Intervention de Jean-Christophe Lagarde

Réunion du mercredi 17 novembre 2021 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Christophe Lagarde, rapporteur :

Nous sommes très nombreux, dans cette commission et plus largement dans cette assemblée, à nous interroger sur le fonctionnement de notre démocratie et sur les moyens de répondre à la crise que celle-ci traverse. Il y a d'ailleurs des missions d'information en cours sur ce sujet. L'abstention s'accroît, la désaffection vis-à-vis des responsables politiques également. De plus en plus, les élus sont accusés d'être « déconnectés » ou « hors sol ». Cette défiance des citoyens envers leurs représentants concerne en particulier les parlementaires : seuls 39 % des Français déclarent avoir confiance en leurs députés, contre 64 % pour les élus municipaux.

La proposition de loi organique favorisant l'implantation locale des parlementaires, adoptée par le Sénat le mois dernier, offre une réponse à cet état de fait préoccupant. Ce texte, présenté par Hervé Marseille, président du groupe Union Centriste du Sénat, a pour objet de revenir partiellement sur la loi organique de 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur.

Le régime mis en place par la loi organique de 2014 est très strict, pour ne pas dire absolu. Ainsi, les membres d'un conseil municipal exerçant un mandat de parlementaire ne peuvent même pas recevoir de délégation du maire, alors même que celle-ci est par nature limitée, dans son objet comme dans son périmètre. La proposition de loi organique vise donc à réajuster le régime d'incompatibilité pour permettre le cumul entre le mandat de parlementaire et l'exercice de certaines fonctions exécutives locales, par exemple celles de maire d'une commune de moins de 10 000 habitants, de président ou vice-président d'un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) dont la population totale est inférieure à 10 000 habitants, de vice-président de conseil départemental ou de conseil régional. Le texte permet aussi le cumul avec des fonctions exécutives dans divers organismes, dont les syndicats mixtes. Je proposerai, à travers un amendement, de l'autoriser avec la fonction d'adjoint au maire dans les communes de moins de 100 000 habitants seulement.

Le débat sur le cumul des mandats est ancien. Les positions et les arguments des uns et des autres sont bien connus. Il s'agit ici non pas de revenir sur le principe de l'interdiction du cumul mais d'effectuer un rééquilibrage proportionné et modéré du droit, sur la base du bilan des quatre dernières années. En effet, le régime d'interdiction créé par la loi de 2014 a-t-il amélioré le fonctionnement du Parlement et, plus largement, celui de notre démocratie ? Selon moi, la réponse est résolument non, pour deux raisons principales.

Premièrement, la fracture entre les citoyens et les parlementaires n'a fait que s'aggraver. Ainsi, l'abstention a continué de progresser : lors des élections législatives de 2017, elle a dépassé pour la première fois le seuil des 50 %. Par ailleurs, 70 % des Français se disent d'accord avec la phrase suivante : « Les responsables politiques sont déconnectés de la réalité et ne servent que leurs propres intérêts ». Il n'en va pas de même lorsqu'il est question des maires.

L'adoption de ce texte permettrait de lutter contre la fracture ressentie par de trop nombreux Français entre le niveau local et les élus nationaux. À l'occasion de la crise des Gilets jaunes – je pense au début du mouvement et non aux événements qui ont suivi, lors desquels nous avons eu à subir des casseurs de tout poil –, nos concitoyens ont réclamé des parlementaires qu'ils soient plus en phase avec leur vie quotidienne. Cela avait d'ailleurs conduit le chef de l'État lui-même à s'interroger publiquement à propos du cumul des mandats des parlementaires. Lors de la première grande réunion organisée dans le cadre du grand débat national, le 15 janvier 2019, il demandait : « Faut-il permettre de ravoir des mandats locaux, du moins dans certaines proportions, sans être dans des exécutifs de premier plan, peut-être ? »

Le maire, en particulier, reçoit de la part de la population des sollicitations beaucoup plus diverses qu'un parlementaire. Cela lui donne une vision plus large des difficultés rencontrées par nos concitoyens – ainsi que par les élus locaux, notamment lorsqu'il s'agit d'appliquer des lois et des textes réglementaires parfois contradictoires ou inadaptés à la réalité du terrain. Il est regrettable pour la qualité de nos travaux que la loi de 2014 ait à ce point appauvri la source d'inspiration des parlementaires : une implantation locale permettrait de prendre des mesures moins idéologiques et plus pragmatiques.

