l'Église catholique au regard du sixième commandement peut également être une œuvre de mort – laquelle tombe sous le coup du cinquième commandement du Décalogue – « Tu ne tueras pas ». Pas davantage qu'elle ne se prend pour le législateur, la commission ne s'est prise pour ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire une autorité de l'Église catholique, mais nous avons signalé des risques de dénaturation et de dévoiement de telle sorte que des mesures soient prises.

Je conclurai par quelques mots sur la responsabilité du Gouvernement et du Parlement au regard de l'ensemble des violences sexuelles. Étant donné toutes les informations collectées, on ne peut pas ne rien faire. Cela tombe très bien : une commission gouvernementale va prolonger et amplifier le travail que nous avons mené. Mais je suis persuadé, et j'en ai parlé aux membres du pouvoir exécutif concernés par ces politiques, qu'il y a eu dans le passé, et qu'il y a probablement encore maintenant, des défaillances dont il faut s'occuper parce que le problème dont nous parlons, qu'il s'agisse de l'Église catholique ou du reste de la société française, n'est pas un problème du passé. Il y a encore, tous les ans, 160 000 victimes mineures supplémentaires d'agression sexuelles dans notre société. On parle du nombre des féminicides ; la même vigilance et la même exigence doivent s'exercer pour ce qui concerne les agressions sexuelles sur enfants. Divisez 160 000 par 365 et vous aurez une idée de ce qui se passe tous les jours dans notre pays – dans des enceintes privées telles que le cadre familial et amical certes, mais aussi dans des institutions publiques et privées. Cela ne peut rester sans réponse. Je ne recommanderai pas de loi particulière mais, à l'évidence, une grande vigilance du pouvoir exécutif et du Parlement dans sa fonction de contrôle. Enfin, nous recommandons à l'Église catholique, je vous l'ai dit, de créer un dispositif permettant d'indemniser les victimes au-delà des délais de prescription et cette recommandation ne peut pas rester sans conséquence sur le reste de la société.

Nous l'avons écrit : l'Église catholique doit avancer car si elle ne le fait pas, le Parlement prendra probablement la main.

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Ce que vous venez de dire, monsieur le président, est terrifiant. Terrifiant parce que la confiance dans une institution, l'Église, a été trahie. Terrifiant parce qu'a été mis sur pied une organisation quasiment criminelle. Terrifiant parce que des centaines de milliers de jeunes garçons âgés d'une douzaine d'années ainsi violés en restent marqués pour le reste de leur vie. Vous parlez d'abus à caractère systémique, mais n'est-ce pas une organisation structurelle qui s'est faite sur le fondement de la philosophie de l'éveil de l'enfant à la sexualité ? Au prétexte d'« éveiller » l'enfant, on pouvait le violer : c'était pour son bien. Ce qui me terrifie également, pour avoir plaidé de nombreux dossiers à ce sujet, c'est que cette structure est hiérarchisée. Le prêtre violeur va voir son évêque ; mais combien de crimes qu'ils connaissaient les évêques ont-ils dénoncé ? Pratiquement aucun. Et quand l'évêque de Bayeux-Lisieux est condamné à trois mois d'emprisonnement avec sursis pour non-dénonciation de crime – j'étais partie civile dans cette affaire – le Vatican a refusé de faire la moindre démarche pour le muter. C'est donc l'ensemble d'une structure qui a permis cette criminalité.

Que faut-il faire ? D'abord, monsieur le président, définir ce qu'est l'Église. Sont-ce les associations cultuelles, est-ce le clergé régulier, le clergé séculier ? De la définition donnée découlera l'indemnisation. Le patrimoine de l'évêché de Paris peut-il être saisi et vendu pour indemniser les victimes ? En ce cas, l'État ne doit-il pas prendre des mesures de saisie conservatoire ? L'indemnisation portera sur des chiffres très élevés si l'on se rapporte aux montants octroyés aux victimes américaines par la justice des États-Unis. Y aura-t-il une indemnisation différente selon que les abus ont été commis par le clergé régulier ou par le clergé séculier ? Toutes ces questions vont être posées et nous devons y répondre. Je remercie la présidente de notre commission d'avoir organisé votre audition et je pense nécessaire qu'une instance parlementaire plus importante, de l'Assemblée nationale et du Sénat, soit créée, qui pourra avoir connaissance des conclusions du procureur de la République sur ces faits, car je ne doute pas que votre commission l'en a saisi. Ne rien faire serait une forme de complicité. Nous devons être justes, c'est-à-dire intraitables.

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Je vous remercie, ainsi que tous ceux qui vous ont entouré pendant ces longs mois, pour l'élaboration de ce rapport remarquable et effarant, que personne ne conteste. Pour avoir entendu à titre privé des personnes très âgées, je pense que malheureusement la situation était pire encore avant les années 1950, notamment dans l'Église catholique ; avez-vous des éléments à ce sujet ? D'autre part, comment vous êtes-vous procuré les données, tout aussi stupéfiantes, relatives à l'Éducation nationale et aux organismes relevant des ministères de la jeunesse et des sports ?

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Ce rapport donne la nausée, et l'Église y a d'ailleurs réagi en disant sa honte. Mon propre père, né juste après la guerre, a été enfant de chœur ; il nous a toujours dit qu'il fallait éviter de se trouver seul avec le prêtre… Au nombre des 165 000 enfants victimes chaque année de violences sexuelles dans la société française dans son ensemble, il y a quelque 130 000 filles et 35 000 garçons. La proportion des filles et des garçons victimes de ces agressions est inverse pour les victimes du clergé catholique ; comment l'expliquer ?

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Le monde ne sera plus tout à fait le même pour nous, législateurs, après votre intervention, monsieur le président, car si l'Église sort fracassée par les conclusions de votre commission, la société entière et sans doute nous aussi, parlementaires, n'avons pas su voir. Il est facile de trouver des boucs émissaires, mais nous avons la responsabilité collective de ne pas avoir su mettre un terme à une situation qui a un impact sur toute la société. Pour l'heure il est question de l'Église catholique mais je vous remercie d'avoir contextualisé le problème, ce qui nous oblige à progresser dans le registre de la prévention et de la réparation. Mais vos recommandations peuvent-elles rassurer le législateur, à qui il incombe d'édicter des dispositifs permettant de garantir prévention et réparation ? Je ne souhaite pas particulièrement gonfler notre corpus législatif, déjà très fourni, mais ne devons-nous pas nous assurer que le législateur ne passe pas à côté d'un dispositif clairement défini, dans le respect de la laïcité ?

L'Église a indiqué qu'elle n'opposerait pas l'argument de la prescription aux dépôts de plaintes. Est-ce juridiquement concevable ? Quelle sera la réaction du tribunal ? Puisque vous écartez l'hypothèse d'une réparation forfaitaire, comment envisagez-vous la réparation d'un préjudice tel que celui que vous décrivez ?

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Vous dressez un état des lieux accablant s'agissant du passé, préoccupant pour l'avenir. Vous mettez très justement en cause l'insuffisance des droits accordés aux victimes par le droit canon, et vous évoquez différentes raisons ayant probablement conduit aux dérives que vous avez constatées : l'excessive sacralisation de la personne du prêtre ; la survalorisation du célibat du prêtre ; le dévoiement de l'obéissance lorsqu'elle confine à l'oblitération de la conscience ; le tabou de la sexualité dans l'Église. Vous avez mentionné diverses recommandations relatives à l'organisation interne de l'Église catholique qui concernent la gouvernance et la formation, mais laissé de côté la question de l'ordination exclusivement masculine des prêtres et celles du célibat et du vœu de chasteté qui, de mon point de vue, mériteraient d'être discutées, même si cela relève de l'organisation interne de l'Église catholique. Dans votre propos liminaire, vous n'avez rien dit non plus de l'ordination exclusive des hommes. D'un point de vue strictement juridique, nous faisons face, avec le secret de la confession, à un système paradoxal, puisque l'article 226-14 donne la faculté de violer le secret professionnel mais n'en fait pas une obligation. Aussi ai-je le sentiment que quand on reste sur le terrain juridique, on ne s'attaque pas à la source du problème. Vous jugez qu'il n'est pas nécessaire de légiférer ; mais comment, alors, clarifier la situation juridique pour permettre la dénonciation des faits décrits en confession et éviter leur répétition et, en toute hypothèse, imposer avec efficacité la supériorité du droit positif sur la doctrine catholique ?

