Je m'efforcerai d'être précis et factuel sur cette question sensible. Tout d'abord, si l'agence a un certain degré d'autonomie, elle est strictement opérateur de l'État pour ce qui est des stocks stratégiques, c'est-à-dire qu'elle travaille sur commande et instruction du ministère de la santé pour acquérir, pour stocker ou pour distribuer des stocks stratégiques. Ainsi, l'agence reçoit chaque année une instruction écrite qui fixe les acquisitions et les destructions d'équipements ; cette instruction peut être réactualisée en fonction du contexte. C'est l'article L. 1413-4 du code de la santé publique qui dispose que l'agence intervient « à la demande du ministre chargé de la santé ».
Un tableau de l'état des stocks est mis à jour très régulièrement ; le ministère de la santé en dispose. Sur la période 2012-2017, nous avons reçu une lettre d'instructions chaque année, et 115 millions de masques ont été acquis. Sur la période 2016-2019, 100 millions ont été commandés.
En 2016, lorsque j'ai créé Santé publique France, j'ai récupéré l'EPRUS. Si j'étais directeur général de l'InVS et de l'INPES depuis 2014, je n'étais pas directeur général de l'EPRUS, piloté par un préfet jusqu'à mai 2016. J'hérite donc, en mai 2016, des stocks stratégiques, constitués à l'époque de 750 millions de masques chirurgicaux et de 700 000 masques de type FFP2. Nous nous sommes demandé si ces masques étaient encore efficaces car certains étaient très anciens, datant de 2002 ou 2003, une grande majorité ayant été acquise entre 2005 et 2009. Ils avaient donc plus de dix ans et nous nous interrogions sur ce point. C'est ainsi que la direction générale de la santé (DGS) nous a saisis pour faire une évaluation de l'efficacité de ces masques.
À cette même période est intervenu le fameux changement de doctrine du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui a estimé que le stock destiné aux personnels, pour les hôpitaux et pour les entreprises, relevait de leur compétence : le stock stratégique est ainsi devenu un stock de masques destinés à la population générale, et non plus aux soignants. Une circulaire en date du 2 novembre 2011 aurait fait basculer cette doctrine mais je ne l'ai pas vue. Santé publique France doit dès lors gérer un stock pour la population générale. De qui s'agit-il ? Est-ce que c'est « monsieur tout le monde » ? Les malades ? Les malades symptomatiques et leurs contacts ? Il y a plusieurs possibilités.
Lorsque la doctrine a basculé pour les hôpitaux et pour la médecine libérale, quelles instructions leur ont été données pour se préparer à une pandémie ? Quels éléments ont été communiqués aux hôpitaux pour leur permettre d'évaluer leurs besoins en masques en cas de pandémie ? Auparavant, tout cela était très centralisé. De même, qui aurait dû payer pour la médecine générale ? L'assurance maladie, l'État, les médecins généralistes eux-mêmes, ou encore l'Ordre des médecins ? Ont-ils reçu des instructions dans ce domaine ?
L'évaluation scientifique s'est faite à partir de normes : une norme européenne, tout d'abord, portant sur la filtration bactérienne, la respirabilité et la propreté microbienne, et une norme ISO, ensuite, concernant la cytotoxicité, l'irritation et la sensibilisation. Nous avions ajouté, dans le cahier des charges, la question des lanières ou des élastiques, de manière à savoir s'ils étaient opérationnels. Quatre références ont été analysées : pour deux d'entre elles, l'échec du test de filtration bactérienne a été quasi-total ; pour deux autres références, l'échec a concerné le test de respirabilité ; d'autres défaillances ont été relevées – échec du test de propreté microbienne, échec du test de résistance des lanières. Cela m'amènera à écrire au directeur général de la santé que les masques, périmés, ne sont plus conformes.
Lorsque nous avons repris la fonction logistique de l'EPRUS, nous nous sommes demandé comment faire en sorte que ces équipes, dont certains membres étaient des militaires du service de santé des armées, s'adaptent à la culture de la santé publique. Nous avons souhaité confier la direction alerte et crise de Santé publique France à des anciens de l'EPRUS qui étaient aussi des professionnels de santé. Nous avons ainsi eu deux directeurs issus de l'EPRUS, venant pour l'un du département d'urgence sanitaire (DUS) de la DGS, pour l'autre du centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS) de la DGS. Cette filiation DGS-EPRUS-direction alerte et crises permet aux personnes qui doivent coordonner des crises de comprendre parfaitement le fonctionnement interministériel.
Très vite, nous nous sommes interrogés sur les objectifs concernant la réserve et les stocks de masques. À la lecture du rapport remis en 2015 par Francis Delattre, nous nous sommes dit que si nous voulions faire de la santé publique avec les stocks stratégiques, il fallait en comprendre le sens, c'est-à-dire évaluer les besoins, faute de quoi nous ne ferions que naviguer à vue. J'ai donc saisi un comité d'experts, de manière à disposer d'un avis indépendant rendu par des professionnels de santé qui se sont portés volontaires et qui, c'est important, n'avaient pas de lien d'intérêt avec l'industrie pharmaceutique.
Une deuxième évaluation a été demandée, portant sur la modernisation des moyens tactiques – notamment sur les postes sanitaires mobiles (PSM) et les respirateurs. Ce groupe devait rendre ses conclusions en janvier dernier, mais ne l'a pas encore fait en raison de l'épidémie de covid-19.
Jean-Paul Stahl a travaillé, pour le premier groupe, sur les contre-mesures à adopter en cas d'épidémie, notamment l'évaluation des stocks stratégiques. Ces contre-mesures étaient très centrées sur la grippe, dans la continuité des préconisations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en cas de pandémie grippale : il s'agissait de réactualiser les recommandations de 2009 et de 2011 du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Cette évaluation a été remise à Santé publique France et à la direction générale de la santé en août 2018. S'agissant des masques, les recommandations du HCSP n'ont pas été modifiées : des masques de soins pour les patients symptomatiques ; en milieu hospitalier, des masques de soins dès l'entrée en chambre d'une maladie, et des masques FFP2 pour les soins intensifs. Le rapport chiffre le besoin à 1 milliard de masques ou, plus précisément, à une boîte de 50 masques par foyer, à raison de 20 millions de boîtes, soit 1 milliard de masques.
Ainsi, le 26 septembre 2018, en vue de la programmation annuelle – nous recevons, en fin d'année, une lettre de programmation portant sur les stocks stratégiques –, j'ai écrit au directeur général de la santé – je tiens cette lettre à votre disposition – pour rappeler les recommandations des experts, afin de disposer de plus de moyens de protection contre une éventuelle pandémie et, surtout, d'obtenir une doctrine, car celle-ci n'est pas claire du tout. Or elle est du ressort du ministère de la santé.
En réponse à cette lettre, je reçois un courrier du directeur général de la santé en date du 30 octobre 2018. Il recommande de considérer que l'ensemble des masques sans date de péremption acquis dans les années 2003 à 2005 sont non conformes et ne peuvent être en conséquence utilisés. Dans ces conditions, le stock valide restant en 2017 a été évalué à 99 millions de masques, dont 63 millions arrivaient à péremption en 2019 et 30 millions en 2020. Le directeur général de la santé précise qu'il veut une commande de 50 millions de masques, voire de 100 millions de masques si les moyens financiers le permettent, et il demande la destruction des masques sans date de péremption acquis dans les années 2000.