Il me semble indispensable de faire en sorte que les réalités locales aient un meilleur accès à une tribune nationale à travers le mandat parlementaire, de manière à faire remonter au Parlement et au Gouvernement les problèmes rencontrés par nos administrés. Loin de moi l'idée de prétendre que les parlementaires qui ne cumulent pas d'autres mandats n'ont pas tenté de le faire ; ils y sont même parfois parvenus. Force est toutefois de constater que les élus locaux se confient moins que par le passé à nous, députés – mais cela vaut aussi pour les sénateurs –, comme l'a montré l'audition de Guy Geoffroy, représentant de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), car ils ne nous perçoivent plus comme faisant partie de leurs pairs : nous ne gérons plus des réalités similaires.

Je puis en témoigner personnellement, ayant exercé simultanément, pendant dix-sept ans, les fonctions de maire et celles de parlementaire : le maire est destinataire d'une multitude d'informations, circulaires et injonctions de la part des grands services déconcentrés de l'État, qu'il s'agisse des préfectures, de l'éducation nationale, des services de l'équipement, de l'environnement et du logement, ou encore des administrations sociales. Songez par exemple à cette circulaire folle qui visait à encadrer en soixante-dix pages le retour des enfants à l'école après la première vague de la covid-19. Aucun d'entre nous n'en fut destinataire. On voit bien que cela nuit au contrôle de l'action du Gouvernement par le Parlement. Même si nombre d'entre vous se sont efforcés de faire le tour des maires de leur circonscription, vous avez eu bien du mal à embrasser la diversité des situations et à mesurer le décalage existant entre cette circulaire et la réalité locale, alors même que les maires et les associations de maires ne parlaient que de cela.

L'exercice concomitant d'un mandat représentatif national et d'un mandat exécutif local d'une étendue limitée constitue un équilibre entre le « dire » et le « faire » qui serait précieux pour notre vie démocratique et pour le Parlement. Il est faux de dire et de croire que l'exercice d'un mandat délibératif local permet un ancrage local suffisant : la responsabilité opérationnelle de services publics locaux, l'échange permanent avec les services de l'État sont irremplaçables pour saisir au mieux les attentes des citoyens et les difficultés rencontrées. De même, la simple consultation régulière des élus locaux de la circonscription par les parlementaires, que pratiquent d'ailleurs la plupart d'entre nous, n'est pas suffisante pour saisir pleinement les difficultés quotidiennes rencontrées par les Français, car ces derniers ne saisissent pas un maire et un parlementaire des mêmes questions.

Il ne s'agit évidemment pas de considérer qu'un parlementaire n'est pas connecté aux Français ou qu'il ne l'est que s'il dispose de fonctions exécutives locales. L'objectif du texte est simplement de rétablir la possibilité d'exercer ces fonctions, car le Parlement a tout à gagner à disposer dans ses rangs d'élus qui sont aussi en position de responsabilité au niveau local. La qualité du travail législatif et du travail de contrôle s'en trouverait renforcée.

Deuxièmement, les dispositions de la loi organique de 2014 ont eu des conséquences délétères sur l'équilibre institutionnel et sur l'influence du Parlement.

Le durcissement du régime d'interdiction du cumul a contribué à l'affaiblissement du Parlement face au Gouvernement.