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Monsieur le président, vous avez déclaré : « Le plus terrible pour moi aura été de voir le mal le plus absolu ». Nous avons eu l'occasion de travailler ensemble ; je connais votre rectitude et je me doute des difficultés que vous avez éprouvées pour aborder ce sujet. Chacun salue votre rapport, et j'associe à mes félicitations Alain Tourret, qui a eu des mots justes. Vous avez parlé de la confiance que l'on croyait pouvoir faire à l'institution. Cela amène à considérer l'omertà constatée, et vous avez proposé certaines pistes de remédiation. Rejoignant en cela l'avocate Marie Dosé qui vient de publier un ouvrage intitulé L'Éloge de la prescription, vous recommandez de ne pas allonger le délai de prescription, compte tenu du dépérissement des moyens de preuve. Vous dites en revanche que l'indemnisation est indispensable et qu'elle peut aller au-delà des délais de prescription, ce qui interroge le juriste. Vous parlez également de réparation, et considérez qu'il n'est pas besoin de législation complémentaire, les articles actuels du code pénal suffisant – mais vous dites dans le même temps qu'une expertise sera peut-être nécessaire pour tenir compte de la réalité. Quelle réponse apporter à cette problématique ? Enfin, étant donné ce qui a été divulgué, comment appliquer l'article 40 du code de procédure pénale et saisir tous les parquets qui peuvent être concernés ?

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Je vous remercie pour ce rapport, qui a provoqué la sidération dans le pays. Cette affaire n'est-elle pas un crime de masse, ce qui permettrait d'avancer sur la qualification juridique ? Vous avez mentionné la décroissance continue des abus commis au long des périodes successives ; pourtant, on lit dans le rapport que les faits cessent de décroître dans la période la plus contemporaine, ce qui ne laisse pas d'interroger. Enfin, l'omertà et une certaine complicité de la hiérarchie ne signalent-elles pas un problème qui interroge l'Église, certes, mais aussi le législateur sur le fait qu'il y a dans l'institution catholique un problème de hiérarchie entre le droit canonique et les lois de la République ? Le Premier ministre l'a rappelé lors de sa rencontre avec le pape, par une formule que je fais mienne : « La séparation de l'Église et de l'État, ce n'est en aucun cas la séparation de l'Église et de la loi ». Or, il y a une ambiguïté, alors même que la question du séparatisme est dans le débat public. Enfin, sachant que la parole sur ces faits est difficile et qu'elle s'exprime souvent très tardivement, comment en rester à un délai de prescription aussi court pour des crimes qui sont souvent révélés au-delà de la prescription juridique ?

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Je vous remercie, monsieur Sauvé, pour vos propos et pour le long travail réalisé sur un sujet dont l'Assemblée nationale a traité plusieurs fois. Il ne revient pas au législateur de dire comment l'Église catholique ou tout autre culte doit s'organiser, mais des crimes et des délits ont été et sont commis et je redoute l'attentisme. Nous avons déjà légiféré sur les violences faites aux enfants mais je ressens une forme d'impuissance. De mesures législatives ne permettraient-elles pas, pour ce qui concerne le personnel non ecclésiastique au moins, de progresser dans la prévention de ces crimes ? D'autre part, le rapport attribue la baisse du nombre d'abus commis à la moindre influence de l'Église catholique dans le pays. Mais les prises de parole et les débats croissants au sein de la société n'ont-ils pas aussi entraîné une prise de conscience dans l'Église ?

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Vous considérez que le personnel de l'Église doit s'affranchir du secret de la confession et dénoncer les crimes, que c'est une obligation dont le non-respect est sanctionné pénalement. Votre rapport relève que les violences décrites sont souvent le fait d'infracteurs sériels. Il ne s'agit donc pas seulement de dénoncer des faits pénalement répréhensibles mais aussi de prévenir de nouveaux crimes que ces gens, on le sait, peuvent commettre pendant des années, multipliant les victimes. Or j'ai le sentiment que cela n'est pas aussi clair que cela devrait l'être pour tous. N'aurions-nous pas intérêt à clarifier les choses pour que plus personne ne doute que l'obligation de dénonciation de crime concerne chaque citoyen sur notre territoire, lorsque de tels faits sont portés à sa connaissance ?

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Jean-Marc Sauvé, président de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église

Que, maintenant encore, plus de 160 000 mineurs soient chaque année victimes d'agressions sexuelles signifie que chaque jour 450 nouveaux mineurs sont sexuellement agressés dans notre société. Les pouvoirs publics, le Gouvernement, le Parlement ne peuvent rester sans rien faire face à ce drame absolu.

Qu'est-ce que l'Église, demande M. Tourret ? Nous avons consacré plusieurs pages à cette question et je vous ferai grâce de la relation du débat sur le point de savoir si, compte tenu de la teneur de la loi sur les associations cultuelles, les associations diocésaines, pour le culte catholique, peuvent être légalement débitrices des sommes versées aux victimes de prêtres et de religieux. Nous ne tranchons pas ce débat, mais à la tête des diocèses, il y a des évêques, qui peuvent par ailleurs présider d'autres associations et fondations et qui doivent pouvoir répondre civilement de condamnations portées contre l'Église. Nous avons analysé cette question à la lumière de l'article 1242 du code civil – « On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde » – pour clarifier le débat et le contextualiser, mais nous ne proposons pas que l'Église catholique se situe sur ce registre : nous recommandons qu'elle prenne l'initiative d'une indemnisation. J'ai pleinement confiance en la capacité de la justice d'identifier les personnes responsables dans l'Église catholique. En tout cas, les mots d'un vicaire général selon lequel « l'Église catholique n'existe pas juridiquement » constituent une réponse à la fois insatisfaisante – et c'est un euphémisme – et erronée. Pour le clergé régulier, il n'y a aucun débat juridique, et aucune difficulté pour identifier la personne morale qui serait civilement responsable : ce sont évidemment les congrégations et les instituts religieux.

Nous avons saisi le parquet dans vingt-deux cas. Certains médias se sont interrogés sur ce tout petit nombre de saisines. Nous nous sommes livrés à ce travail de la manière la plus scrupuleuse et nous sommes acquittés de toutes nos obligations sur le terrain de l'article 434-3 du code pénal. La loi s'applique à tous : aux évêques, aux prêtres et aux religieux bien sûr, mais aussi à la commission que j'ai présidée. Pour parvenir à ces signalements, dossier par dossier, les vingt-et-un membres de notre commission étaient assistés de membres associés qui ont mené des auditions avec nous. Pendant trente-et-un mois, j'ai travaillé avec un avocat général honoraire à la Cour de cassation qui a examiné tous les dossiers individuels parvenus entre nos mains et qui, pour chacun, nous a donné un avis, dont nous avons débattu, sur la question de savoir s'il était nécessaire de saisir le parquet, et nous avons fait toutes les saisines que nous étions tenus de faire, y compris en cas de doute.

