Intervention de Pierre Dharréville

Réunion du mercredi 24 novembre 2021 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Dharréville, rapporteur :

Humain, on ne l'est pas seul, pris chacune, chacun, isolément. On le devient chacun, chacune, singulièrement, par ce qui nous est commun. Sans conscience de ce commun, l'humanité court à sa perte. Poser la question « qu'avons-nous en commun ? », c'est à la fois reconnaître l'individu et le collectif, c'est parler le langage du partage, c'est s'intéresser à l'avenir.

Le commun peut s'entendre comme étant l'ordinaire. Il est pourtant de plus en plus extraordinaire, au sens où il est de moins en moins répandu. Nous assistons en effet à un grand mouvement de privatisation du monde, de marchandisation de tout, de concurrence de tous contre tous. Qu'est-ce qui échappe à cette logique d'accaparement par quelques-uns des biens et des ressources et, pour le dire autrement, du travail et de la nature ? Cette logique s'appuie sur un processus d'absolutisation de la propriété privée, qui n'a jamais été dans l'esprit des juristes qui ont édifié le droit romain, ni dans celui des rédacteurs du code civil. Asservissant et dévoyant le travail, abîmant la planète, cette conception donne tout pouvoir aux propriétaires souverains, et rétrécit, par là même, le champ de la démocratie. Or, nous avons besoin que soient pleinement pris en compte les enjeux de notre temps, ceux du respect de l'humain et de la planète.

Nous voyons combien les ressources sont gaspillées et nos écosystèmes fragilisés par des calculs à courte vue, quand ils ne sont pas cyniques. Nous voyons combien les inégalités se déploient et les droits fondamentaux sont bafoués, comment l'humain est réduit à ses fonctions de production et de consommation. Nous voyons les illusions du mythe de l'individu roi, échappé du reste de l'humanité et trouvant son émancipation dans sa propre réussite matérielle, isolée, quel qu'en soit le prix.

Il est donc d'autant plus urgent de protéger les biens communs et d'engager un grand mouvement de conquête et d'invention de biens communs, car la définition du commun part de la personne humaine. Un peu partout, cette petite musique commence à se faire entendre, et elle est salutaire.

On ne trouvera donc pas ici la création d'un nouveau régime de propriété, mais un mécanisme institutionnel qui s'appuie sur la reconnaissance dans le code civil de l'existence de biens communs. Un bien commun, cela peut être un jardin partagé dans une cité, mais cela peut aussi être une ressource universelle, telle que l'eau. Cela peut être un bien matériel, comme un réseau de chemin de fer, ou immatériel, comme la formule d'un vaccin. On peut ainsi déterminer un bien commun au regard de l'usage collectif qui en est fait ou pourrait en être fait, de son caractère de ressource nécessaire à toutes et à tous, des droits fondamentaux qui peuvent s'y rattacher, de l'histoire collective qui a permis sa constitution ou encore, de son intérêt patrimonial ou environnemental eu égard aux menaces qui pourraient le mettre en danger.

Par cette définition volontairement inclusive, il ne s'agit pas de désigner formellement ces biens a priori – quoique cela puisse être tentant, parfois –, parce que le commun n'existe que par construction et par choix politique. Il s'agit donc d'engager un travail d'identification dans la vie, de donner force à l'intervention citoyenne et à la délibération démocratique pour poser cette question : « ne serait-ce pas là un bien commun ? »

Le simple fait de soulever cette interrogation est de nature à contrarier ou, du moins, à questionner l'ordre des choses ; c'est une invitation à une réappropriation sociale et citoyenne dans l'idée qu'elle puisse déboucher sur la transformation des règles, des changements dans la gestion et, le cas échéant, des modifications du régime de la propriété. Selon la nature du bien, il peut exister différents modes de protection juridique, de normes d'ordre public mais aussi d'administration : des sociétés traditionnelles, des structures coopératives ou mutualistes, des associations, des organismes sociaux, des entreprises et des services publics, qui mériteraient parfois d'être démocratisés. Il apparaît d'évidence que certains biens appellent une gestion publique. L'article 9 du préambule de la Constitution de 1946, qui, à ma connaissance, n'a plus été invoqué depuis 1982, pourrait éventuellement l'être dans le cadre du mécanisme proposé.

À l'heure où se développe une crise profonde de la démocratie, nous devons inventer de nouvelles voies d'intervention et de participation. Nous devons encourager les aspirations à la citoyenneté, celle qui fait qu'on se sent partie prenante, celle qui fait qu'on n'est pas exproprié de sa responsabilité de sociétaire du genre humain. Un bien commun peut correspondre à un certain nombre d'attendus, mais il ne peut exister vraiment en tant que tel que par la volonté des citoyens et des citoyennes de vivre et faire ensemble, pourvu qu'ils n'en soient pas empêchés.

Les deux propositions de loi que je vous présente comportent une définition nécessaire à la création d'un mécanisme plutôt modeste, mais qui a le mérite d'être concret.

