J'ai en effet une certaine expérience en matière de risque pandémique, puisque j'ai été directeur général de la santé de 2005 à 2011 et délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire. J'ai d'ailleurs évoqué cette expérience dans un ouvrage, publié en 2014.
De 2011 à 2020, j'ai conseillé l'OMS en matière de sécurité sanitaire face au risque pandémique, et mon rôle l'égard du covid-19 s'est donc joué à deux niveaux : celui de l'OMS et celui de la mission Castex. En outre, en tant que membre de l'Académie nationale de médecine, j'ai assuré, depuis la mi-mars, la fonction de secrétaire de la cellule covid-19. Je ne sais pas si M. Jean-Christophe Lagarde est présent, mais il sera sans doute heureux de savoir que sa demande, relative au rôle que pourrait jouer l'Académie nationale de médecine, lors de la commission d'enquête de 2010, a reçu une suite favorable même si c'est peut-être un peu tardivement.
Mon propos liminaire sera centré autour de la notion de préparation au risque pandémique, avec trois approches : le regret qu'elle ait été critiquée en 2010 ; le constat que le défaut de préparation a eu des conséquences graves ; et l'espoir que la préparation à ce risque devienne une obligation en France.
D'abord, un regret. Entre 2005 et 2009, sous la menace du virus H5N1, la préparation de la France au risque pandémique lié à un virus émergent à transmission respiratoire a été intense. Elle a conduit à un travail interministériel inédit pour développer, décliner puis perfectionner un plan national : préparer notre société à la continuité d'activité en situation de pandémie, s'exercer, constituer des stocks de produits de santé – masques, antiviraux respirateurs –, préparer les organisations logistiques, préparer la production d'un vaccin et organiser l'action de l'État. Et c'est alors, en 2007, que l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), a été créé.
En 2010, au décours de la pandémie de 2009, due au virus H1N1, moins grave que redouté, cette préparation a été critiquée. Au lieu d'être félicités pour avoir limité le nombre de décès, nous avons été critiqués pour avoir trop dépensé. Je vous renvoie notamment aux commissions d'enquête, devant lesquelles j'ai eu l'honneur d'être convoqué.
Dix ans ont passé. La violente critique de 2010 a, selon moi, joué un rôle majeur dans l'affaiblissement en France de la préparation au risque pandémique. Affaiblissement qui s'est révélé de façon dramatique, fin janvier 2020, lorsque l'OMS a déclaré que le covid-19 était une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI).
Ensuite, un constat. En dépit du travail admirable des hospitaliers et du civisme de la population, 30 000 décès sont à déplorer à ce jour, et l'impact économique et social dans notre pays est majeur. Notre défaut de préparation est l'une des raisons de ces graves conséquences. Face à un virus d'autant plus dangereux qu'il est excrété avant les signes cliniques, l'absence de traitement et de vaccin et la rareté des tests virologiques disponibles imposaient de recourir aux méthodes rustiques de prévention, sinon la fuite du moins la distanciation, l'hygiène des mains et le port du masque.
J'avoue avoir été sidéré d'apprendre que le stock de masques de la France s'était évaporé. À partir de 2005, nous avions décidé la constitution d'un important stock de masques, précisément parce que nous redoutions, face au virus H5N1, la terrible situation dans laquelle nous nous sommes trouvés ces derniers mois. Nous estimions alors, qu'en l'absence de vaccin et de traitement, le minimum que l'État pouvait faire pour protéger les professionnels les plus exposés et la population était de leur donner des masques afin de réduire le risque de transmission du virus.
En avril 2010, après la pandémie grippale due au virus H1N1, il restait un milliard de masques chirurgicaux anti-projections pour la population et les malades, soit 100 % du besoin alors estimé, et 700 millions de masques FFP2 à haute capacité de filtration, pour les professionnels exposés, soit 80 % du besoin estimé.
J'insisterai sur deux points. D'abord, le calcul des besoins de la population était fondé sur un certain nombre de masques par jour – pour une vague pandémique de 12 semaines – et sur le volume de population à couvrir par catégorie professionnelle.
La doctrine concernant les masques FFP2 s'inscrivait dans un plan plus vaste, centré sur la préparation du plan de continuité d'activité (PCA) à tous les niveaux – secteurs public et privé. À partir du document unique d'évaluation des risques du ministère du travail, qui a alors joué un rôle très important, les masques dont devaient se doter les acteurs économiques et les collectivités territoriales représentaient l'outil contribuant à la continuité d'activité.
Mon travail de délégué interministériel avait alors consisté à rencontrer, dans le cadre de réunions organisées chaque semaine, tous les secteurs – banque, assurance, boulanger, médias, agroalimentaire, funéraire, etc. – pour les inciter, non seulement à préparer leur plan de continuité d'activité, mais aussi à acheter des masques. Si notre stock de masques ne s'était pas évaporé, nous aurions certainement pu organiser autrement le confinement, dans le sens d'une meilleure préservation de la continuité d'activité.
En lisant le rapport du sénateur Delattre, j'ai compris qu'en 2015, ce stock avait commencé à se déliter. En 2020, il avait fini par quasiment s'évaporer au point de nous mettre en situation de pénurie. Comment cela a-t-il pu arriver ?