Si les saisines ont été aussi peu nombreuses, c'est d'abord parce que plus de la moitié des auteurs d'abus sont décédés. Je rappelle aussi que les agressions sexuelles dans l'Église catholique ont déjà fait l'objet de plaintes dans 21 % des cas. Sensiblement plus faible, le taux de plainte pour les abus commis hors Église catholique n'est que de 14 %. Nous avons saisi le parquet à chaque fois que nous le devions, même lorsque les victimes nous demandaient instamment de n'en rien faire. En ce cas, nous avons fait de la pédagogie, non seulement pour faire comprendre aux victimes que la loi s'impose à nous mais aussi, au-delà des considérations juridiques, pour accompagner ces personnes dont une procédure pénale non sollicitée risquait d'intensifier la souffrance.

Je partage les interrogations de M. Diard sur ce qui s'est passé avant 1950. Après que l'Église catholique m'a désigné, le 13 novembre 2018, la première lettre que j'ai reçue émanait d'un ancien collègue du Conseil d'État, qui me racontait ce qui lui est arrivé dans un pensionnat au tout début des années 1940. On se doute que pendant les premières décennies du XXe siècle, les abus ont existé, en France comme dans tous les autres pays. Si j'ai une certitude, au bout de la route que nous avons parcourue, c'est que le silence ou l'absence de témoignage ne prouve en rien qu'il ne se soit rien passé. Pour certains pays, notamment méditerranéens, on me dit : « Mais non, il n'y a pas de plaintes » ; soit, mais il est certain que dans des pays comparables à la France, où l'influence de l'Église catholique était significative, des enfants ont été victimes d'abus.

Pour collecter les informations dont j'ai fait état, nous avons tenu à entendre les responsables de l'islam, du protestantisme et du judaïsme pour savoir comment ils appréhendaient ces questions. Nous avons également travaillé avec le ministère de l'éducation nationale. De échanges de qualité ont donc eu lieu, outre l'enquête menée sur un échantillon de 28 000 personnes représentatif de la population française, qui nous a permis d'avoir une vue globale de toutes les violences sexuelles commises sur des mineurs dans tous les milieux de notre société. Ainsi avons-nous pu situer nos travaux sur l'Église catholique dans un contexte plus global.

Mme Jacquier-Laforge a cité le témoignage de son père ; nous en avons malheureusement entendu fréquemment de semblables, car les violences sexuelles dans l'Église catholique ont une caractéristique qui renvoie au débat sur le célibat des prêtres. Si, dans les familles, les agressions sexuelles visent les filles à plus de 85 %, dans l'Église catholique le rapport est presque exactement inverse : les victimes sont des garçons à près de 80 %. On constate un certain rééquilibrage du sex-ratio au fil du temps, mais pour la dernière période les victimes masculines sont toujours très majoritaires et, comme vous l'avez noté, il y a un pic pour les garçons prépubères de la tranche d'âge des 11-12 ans, cible typique des abuseurs tels que le père Preynat. C'est ce que montre le film Grâce à Dieu, de François Ozon. Étant donné cette caractéristique, on voit bien que ce n'est pas le célibat qui a conduit les prédateurs à faire ce qu'ils ont fait. C'est plutôt leur état qui a conduit des personnes ainsi psychiquement structurées à choisir le sacerdoce, qui leur permet d'approcher des enfants ; pour les prédateurs de masse, c'est évident. Enfin, dans le milieu sportif et dans le milieu éducatif, les victimes sont des femmes pour 55 à 60 %.

Les caractéristiques statistiques de l'abus sexuel sont donc profondément différentes selon que l'on envisage les familles, l'Église catholique et les institutions publiques et privées. Les sex-ratios constatés renvoient à différents profils de prédation. Á cela s'ajoute le facteur crucial que 95 % des abus sexuels dans notre société sont commis par des hommes, si bien que si les abus ont régressé dans certains milieux, c'est parce que la proportion des femmes dans l'encadrement a augmenté dans des proportions considérables. C'est le cas dans toutes les professions de l'éducation et de l'enseignement.

Je rappelle, au sujet des abus sexuels en général, que notre société n'a pris conscience qu'à partir des années 1990 du traumatisme causé aux enfants par ces violences et qu'il n'a plus été question d'une possible « accession au plaisir » pour les mineurs. Ce basculement s'est notamment traduit au sein du ministère de l'Éducation nationale par l'application à partir de 1998 de la règle de la tolérance zéro. Les signalements systématiques au parquet ont commencé alors, et des procédures disciplinaires ont été lancées. Dans l'Éducation nationale, ce changement s'est mis en œuvre, nous semble-t-il, – mais la CIIVISE se prononcera plus précisément sur le sujet – immédiatement et sans affect. Autrement dit, quand une institution décide de changer, elle change.

L'Église catholique a pris la même décision en l'an 2000 sous l'effet de l'affaire Pican qu'a rappelée M. Tourret, mais le passage à la tolérance zéro s'y est appliqué plus difficilement pour deux raisons intellectuellement compréhensibles. La première tient aux liens de confraternité entre les personnes ; les affects compliquent singulièrement les choses quand tout le monde se connaît. La deuxième raison, c'est que l'Église catholique a eu le plus grand mal à articuler l'ordre de la miséricorde et du pardon des péchés et l'ordre de la sanction et de l'application de la loi civile. De plus, d'une certaine manière, les auteurs de ces crimes et de ces délits ont abusé de ces concepts en mettant en avant leur repentir, leurs remords, leur volonté d'amendement. Tout cela a fait que les nouvelles dispositions prises au sein de l'Église catholique en 2000, donc sans retard par rapport aux institutions civiles, se sont appliquées plus lentement. Cette lenteur a eu pour conséquence que le père Preynat, qui aurait dû être renvoyé au parquet en 2000, ne l'a pas été ; cette affaire est à l'origine de la création de l'association « La Parole libérée » et de tout ce qui s'est passé à Lyon et qui a conduit à la démission du cardinal Barbarin.

Madame Untermaier, l'Église catholique a décidé, et je pense qu'elle met régulièrement cette décision en œuvre, de relever de la prescription les fautes commises au regard du droit canonique, qui donne cette possibilité ; pour cette raison, Bernard Preynat a pu être poursuivi, jugé et exclu de l'état clérical. Les règles de prescription civile et pénale s'imposent à l'Église ; aussi proposons-nous que même lorsque la prescription est acquise sur le plan civil, l'Église propose une indemnisation. Il n'est pas interdit à un débiteur qui, devant une juridiction civile, obtiendrait la reconnaissance de la prescription, de s'estimer débiteur quand bien même la loi ne lui en fait plus obligation.

Pour les réparations, nous considérons que les victimes de violences sexuelles ont subi un préjudice irréparable en argent. L'idée de réparation intégrale est une abstraction juridique, et nous considérons qu'il faut absolument éviter une réparation forfaitaire barémisée : par exemple, 3 000 euros pour une infraction punie de trois ans d'emprisonnement, 10 000 euros pour une infraction punie de cinq ans, tant pour un viol… Nous recommandons d'identifier des chefs de préjudice, et pour commencer le préjudice de santé de personnes qui sont parfois toujours sous traitement psychothérapeutique ou psychiatrique. Je signale à ce sujet que le pape, dans sa lettre apostolique en forme de motu proprio, Vous êtes la lumière du monde, dit de la manière la plus claire que l'Église catholique est redevable de tous les soins qui ont été, sont ou doivent être donnés aux victimes d'agressions sexuelles commises en son sein. Il y a aussi des préjudices dans les conditions d'existence, et il peut y avoir des préjudices économiques. J'ignore comment on peut indemniser trente-cinq ans de de psychothérapie ou de psychanalyse, mais il faut tenir compte du fait que cela a coûté et c'est cela qu'il faut indemniser.