La proposition de loi ordinaire intègre dans le code civil un statut et une définition des biens communs permettant de prendre en compte différentes approches. L'une est la conception élaborée par des économistes, qui identifie trois dimensions : l'existence d'une ressource, la présence d'une communauté et l'institution de règles de gestion transparentes et démocratiques de cette ressource par cette communauté. L'autre est celle de Christian Laval et Pierre Dardot, pour qui le bien commun se définit en lien avec des droits fondamentaux. Une autre encore est issue d'un travail passionnant, effectué en Italie sous la conduite de Stefano Rodotà, aboutissant à l'idée que « les biens communs sont des choses qui sont factuellement utiles à la personne ».

La proposition de loi organique, quant à elle, introduit une procédure d'attribution de ce statut à tel ou tel bien, à travers une saisine du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et le déclenchement d'une délibération citoyenne et démocratique. Le CESE pourrait s'autosaisir, être saisi par les citoyennes et les citoyens ou par le Parlement. Il se prononcerait sur l'attribution du statut en fonction des critères énoncés dans le code civil que je vous ai présentés. Si le bien considéré est local, le CESE aurait la possibilité de consulter un conseil économique, social et environnemental régional (CESER). Si le bien est supranational, il conserverait la faculté de lui attribuer lui-même le statut. Une fois le statut de bien commun reconnu, un état des lieux et d'analyse serait entrepris soit par le CESE lui-même, soit par un conseil citoyen du bien commun singulier, désigné par le CESE selon les modalités de consultation du public prévues par l'ordonnance de 1958. Le CESE rendrait ensuite un avis, en se fondant, le cas échéant, sur le rapport du conseil citoyen du bien commun singulier.

L'objectif principal serait ainsi de dresser l'état des lieux et d'examiner l'adéquation de la gestion et du régime de propriété du bien avec le statut de bien commun ; des propositions d'aménagement pourraient être formulées. Ces analyses, publiques, seraient adressées au Gouvernement et au Parlement ainsi qu'à toute institution concernée.

Les auditions m'ont permis de procéder à un certain nombre d'ajustements, dont plusieurs visent à mieux insérer le dispositif dans le cadre constitutionnel et organique existant relatif au Conseil économique, social et environnemental. Il m'a semblé préférable de recourir à cette institution plutôt que de créer une instance ad hoc. Sa composition en fait un lieu où peuvent se confronter des points de vue et des intérêts divergents. Il ne serait pas insensible à cette problématique, d'autant que la question des biens communs imprègne déjà ses réflexions.

L'article 714 du code civil définit ce que l'on appelle les « choses communes » ; il dispose qu'il est « des choses non appropriables et dont l'usage est commun à tous ». Toutefois, il m'a semblé que le recours à cet article pour définir le statut ouvrirait un débat juridique inutile. Aussi me semble-t-il préférable de créer un article spécifique.

Les auditions m'ont enfin alerté sur la nécessité d'élargir la définition concernant le patrimoine et l'environnement, afin de ne pas préjuger que seuls la rareté ou le caractère remarquable appellent la reconnaissance du statut de bien commun. Il faut admettre que des biens plus ordinaires pourraient aussi le mériter.

Il faut révéler le commun pour l'instituer. Le statut créé par la proposition de loi ordinaire ne préjuge pas d'un mode de gestion ou d'un régime de propriété ; il n'emporte pas de conséquences juridiques automatiques. Sa conséquence est simplement l'ouverture d'une démarche démocratique à laquelle la troisième assemblée de la République donnera force. Le texte vise à créer, en tant que base légale, la notion de « bien commun », dont on espère qu'elle contribuera à rééquilibrer la philosophie du droit en matière de propriété. Il existe d'ailleurs déjà, dans le droit positif, des obligations et des servitudes qui bornent le droit de propriété. Il s'agit également de discuter la propriété du point de vue du travail, lorsqu'il y a lieu de le faire, et non de rester enfermés dans une logique de consommation ou d'usage.

Ce mécanisme conduirait à l'établissement d'une sorte d'inventaire et produirait des analyses qui nourriraient les débats que nous aurions, au sein de la société et des instances représentatives – au premier rang desquelles le Parlement –, s'il se révélait nécessaire de repenser certaines règles pour protéger tel ou tel bien commun. On serait conduit à s'interroger : ce bien est-il commun ? A-t-il une part de commun ? Qui est fondé à décider de son sort ? La délibération en sortirait réhabilitée.

J'ai présenté les choses à ma façon, mais je suis certain que ce questionnement autour des biens communs peut être largement partagé, sachant que nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui s'en emparent sur le terrain. Je crois que nous n'échapperons pas à des innovations et à un changement de cap. C'est un grand enjeu de notre temps que de protéger et de conquérir des biens communs à partager, du local au global. C'est un grand enjeu de notre temps que de refaire du commun, que de retrouver du sens, du lien et le goût de vivre ensemble. Dans le commun se trouvent les dynamiques fécondes pour l'avenir de notre société et de l'humanité.

Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau entrevoyait les dégâts de l'accaparement à outrance et du capitalisme effréné. Évoquant « le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ‟Ceci est à moiˮ », il écrivait : « Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. »

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