C'est une situation particulièrement grave concernant les masques FFP2 pour les professionnels de santé. La lecture de la doctrine d'emploi de ces masques, produite par le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), le 1er juillet 2011, qui les limitait aux actes les plus invasifs, me paraît discutable. Il me semble, même à ce moment-là, qu'il convenait de protéger au maximum les soignants exposés, quel que soit le secteur d'activité.
Les masques ne seraient-ils qu'un marqueur parmi d'autres du défaut de préparation au risque pandémique ? Qu'en a-t-il été de la mise à jour de la planification des actions, de la coordination interministérielle, de la préparation de la continuité des activités, des exercices, de l'anticipation de la recherche et du développement et, enfin, de la coordination européenne et nationale des essais cliniques ?
S'il est vrai que la France n'a pas été le seul pays à se retrouver dans cette situation, ce ne peut être une consolation. Elle était reconnue pour être l'un des pays les mieux préparés, et pourtant, comme d'autres, elle s'est retrouvée à subir et à improviser. Or l'improvisation ne s'improvise pas, elle se planifie.
Face au covid-19, le Gouvernement a dû activer le plan Pandémie grippale qui avait le mérite d'exister, mais qui datait de 2011. Alors que l'unité d'action reste une règle de la gestion de crise, il a fallu attendre de longues semaines pour qu'un centre interministériel de crise unique gère la situation liée au covid-19. Une préparation plus active et la répétition d'exercices dans les années précédentes auraient peut-être permis d'éviter cela.
Concernant l'expertise scientifique, un paysage complexe a été établi, de façon inattendue, avec la création de deux conseils, le conseil scientifique et le comité analyse, recherche et expertise (CARE), alors que notre pays dispose d'instances expérimentées, composées avec soin et compétence : d'une part, en matière d'analyse du risque, Santé publique France, notre vigie et source de données, qui a su s'appuyer sur des équipes de modélisation et d'épidémiologie de qualité ; d'autre part, en matière d'expertise pour la gestion des risques, le Haut Conseil de la santé publique, qui avait préparé la doctrine sanitaire. Heureusement, la qualité de leurs membres a permis d'éviter que la complexité ne se transforme en confusion.
Il a fallu cependant attendre la mise en place de la mission Castex, pour que la notion d'anticipation et de préparation prenne enfin sa place – à partir du 9 avril.
Enfin, un espoir. Un triste espoir que l'impact sanitaire, social et économique de la pandémie covid-19 laisse des traces telles que nous prenions enfin au sérieux, dans la durée, la préparation au risque pandémique.
Il convient de se concentrer sans faiblir sur les risques avérés, douloureusement éprouvés en France depuis des siècles et qui sont les plus lourds : la guerre et l'épidémie. Sachons faire le tri entre ce qui est prioritaire et ce qui l'est moins, et ne laissons pas les événements intercurrents, même s'ils sont importants et réclament une réponse adaptée, nous détourner des grandes priorités.
Pour le risque de guerre, nous avons une armée. Elle se prépare, elle s'équipe et s'entraîne. Il devrait en être de même pour le risque pandémique, car tout incite à s'y préparer : la densification de l'espèce humaine et des espèces animales ; l'accroissement des interactions entre les espèces animales et l'espèce humaine ; la multiplication des échanges de personnes et de biens par les migrations, le tourisme et le commerce ; les pratiques d'élevage des animaux ; et les conditions de vie des êtres humains dans les grandes villes.
À tous les échelons – local, régional, national, européen et mondial – faisons de cette préparation au risque pandémique une priorité qui dure et que nous organisons pour résister à l'oublieuse Mémoire.
Je conclurai mes propos en vous livrant quelques suggestions :
– une obligation de préparation au risque pandémique ;
– une planification mise à jour, déclinée, testée et évaluée ;
– une coordination interministérielle – peut-être la suggestion la plus importante ;
– des contre-mesures – masques, solutions hydro-alcooliques, un traitement ou un vaccin – sous la responsabilité de l'État, avec un contrôle parlementaire, comme, je l'imagine, votre commission de la défense nationale l'exerce pour la défense ;
– un effort européen pour qu'une Europe de la sécurité sanitaire se crée, dont le volet de préparation au risque pandémique serait le pivot ;
– une stratégie de recherche et de développement, sous le contrôle de l'Organisation européenne de la santé (OES).
Sur ce dernier point, je ne peux que vous alerter sur la grave situation de la recherche en France. Puisque vous allez bientôt débattre d'une loi de programmation en la matière, je soulignerai que si, bien entendu, des aspects budgétaires sont à traiter, une simplification extrême serait de rigueur. L'université devrait être le cœur des activités de recherche, comme c'est le cas dans la plupart des pays développés. De sorte qu'il conviendrait d'unifier le corps des enseignants chercheurs et celui des chercheurs, et de revoir profondément les missions des organismes, tels que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ou l'Institut national de la santé et de la recheche médicale (INSERM), dont la création a été très utile après la guerre, mais dont la valeur ajoutée est aujourd'hui discutable. Je vous remercie de votre attention.