M. Christophe Euzet rappelle à raison que la lettre de l'article 226-14 du code pénal permet de déroger au secret professionnel sans faire de cette dérogation une obligation formelle. C'est pourquoi des juristes de bonne foi peuvent dire que l'obligation de dénoncer n'est pas aussi claire qu'il y paraît. Selon nous, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation a déjà tranché : il faut agréger toutes les données, y compris l'article 223-6 du code pénal, en dépit de l'interprétation littérale que l'on peut faire de l'article 226-14.

La commission dit qu'on ne peut établir de relation de cause à effet entre l'obligation de célibat sacerdotal et les abus sexuels. Quand on voit qui sont les victimes des violences sexuelles dans l'Église catholique, on comprend très bien que ça n'est pas l'obligation de célibat qui a conduit à une sorte de report : en réalité, des personnalités ainsi structurées, ainsi perverties, ont choisi l'état sacerdotal. Il est vrai que 95 % des agressions sexuelles étant commises par des hommes, il est sûr que la féminisation du clergé contribuerait largement à lever les difficultés, mais c'est une remarque de portée générale.

Pour parler comme saint Augustin, il y a la cité des hommes et il y a la cité de Dieu. Dans la cité des hommes, la loi est celle de l'État. Mais l'Église catholique est présente en de nombreux pays, qui n'ont pas tous, sur le plan du respect des droits fondamentaux de la personne, les mêmes scrupules que la République française. Du point de vue de l'Église universelle, dire que la loi de l'État prévaut sur la loi de l'Église, c'est englober la loi de la Corée du Nord ou de la République populaire de Chine. Le problème doit donc être pris sous un autre angle : la protection des enfants. Alors des convergences peuvent se dessiner, parce que sur ce plan la loi de la République et celle de l'Église ont exactement le même langage. L'Église catholique a un droit canon ferme et précis, mais elle a une grande capacité à interpréter ses lois et à y déroger quand c'est nécessaire – « Comme le Conseil d'État ? », m'a demandé, facétieux, un décideur public avec qui j'en discutais, à la différence près que l'Eglise a 2000 ans d'histore et le Conseil d'Etat seulement 200 ans ! Je ne doute pas qu'au regard d'un intérêt fondamental partagé des solutions parfaitement satisfaisantes peuvent être trouvées. Si l'on utilise les bonnes clés d'entrée, l'Église saura interpréter ses règles et y déroger – elle l'a fait bien avant la République française.

Monsieur Morel-À-L'Huissier, s'agissant du délai de prescription, nous proposons de prendre acte de la loi de 2018, qui nous paraît juste. En retenant un délai de 30 ans à compter de l'accession à la majorité, les infractions sexuelles subies dans l'enfance peuvent être dénoncés jusqu'à l'âge de 48 ans ; allonger ce délai ne nous paraît pas pertinent. En revanche, indemniser au-delà des délais de prescription nous paraît souhaitable, mais sur une base volontaire, étant observé que la prescription civile stricto sensu en la matière est de 20 ans. Notre commission s'adresse à l'Église catholique au regard, aussi, de son patrimoine moral et spirituel : l'Église ne peut se contenter de dire comme un quidam ou une entreprise : « Pour moi, c'est terminé ». C'est ainsi que l'on parvient à conjuguer deux choses en apparence contradictoires : ne pas modifier le délai de prescription mais aller vers une indemnisation.

L'article 40 du code de procédure pénale s'applique aux agents publics, ce que la commission n'est pas. Mais l'article 434-3 du code pénal s'applique à toute personne qui a connaissance de mauvais traitements à enfant, de même que l'article 434-1 lorsqu'on a connaissance de crimes qui peuvent être commis.

Monsieur Peu, j'ai sans doute pris un raccourci générateur de confusion. La décroissance en valeur absolue se poursuit au cours de la troisième période : 56 % de tous les abus recensés dans l'Église ont eu lieu pendant la première période, 22 % au cours de la deuxième, longue de deux décennies, et 22 % encore pendant la troisième période, qui est de trente ans. Pendant cette dernière période, 13 % des abus ont été commis entre 1990 et 2000 et 9 % entre 2000 et 2020. La baisse se poursuit donc. Mais il est vrai qu'en taux de prévalence, la troisième période constitue un plateau : la courbe en valeur relative a cessé de décroître. Cela signifie que le problème demeure.

Comment l'Église peut-elle indemniser alors que les faits sont prescrits ? Nous pensons qu'il ne faut pas bouleverser le droit civil, au risque de conséquences systémiques. Porter le délai de prescription pénale et civile de 20 ans à 40 ou 50 ans, aura des conséquences sociales, et des comparaisons de régimes juridiques pourraient être difficiles à assumer, car il y a un lien entre la recommandation que nous faisons à l'Église catholique et la loi civile. Quand je parle de 216 000 victimes à la représentation nationale, je ne peux pas ne pas penser aux 5,5 millions de victimes dénombrées dans l'ensemble de la société. Nous sommes confrontés à un désastre social et sanitaire. Depuis trente ans, le Parlement a créé dans ces cas des dispositifs d'indemnisation assortis, le cas échéant, d'actions récursoires contre les auteurs. De la même manière, le législateur peut, sans modifier des délais de prescription ni en matière pénale ni en matière civile, définir un régime d'indemnisation avec, le cas échéant, la possibilité de se retourner soit contre l'auteur – le père qui a abusé de son enfant –, soit la fédération sportive ou l'institution publique ou privée dans le cadre de laquelle la violence sexuelle a été commise.

Madame la présidente, vous m'avez interrogé sur le secret de la confession. L'obligation de dénoncer, à nos yeux, est certaine et j'ai esquissé que la clé d'entrée pourrait être la protection des enfants. On peut trouver là un moyen d'articuler un secret absolu et l'obligation de dénoncer. La difficulté est réelle, mais elle peut être surmontée.

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Je m'associe à l'expression d'effroi de mes collègues et je vous remercie de votre engagement dans cette mission comme des termes de votre rapport, courageux, sans tabou et qui offre beaucoup de perspectives. C'est à l'initiative de l'Église que cette commission a été instituée et ce rapport rédigé ; cela doit être salué. On peut aussi espérer qu'étant à l'origine de cette commission et de ce rapport, l'Église suivra vos préconisations. Avez-vous eu le sentiment que certaines congrégations étaient plus réticentes que d'autres à participer à vos travaux ?

Lorsque les faits sont prescrits, je souscris assez à votre recommandation : que l'Église, dans le cadre de son obligation naturelle, s'oblige à indemniser les victimes qui ne pourront pas faire valoir leurs droits devant des juridictions dans le cadre du droit qu'il ne faut pas modifier, j'en suis également convaincu. Mais faut-il laisser la main à l'Église ou, avec son accord, créer une commission ad hoc chargée d'étudier au cas par cas les situations quand les faits sont prescrits ? Enfin, vous avez calculé que 450 mineurs seraient victimes chaque jour de violences sexuelles en France. Ce chiffre, outre qu'il provoque une grande émotion, fait s'interroger : on peut craindre que même si ces faits étaient portés à la connaissance de l'institution judiciaire, celle-ci n'aurait malheureusement pas les moyens de traiter ces affaires complexes que doivent parfois être l'objet d'informations judiciaires.

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La sidération unanime des commissaires dit l'ampleur de ce non-dit national que votre commission et la libération de la parole, notamment sur les réseaux sociaux, sont venus éclairer. Vous avez assez peu dit du « pourquoi » de la situation que vous décrivez dans une Église catholique qui s'est centrée sur la protection de l'institution. Je m'interroge sur la raison qui a poussé l'Église à vous donner mandat de constituer une commission indépendante. L'Église savait-elle que ces crimes étaient prescrits et souhaitait-elle anticiper une potentielle modification législative tendant à affirmer l'imprescriptibilité de certains crimes ? L'Église savait-elle que l'on ne pouvait exiger d'elle la réparation intégrale des dommages et vous en a-t-elle fait part dans la lettre de mission qu'elle vous a adressée ? Vous estimez qu'aucune modification législative n'est attendue et beaucoup de ce que vous recommandez repose sur la modification du droit canonique, mais vous avez plusieurs fois évoqué les pouvoirs publics. Qui visez-vous ? S'il s'agit du garde des Sceaux, l'avez-vous déjà rencontré et attendez-vous de lui des actions réglementaires et si oui, lesquelles ? Si vous ne l'avez pas fait, un rendez-vous avec lui est-il déjà fixé ?