Les députés et sénateurs qui étaient aussi maires, présidents ou vice-présidents de conseils départementaux disposaient d'une forme de légitimité supplémentaire et donc d'indépendance à l'égard du Gouvernement. Au niveau local, ils formaient un contrepoids utile au pouvoir des préfectures. À cet égard, je puis témoigner du fait qu'en vingt ans de vie parlementaire, je n'ai jamais vu un tel manque de considération du corps préfectoral envers les parlementaires : dans la mesure où ces derniers n'exercent plus de fonctions exécutives, ils ne sont plus des partenaires avec lesquels l'État doit apprendre à composer pour mettre en œuvre les politiques publiques.

Les parlementaires ayant en parallèle une fonction exécutive locale étaient également plus indépendants vis-à-vis de leur groupe politique et des pressions auxquelles celui-ci les soumet. Bertrand Mathieu, professeur de droit public, a souligné cet aspect dans la contribution écrite qu'il nous a fournie : les parlementaires qui ont pu trouver leur légitimité dans un mandat local et dans le lien qu'ils ont su établir avec leurs électeurs au niveau local osent davantage se confronter à leur groupe politique. Cette indépendance nous semble précieuse.

Enfin, la réforme issue de la loi organique de 2014 a contribué à dévaloriser le mandat de parlementaire par rapport à l'exercice de fonctions exécutives locales, en premier lieu celle de maire. J'en veux pour preuve le fait qu'en 2020, quatre-vingt-sept parlementaires se sont portés candidats en tant que tête de liste aux élections municipales, c'est-à-dire en sachant que le régime d'incompatibilité leur imposerait de démissionner de leur mandat parlementaire en cas de succès. Parmi les députés concernés, vingt-sept étaient issus des groupes de la majorité. À la suite du scrutin, une vingtaine ont renoncé à leur mandat de parlementaire. Ces chiffres parlent d'eux-mêmes. Ils doivent nous préoccuper, car ils constituent une sorte de cursus honorum inversé.

Certaines fonctions – celles de président du conseil départemental ou régional et de maire d'une grande ville – doivent rester incompatibles avec le mandat de parlementaire, en raison du niveau de responsabilité et d'engagement qu'elles exigent. Pour les autres, il me paraît indispensable d'assouplir le régime d'interdiction du cumul. L'argument du manque de temps, sans cesse répété, ou encore celui de la nécessité pour un parlementaire de se consacrer entièrement à son mandat, ne tiennent pas. D'une part, les mandats nationaux et locaux ne s'excluent pas ; ils peuvent même se nourrir mutuellement. D'autre part, il est possible de cumuler le mandat de parlementaire avec l'exercice de nombreuses activités professionnelles. Pourquoi pourrait-on être à la fois député et professeur, médecin, avocat ou chef d'entreprise, mais pas député et conseiller municipal délégué ou maire adjoint ?

Je suis bien conscient du fait qu'ouvrir le débat sur le cumul des mandats, à l'initiative de nos collègues du Sénat, n'est pas tout à fait dans l'air du temps, lequel est caractérisé par la démagogie et un éternel procès en culpabilité des parlementaires, mais cela répond aux exigences de l'époque. Même si ce n'est pas populaire, il nous appartient d'y réfléchir, d'examiner les travers et les excès de la loi de 2014 et les difficultés qu'elle pose du point de vue de la qualité et de la pertinence des travaux parlementaires. En nous interdisant de réfléchir à cet enjeu, d'en débattre et de proposer des améliorations, en en faisant un tabou sous prétexte que l'opinion publique n'y est pas favorable – alors même qu'il n'a jamais été démontré que celle-ci exigeait la disparition des députés-maires, notamment –, nous renoncerions à faire notre travail.

Pour reprendre l'expression du Premier ministre lors d'un déplacement, le 22 octobre dernier, les dispositions contenues dans ce texte constituent des mesures de « bon sens », car il est « fort utile pour l'exercice des mandats nationaux d'avoir les pieds sur terre, ce contact permanent avec la réalité ». Je suis certain que notre commission saura se montrer réceptive à ces sages paroles.

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