Enfin, une nouvelle mission vous a été confiée lundi dernier : la présidence du comité indépendant chargé de piloter les états généraux de la justice. Les travaux que vous venez de réaliser ou ceux qui le seront dans le cadre de la CIIVISE influenceront-ils votre approche dans ce cadre et si oui, de quelle manière ?

Présidence de M. Stéphane, Mazars, vice-président de la commission.

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Les chiffres contenus dans votre rapport sont accablants et honteux, non seulement pour le pape François mais pour nous tous. Je salue le courage, tardif il est vrai, de l'Église catholique, qui a commandé et financé cette commission et qui a aidé à l'examen des dossiers dont elle était en possession. Vos recommandations s'adressent essentiellement à l'Église ; elles contiennent pourtant des éléments qui nous intéressent tous. En particulier, au regard de la gravité des faits et des défaillances et défauts de vigilance de l'Église, pour reprendre vos propres termes, ne pensez-vous pas que les protocoles entre parquets et diocèses doivent devenir obligatoires, et non dépendre d'initiatives des autorités diocésaines ? Pour la même raison, l'État n'a-t-il pas son mot à dire sur les procédures d'indemnisation des victimes de l'Église catholique ? Au sujet du secret de la confession, vous considérez que la jurisprudence est claire mais vous admettez aussi que les textes relatifs à l'obligation de dénoncer ne le sont pas tout à fait puisqu'ils se renvoient l'un à l'autre. N'est-ce pas contraire au principe de sécurité juridique, objet d'un magnifique rapport du Conseil d'État en 2005 ? Enfin, ne pensez-vous pas que votre travail devrait se poursuivre par la création d'une commission nationale indépendante de suivi de vos recommandations ?

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Bien que le constat dressé soit particulièrement grave, vous considérez que légiférer n'est pas nécessaire. Les pouvoirs publics n'ont-ils pas une action à entreprendre pour accompagner l'Église dans la mise en œuvre des recommandations que vous lui faites et s'assurer qu'elles seront effectivement appliquées ? Avez-vous reçu des engagements de l'Église à ce sujet depuis la remise de votre rapport ? Il serait intolérable que l'on n'aboutisse pas à un changement radical. D'autre part, vous dites que le secret de la confession doit céder à l'obligation de dénoncer ; selon vous, cela ne vaut-il que pour les faits en cours ou aussi pour des faits commis il y a quelques années ?

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Je salue l'implication personnelle, le remarquable travail de M. Sauvé et son honnêteté intellectuelle. J'ai une pensée pour toutes les victimes, dont nous n'imaginions pas le nombre. Le patrimoine des congrégations pourrait-il être appelé pour indemniser les victimes, d'autant qu'elles sont très nombreuses à ne plus avoir de vie très réelle, mais toujours un patrimoine important ?

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La foule immense des victimes est frappante. Je salue, à mon tour le sens, des responsabilités de l'Église de France, tardif certes mais qui a donné les moyens à une commission indépendante de faire son travail. Á juste titre, vous nous invitez à examiner la situation de l'ensemble de notre société ; c'est la tâche de la CIIVISE.

Dans votre recommandation n° 24, vous invitez l'Église à reconnaître sa responsabilité « systémique ». Est-ce à dire qu'il existait une règle du silence organisée pour protéger les auteurs de ces crimes ? D'autre part, j'aimerais que l'on fasse la part de ce qui, dans la mise en œuvre de vos recommandations, relève de la responsabilité de l'Église de France et de celle de l'Église universelle, c'est-à-dire du Vatican. Lors de la rencontre entre le Premier ministre et le pape François, il m'a semblé que celui-ci a renvoyé la balle à l'Église de France ; je ne pense pas que ce soit la seule réponse possible. Enfin, comment l'État, tout en respectant l'autonomie de la hiérarchie ecclésiale, peut-il au mieux accompagner l'Église de France dans la mise en œuvre des recommandations que vous formulez ?

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J'exprime ma sollicitude envers les victimes des atteintes dont il est question dans ce rapport. Ces actes, spécialement lorsqu'ils sont commis par des religieux, doivent cesser et être sanctionnés avec une sévérité intraitable. Vous indiquez que « l'Église catholique est, hormis les cercles familiaux et amicaux, le milieu où la prévalence des violences sexuelles est la plus élevée », la comparant avec l'Éducation nationale, les camps de vacances, les activités culturelles et sportives. Des rapports aussi fouillés que le vôtre ont-ils été publiés pour ces secteurs, qui permettent cette affirmation ? Il ne revient pas aux fidèles de procéder au dédommagement des victimes via le denier du culte, dites-vous. Ce serait en effet un détournement de la nature de ces dons, et l'État ne saurait admettre que ces versements assortis d'une déduction fiscale importante soient orientés vers un objectif autre que celui des donateurs. Le fonds sera donc alimenté par le patrimoine des agresseurs et celui des institutions relevant de l'Église, en l'occurrence l'Union des associations diocésaines de France. Mais leur objet statutaire étant uniquement de subvenir aux frais et à l'entretien du culte catholique, n'est-ce pas un autre détournement ?

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Il se peut que la remise de votre rapport suscite le souhait d'autres victimes d'être écoutées. Une instance ad hoc sera-t-elle créée pour permettre cette réparation au moins symbolique et psychologique ? Quelles suites seront données aux cas les plus graves dont vous avez eu à connaître ?

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Monsieur le président, je salue le travail considérable, nécessaire et courageux que vous avez conduit. Comment avez-vous cheminé, confronté à ces milliers de témoignages glaçants d'abus sexuels et de viols sur des enfants pendant ces longs mois ? Qu'avez-vous ressenti, quels obstacles avez-vous rencontrés ?

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Dans votre recommandation n° 24, vous ne vous limitez pas à inviter l'Église à reconnaître sa responsabilité systémique : vous ajoutez qu'il faut « examiner les facteurs qui ont contribué à sa défaillance institutionnelle ». Si l'on reprend l'indication que vous avez donnée selon laquelle, dans l'ensemble de la population des victimes de violences sexuelles par les cultes, 88 % sont les victimes d'un responsable de l'Église catholique, 12 % en tout de responsables religieux protestants, juifs et musulmans, on est frappé par l'ampleur de l'écart. Au nombre des facteurs à examiner, l'Église catholique ne doit-elle pas s'interroger sur le célibat et l'abstinence imposés aux prêtres ?

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Ne peut-on trouver une explication à cette disproportion considérable dans le fait que la plupart des agressions sexuelles sur mineurs ont eu lieu dans les années 1950, quand la religion catholique était ultra-dominante en France ? Des inventaires aussi exhaustifs que celui que vous avez mené à bien pour l'Église catholique ont-ils été conduits dans les autres institutions où ont été commises des agressions sur mineurs, notamment l'Éducation nationale et le mouvement sportif ? Il serait intéressant de pouvoir procéder à des comparaisons dans le temps.

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J'exprime toute ma compassion envers les victimes et salue leur courage ; les témoignages que vous avez publiés font froid dans le dos. Les chiffres annoncés, vertigineux et terrifiants, couvrent de honte les membres de l'Église. Qu'il soit prêtre, religieux, représentant de n'importe quelle autorité religieuse ou simple laïc, un pédophile reste un pédophile et doit être jugé et condamné comme tel, sans aucune complaisance. Lorsqu'il appartient à l'Église, il y a même, en quelque sorte, circonstance aggravante tant les actes commis contredisent ce que ces hommes sont censés incarner.

Vous avez indiqué que les agressions sexuelles visent les filles à plus de 85 % dans les familles, et les garçons prépubères dans l'Église catholique dans une proportion équivalente ; avez-vous constaté d'autres différences structurelles ? Savez-vous combien de clercs agresseurs se sont dénoncés à leur supérieur, dans le cadre de la confession ou non ? Vous écartez le principe de l'indemnisation forfaitaire, mais comment faire ? Un fonds de dotation a été créé en mars 2021, abondé à partir du patrimoine des agresseurs et de celui des institutions. Comment cela fonctionnera-t-il ? N'y a-t-il pas un risque d'insolvabilité ?

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Je dis mon empathie avec les victimes et je vous remercie pour la qualité d'un travail conduit sans préjugés ni acharnement mais sans dévoiement. Mise à part la déclaration à caractère général du pape François, a-t-on connaissance de réactions plus précises de l'Église de France – l'épiscopat, les associations diocésaines – sur le secret de la confession, la prescription, la réparation et de l'indemnisation ?

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Votre rapport indique que le diocèse d'Alsace est l'un de ceux qui comptent le plus de victimes de violences sexuelles commises dans le cadre de l'Église catholique. Or, conformément au régime concordataire, les évêques de Strasbourg et de Metz sont rattachés directement au Saint-Siège mais nommés par le président de la République et donc par l'État français, qui leur reconnaît le statut d'équivalent de fonctionnaire de catégorie A, avec l'accompagnement que cela signifie en termes de logement et de pension de retraite. Étant donné ce régime particulier, les procédures ouvertes à Strasbourg risquent-elles de concerner l'État par ricochet ? Et puisque les diocèses d'Alsace-Moselle sont rattachés au Saint-Siège, la possibilité juridique existe-t-elle de demander des réparations directement au Vatican pour les violences sexuelles qui y ont été commises ?

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Jean-Marc Sauvé, président de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église

Beaucoup de questions portent sur les suites qui seront données au rapport. Notre mission s'est achevée avec le rendu du rapport, il y a deux semaines ; désormais, c'est à l'Église catholique de se déterminer. Mais, étant donné l'ampleur des faits révélés et la substance des recommandations, on comprend que l'on ne puisse y avoir apporté des réponses en deux semaines, d'autant que la Conférence des évêques se réunit en assemblée générale à Lourdes la première semaine de novembre et la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF) la deuxième semaine du même mois.

J'entends ce qui a été dit sur l'opportunité de créer un dispositif indépendant de suivi des recommandations. Mais cette question s'adresse à l'Église catholique, et je n'ai pas à prendre position à ce sujet. Quoiqu'il en soit, considérant la lourdeur de la tâche et notre implication pendant près de trois ans, nous avons assez donné. De toute façon, l'éthique et la déontologie empêchent que l'on soit à la fois les inspirateurs d'une politique puis les acteurs et les contrôleurs de sa mise en œuvre. Notre rôle est donc terminé, d'autres personnes doivent prendre la main.

Pour l'Église catholique, il y a deux manières d'aborder les suites à nos recommandations. L'une est de cocher les 45 recommandations une à une pour mesurer si elles ont été mises en œuvre. L'autre consiste à définir une procédure pour travailler sur ce sujet. Des questions majeures ont été soulevées, et il ne serait pas absurde d'imaginer, compte tenu de ce qui se passe aujourd'hui dans des communautés catholiques, qu'une démarche globale et collective soit engagée pour y répondre. En résumé, nous sommes maintenant dessaisis, la suite relève de la responsabilité de l'Église catholique, et il ne faut pas se focaliser sur un tableau de mesures mais sans doute réfléchir à ce que doit être la meilleure démarche pour appréhender le diagnostic établi dans le rapport et les recommandations qu'il contient. On a suffisamment décrit et décrié le caractère hiérarchique de l'Église catholique, une de ses forces mais aussi une de ses infirmités, pour ne pas se demander si des procédures plus collectives d'appréhension du rapport et de réflexion sur les suites qu'il doit recevoir ne seraient pas appropriées.

L'Église catholique a pris l'initiative de créer cette commission sans y être contrainte, dans le contexte, il est vrai, d'un projet de création de commission d'enquête parlementaire au Sénat, mais cette initiative doit être saluée et mériterait de faire école, tant pour le fond que dans la méthode. Non seulement, pour la première fois, après 45 ans de vie professionnelle, j'ai travaillé sans contrainte budgétaire, mais il ne nous a jamais été opposé de plafond budgétaire et aucune de nos dépenses n'a été contestée sur le terrain de l'opportunité. Un simple contrôle formel a été opéré par un magistrat honoraire de la Cour des comptes, chargé par exemple de vérifier que conclure un contrat de recherche ne signifie pas que l'on va passer des vacances à Majorque…

Y a-t-il eu des réticences ? Quand on parle de l'Église catholique, on pense à une structure unique. En réalité, l'Église catholique de France, c'est une centaine de diocèses et chaque évêque est maître chez lui. Le président de la Conférence des évêques n'a aucune espèce d'autorité sur ses collègues et les 450 congrégations masculines et féminines de France regroupées au sein de la Corref sont également souveraines. Indépendamment des problèmes de moyens internes, nous avions bien senti des réserves ici ou là, mais tout le monde a participé à l'inventaire des archives de manière correcte. Pour les enquêtes sur place, seuls un diocèse et une société apostolique assimilable à une congrégation nous ont répondu négativement. Cela représente nettement moins de 5 % des institutions auxquelles nous nous sommes adressés, et ce résultat était difficile à imaginer. En effet, il m'était dit dans la lettre de mission « Vous accéderez aux archives », mais je savais que les signataires de cette lettre s'engageaient moralement sans pouvoir s'engager juridiquement au nom de toutes les personnes auxquelles nous nous adresserions. Donc, le travail a été bien fait et cela doit être porté au crédit de l'Église catholique.

Pour tout ce qui est prescrit, M. Mazars a évoqué l'« obligation naturelle » qui vaut dans l'Église, l'obligation de solidarité dans le langage de la République. Faut-il laisser la main à l'Église ou créer une commission ad hoc ? Je pense, je vous l'ai dit, que l'Église doit maintenant prendre ses responsabilités.

Monsieur Houlié, il y a effectivement un non-dit sur ces questions dans notre pays, dans tous les secteurs de socialisation. Pour l'Église catholique, on sent très bien, notamment au cours de la période 1950-1970 et jusqu'aux années 1990, et on en trouve des traces ensuite, une volonté de protection de l'institution. Puis une mutation sociale majeure est intervenue : nous sommes passés du monde de l'honneur et de la réputation des institutions au monde de la transparence et de la reconnaissance des droits individuels. Mais rappelons-nous que dans le monde ancien, l'Église catholique n'a pas été la seule à protéger son honneur et sa réputation : l'ensemble des institutions ont procédé de la sorte.

Nous avons trouvé dans les archives d'un diocèse des correspondances entre un procureur et un évêque, qui se tutoient. Le procureur écrit à l'évêque : « Je vais classer l'affaire, mais tu dois faire quelque chose, parce que j'ai une enquête de police montrant que le prêtre a commis des abus sur plusieurs enfants, et je ne pourrai pas classer la prochaine fois ». On voit le lien entre les autorités. Dans les archives d'un autre diocèse, ont été trouvées des correspondances entre l'évêché et la rédaction régionale d'un quotidien. Autrement dit, il y a eu jusqu'à une période qui n'est pas si ancienne une collusion généralisée entre les institutions, et la presse a été partie à ces accords. Dans le deuxième cas que j'ai évoqué, qui n'a pas eu lieu dans l'Ouest, région de tradition catholique, on constate un accord de la presse pour en dire le moins possible. Et quand on ne pouvait pas cacher, il est arrivé que l'on écrive le nom de l'auteur des faits sans dire qu'il était prêtre – voyez jusqu'où ça va. Il faut donc avoir une vue globale de ce qu'était alors la protection de la réputation des institutions.

Jusqu'où l'Église catholique a-t-elle poussé cette politique ? Pendant les années 1950-1970, l'Église avait, au niveau national, des établissements de soins et des structures d'accompagnement des prêtres en difficulté. Le Secours sacerdotal, devenu l'Entraide sacerdotale, venait en aide aux prêtres qui rencontraient des problèmes psychologiques ou psychiatriques : prêtres dépressifs et alcooliques et prêtres qui, selon les euphémismes qui ont fait tant de tort à l'Église, avaient « des problèmes avec les enfants ». Mais quand on ne sait pas nommer les choses, on ne peut pas les traiter d'une manière adéquate : un viol, ce ne sont pas des « gestes déplacés ». L'Église catholique avait donc un dispositif interne de traitement de ses prêtres en difficulté, à la fois sur le plan médical et sur le plan de l'accompagnement personnel. Ce système, qui s'est effondré à partir des années 1970, était aussi destiné à protéger la réputation de l'institution en remettant dans le droit chemin des prêtres qui avait commis des actes répréhensibles ou dont l'inconduite commençait à faire scandale.

Quand je parle des pouvoirs publics, je parle de tous les ministères concernés : le ministère des solidarités et de la santé, qui est chargé de l'enfance ; le ministère chargé de l'Éducation nationale, de la jeunesse et des sports ; le ministère de la justice. Et puisque vous vous interrogez sur les suites du rapport, je vais vous donner un scoop. Notre rapport a été remis le 5 octobre et, le 8 octobre, le garde des Sceaux a signé une circulaire destinée aux parquets généraux et aux parquets pour mettre en œuvre celles des recommandations que nous avons formulées et qui ont un impact sur la justice. D'une part, nous recommandons, pour les auteurs de faits prescrits, qu'il puisse y avoir des recherches sur des infractions non prescrites ; le ministre donne des directives à ce sujet. D'autre part, nous recommandons l'établissement de protocoles entre les parquets et les évêques pour permettre des signalements, des enquêtes rapides et des mesures conservatoires à l'égard de prêtres qui auraient commis des faits commençants d'être étayés. Là encore, la circulaire du garde des Sceaux en tire immédiatement les conséquences. Je ne m'attendais pas à cette célérité.

Vous m'avez démasqué : je suis effectivement chargé de présider le comité des états généraux de la justice. Ma déontologie professionnelle me dissuadera de mélanger les genres, c'est-à-dire d'utiliser une casquette pour régler des questions auxquelles j'ai été sensibilisé avec une autre casquette. Je ne réduirai pas les états généraux de la justice uniquement ou principalement aux suites de ce rapport.

Monsieur Bru, les protocoles entre parquets et diocèses posent plus de problèmes à l'Église qu'à la République puisque le droit canonique prévoit qu'une enquête interne doit être faite lorsque des agissements répréhensibles sont commis par des clercs. Le signalement direct au parquet provoque sinon une contradiction du moins un léger frottement par rapport aux règles internes de l'Église. Mais, d'une part, l'Église n'a pas les moyens de conduire des enquêtes, d'autre part, dans le contexte actuel, des enquêtes internes de cette nature pourraient être très rapidement disqualifiées en tentative de couverture et de dissimulation. Aussi, bien que des canonistes éminents aient critiqué le protocole signé à Paris entre le procureur de la République et l'archevêque, ces protocoles ne doivent pas être mis en cause.

Pour le secret de la confession, vous avez rappelé l'exigence de clarté et de sécurité juridique. La règle est un peu complexe mais la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation est très claire. Bien entendu, il revient à la représentation nationale d'apprécier les choses, mais de mon point de vue il n'est pas nécessaire de légiférer.

Madame Ménard, notre intime conviction est qu'un auteur d'abus se construit un dispositif intellectuel qui le dispense de dire en confession ce qu'il a fait. En tout cas, en 32 mois de travaux, nous n'avons eu aucune indication sur ce sujet. En revanche, par l'audition des victimes et par les 2 800 courriers que nous avons reçus, nous avons acquis la conviction qu'un certain nombre de victimes mineures ont dit en confession ce qui leur était arrivé. Nous avons donc considéré ne pouvoir laisser ce sujet de côté. J'ai évoqué tout à l'heure les possibilités de dérogations à la règle de l'Église catholique, en l'espèce aux canons 983 et 984, et je vais vous suggérer une piste d'interprétation. Le secret de la confession, c'est le secret sur les péchés avoués par le pénitent. Un enfant disant en confession qu'il a été sexuellement agressé par un prêtre confesse-t-il un péché, un crime ou un délit qu'il a commis ? Évidemment pas. Aussi, je ne pense pas que le secret de la confession s'applique principalement ou en priorité à ce type de sujet.

Monsieur Matras, dans un régime de séparation des Églises et de l'État, il faut se garder de toute tentative de contrôle ou d'accompagnement par l'État des mesures prises par l'Église. Comment faire en sorte que les mesures s'appliquent ? La question se pose à l'Église et à ses fidèles, sous le regard de la société, car l'Église n'est pas isolée du reste de la société.

La non-dénonciation d'un crime constituant un délit, l'obligation de dénoncer s'applique pendant le délai de prescription du délit, c'est-à-dire cinq ans à compter du moment où la confidence a été reçue, et elle s'applique à la fois pour le présent et pour le passé, dans la limite du nouveau délai de prescription résultant de la proposition de loi de MM. Tourret et Fenech.

Il est évident, monsieur le président Warsmann, que le patrimoine des congrégations doit être sollicité, d'autant que certaines congrégations ont encore un patrimoine mais n'ont plus d'effectifs. Votre question nous renvoie à une réalité financière tangible dont il faudra bien que l'Église catholique parle. Des règles d'indemnisation des victimes doivent être définies et même si les montages juridiques et administratifs sont différents pour les diocèses et pour les congrégations, les mêmes règles et les mêmes principes doivent impérativement s'appliquer. On n'imagine pas que la victime d'un prêtre diocésain enseignant dans un collège tenu par les Frères des écoles chrétiennes se voit appliquer des règles A si l'on fait prévaloir le collège, des règles B si l'on met l'accent sur le fait que l'auteur des abus est un prêtre diocésain. Le financement doit normalement incomber à chaque évêque et à chaque congrégation, mais je pressens que les situations financières et patrimoniales des diocèses français sont radicalement différentes, et qu'il en va de même pour les congrégations. Aussi, si j'ai une recommandation à formuler, c'est de mutualiser. Il doit y avoir une solidarité interne à l'Église catholique pour cette affaire exceptionnelle et qui va coûter cher. Donc, il faut évidemment solliciter le patrimoine des congrégations, établir des mécanismes aussi identiques que possible pour toute l'Église catholique, mettre en œuvre une mutualisation et une solidarité par le biais d'un ou de deux fonds de dotation – s'il y en a deux, ce seront le fonds des diocèses d'une part, le fonds des congrégations d'autre part.

Considérons-nous qu'il a existé dans l'Église catholique un système de silence organisé, m'a demandé M. Florent Boudié ? Avec l'État, l'Église catholique est l'institution par excellence, dans une société dans laquelle les institutions se protégeaient ; le silence, inhérent à ce système de protection, est évidemment blâmable au regard des règles actuelles. Nous n'avons en aucun cas acquis la conviction qu'il y a eu des entreprises criminelles, des réseaux de prêtres qui se sont organisés entre eux pour faire venir des enfants et partager des proies. Quand nous parlons de responsabilité systémique, nous disons que des fautes civiles et pénales manifestes ont été commises et, au-delà, une défaillance institutionnelle car on n'a pas su voir, entendre, traiter de manière adéquate.

Nous disons aussi que l'article 1242 du code civil sur la responsabilité du fait d'autrui trouverait probablement à s'appliquer en la matière. Certes, il n'y a pas de contrat de travail entre le prêtre et l'évêque. Malgré tout, il y a un rapport d'autorité suffisant : lors de son ordination, le prêtre promet obéissance à l'évêque et à ses successeurs, et c'est bien l'évêque qui l'envoie en mission. Or, quand, dans le cadre d'une mission, un salarié commet des fautes qui entraînent des dommages pour les tiers, l'employeur est responsable. Nous pensons, en l'absence de jurisprudence de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, que le même raisonnement doit trouver à s'appliquer en ce cas.

Quelles sont les parts de responsabilité respectives de l'Église de France et de l'Église universelle ? Dans des recommandations que nous formulons, il y a une part égale pour les deux niveaux. Le code de droit canonique émanant du pape, tout ce que nous disons vaut pour l'Église universelle, et c'est pourquoi le rapport doit être reçu, débattu, délibéré au sein de l'Église et qu'elle trouve des solutions. Mes collègues et moi-même rencontrerons le pape en décembre ; c'est dire si le Vatican a bien conscience que ce que nous disons a un impact sur l'Église universelle.

Je partage les interrogations de Mme Lorho sur le dédommagement par les fidèles. Les associations diocésaines sont faites pour financer un culte, non pour réparer les conséquences dommageables des crimes et des délits commis par les ministres de ce culte. Il y a une vraie difficulté, et c'est pourquoi un fonds de dotation a été créé au sein de l'Église catholique pour collecter des fonds qui ne sont pas le denier du culte.

Mme Karamanli se demande s'il faut créer une instance ad hoc pour la réparation dans les cas les plus graves. Nous considérons que de telles instances sont effectivement nécessaires, pour le moment au sein de l'Église catholique, sur le modèle de notre commission : c'est-à-dire des instances indépendantes afin qu'il n'y ait pas de doute sur la reconnaissance de la qualité de victime et sur l'évaluation du préjudice.

Les obstacles vis-à-vis de l'Église ont été parfaitement gérés, mais le chemin, madame Thourot, a été douloureux. Nous avons éprouvé du dégoût, de la colère, de l'indignation, mais ce que les membres de la commission et toutes les personnes qui ont travaillé avec nous ont ressenti n'est rien à côté de ce qu'ont vécu et de ce que continuent de vivre les victimes, dont plus de la moitié sont toujours dans une situation psychologique difficile ou très difficile. Les difficultés rencontrées sont beaucoup plus importantes dans leur vie affective, familiale, sexuelle que dans leur vie sociale et professionnelle. J'ai rencontré ès qualités plusieurs hauts fonctionnaires dont je pensais qu'ils venaient me demander un conseil. Au bout de trois phrases, je comprenais l'objet de leur visite : me raconter ce qui leur était arrivé quand ils avaient 12 ans. Des personnes que j'avais connues au cabinet du Premier ministre et qui ont mené des vies professionnelles brillantes me disaient à peu près : « J'en suis à mon troisième divorce, j'ai tout raté dans ma vie personnelle ». L'abus sexuel, la violence sexuelle sont vécus par beaucoup de victimes comme l'expérience princeps : il y a la vie d'avant, et la vie d'après est sous l'ombre projetée. Il y a les conséquences des abus commis par un prêtre qui est d'une certaine manière, en tant que ministre du culte, porteur d'une figure sacrée, mais les abus sexuels ont tous des conséquences graves.

Nous ne pensons pas, monsieur Rudigoz, que l'on puisse établir un rapport de causalité entre le célibat des prêtres et le constat que nous avons fait. Les défaillances institutionnelles sont manifestes et j'ai indiqué quelle était la proportion : 88 % des victimes dans le culte catholique, 12 % pour les autres cultes. Mais on peut interpréter les choses différemment. Certes, 88 % dans l'Église catholique, c'est absolument effrayant, mais le judaïsme représente 1 % de la population et le protestantisme 2 %. L'islam est certes plus important aujourd'hui, mais nous travaillons sur toute la population française, septuagénaires compris. En conséquence, 12 % de victimes dans les autres cultes, c'est beaucoup, et il faut se garder de considérer que cette proportion signifie un état des lieux sans nuage.

S'il y a eu quelques investigations de notre commission dans d'autres milieux que l'Église catholique, c'est parce que l'enquête en population générale a porté sur 28 000 personnes et que nous avons eu quelques indications sur le cadre dans lequel des abus avaient été subis par 5,5 millions de personnes. Ce travail sera approfondi par la CIIVISE.

J'ai largement traité du ratio des genres, madame Ménard : dans l'Église, les victimes sont à une majorité écrasante des garçons, dans les familles, ce sont les filles, dans les autres milieux c'est une majorité de garçons et une minorité de filles mais dans proportions beaucoup plus équilibrées. Pour le fonds de dotation, il y a un risque d'insolvabilité, et si l'Église catholique décide de créer un mécanisme d'indemnisation, je voudrais bien qu'elle mobilise les ressources nécessaires. Je ne doute pas qu'elle parviendra à mettre en œuvre le dispositif qu'elle décidera.

Présidence de M. Jean-François Eliaou, secrétaire de la commission.

Monsieur Rebeyrotte, nous n'avons pas eu de retour de l'Église sur les questions de réparation et d'indemnisation, mais elles ne peuvent trouver de réponses immédiates et seront discutées en novembre.

L'État peut-il être mis en cause dans les départements concordataires au motif que les prêtres catholiques sont des agents publics ? Nous n'avons pas étudié cette question ; aussi, je réserve mon jugement, sans pouvoir répondre aujourd'hui à l'intéressante interrogation de M. Mendes, qui mérite d'être approfondie.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Au nom de tous mes collègues de la commission des lois, je vous remercie, monsieur le président, pour ce rapport, sa présentation et la précision de vos réponses. Je ne doute pas que ce travail fondamental aura des suites.

La réunion se termine à 13 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Laetitia Avia, M. Erwan Balanant, M. Florent Boudié, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Xavier Breton, Mme Blandine Brocard, M. Vincent Bru, M. Éric Ciotti, M. Éric Diard, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Jean-François Eliaou, M. Christophe Euzet, Mme Isabelle Florennes, M. Raphaël Gauvain, M. Philippe Gosselin, M. Guillaume Gouffier-Cha, M. Dimitri Houbron, M. Sacha Houlié, M. Sébastien Huyghe, Mme Élodie Jacquier-Laforge, Mme Catherine Kamowski, Mme Marietta Karamanli, M. Guillaume Larrivé, M. Philippe Latombe, Mme Marie-France Lorho, M. Fabien Matras, M. Stéphane Mazars, Mme Emmanuelle Ménard, M. Ludovic Mendes, M. Jean-Michel Mis, M. Paul Molac, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Danièle Obono, M. Matthieu Orphelin, M. Didier Paris, M. Stéphane Peu, M. Jean-Pierre Pont, M. Éric Poulliat, M. Bruno Questel, M. Rémy Rebeyrotte, M. Thomas Rudigoz, M. Pacôme Rupin, M. Hervé Saulignac, M. Antoine Savignat, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean Terlier, Mme Alice Thourot, M. Alain Tourret, Mme Cécile Untermaier, M. Jean-Luc Warsmann

Excusés. - M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Ian Boucard, Mme Marie-George Buffet, Mme Paula Forteza, M. Victor Habert-Dassault, M. Mansour Kamardine, M. Sylvain Waserman