Je commencerai par l'historique de la prise de conscience du risque. Quand survient une nouvelle crise sanitaire, notamment quand on a affaire à un agent pathogène émergent, on adapte en permanence sa prise de conscience et les décisions que l'on prend aux informations dont on dispose. Je vais donc me livrer devant vous à l'exercice consistant à rappeler systématiquement le contexte dans lequel ont été prises mes décisions.
Je rappelle que, de par mon métier de médecin, j'ai une expérience des risques sanitaires : depuis des années, je suis des patients ayant bénéficié d'une greffe de moelle, profondément immunodéprimés, et je sais donc quelle est la fragilité du corps humain dans cette situation. Par ailleurs, j'ai eu à gérer la crise de Fukushima lorsque je présidais l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). J'ai donc une certaine expérience de l'évolution des crises sanitaires, qui me porte à toujours anticiper.
La première alerte que j'ai eue remonte à la fin de l'année 2019, vers le 25 décembre. Tout à fait par hasard, j'ai lu sur Twitter qu'un blog en anglais rapportait des cas inexpliqués de pneumonie. J'ai immédiatement fait suivre cette information au directeur général de la santé et, quelques jours plus tard, la Chine donnait elle-même l'alerte sur ces cas inexpliqués. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a pour sa part adressé une notification au réseau des agences sanitaires le 1er janvier, date à laquelle la direction générale de la santé a ouvert ce qu'on appelle une veille, c'est-à-dire un dispositif dans le cadre duquel elle va suivre ce dossier, comme toutes les agences sanitaires du monde.
Un nouveau niveau d'alerte a été franchi vers le 11 janvier, quand la Chine a annoncé un premier décès. À cette occasion, nous avons appris, d'une part, qu'il s'agissait d'un nouveau virus de la famille des coronavirus, d'autre part, que ce virus pouvait être grave, puisqu'un décès était rapporté. J'ai immédiatement décidé d'alerter le Président de la République et le Premier ministre, étant cependant précisé qu'on ne comptait alors qu'un mort pour une cinquantaine de cas en Chine.
Le CORRUSS, qui suit l'évolution de la situation, se met en veille de niveau 2 vers le 22 janvier, date à laquelle l'OMS évoque une transmission interhumaine. On comprend alors que l'on n'a pas simplement affaire à un phénomène local lié au marché aux poissons ou à la présence d'un réservoir animal, mais à ce qui pourrait être une épidémie : j'insiste sur le fait que la révélation d'une contamination interhumaine change complètement le regard que l'on pouvait avoir jusqu'alors sur un phénomène dont on pouvait initialement croire qu'il ne concernait qu'une ville de Chine.
Lors de la conférence de presse que j'organise au ministère de la santé le 21 janvier afin d'alerter les médias et l'ensemble des Français, le directeur général de la santé évoque déjà cette contamination interhumaine, ayant su que l'OMS allait annoncer le lendemain l'existence de ce mode de transmission du virus. Les propos que j'ai tenus ce jour-là ayant été largement déformés par la suite, je veux vous les citer : « Vous le savez, le 31 décembre 2019, l'Organisation mondiale de la santé a informé de plusieurs cas de pneumonie dans la ville de Wuhan, en Chine » – je crois que vingt-sept cas avaient été déclarés – « le virus, jusqu'ici inconnu, a été identifié : c'est un coronavirus. Ce type de virus provoque chez l'homme des maladies le plus souvent bénignes, mais certains peuvent provoquer des symptômes plus sévères. Nous sommes au début de l'épidémie, nous n'avons pas la réponse à toutes les questions qui se posent, et c'est normal : la situation est très évolutive et l'évolution des connaissances permettra d'en savoir plus sur les modes de transmission de ce virus, autant que sur son origine. Le risque d'introduction en France de cas liés à cet épisode est faible » – je rappelle qu'à cette date, on ne compte qu'une cinquantaine de cas en Chine – « mais ne peut être exclu, d'autant qu'il existe des lignes aériennes directes entre la France et la ville de Wuhan. »
J'informe que des messages de précaution à destination des voyageurs se rendant de Wuhan à Paris ou revenant de Wuhan sont diffusés à l'aéroport de Roissy ainsi qu'à bord des avions concernés – cette décision a été prise dès le 10 janvier, c'est-à-dire dès que nous avons su avoir affaire à un coronavirus. J'évoque ensuite les mesures de gestion aux frontières, conformes aux recommandations de l'Organisation mondiale de la santé, et je précise que notre système de santé est informé au moyen de messages d'alerte adressés le 10 janvier aux ARS, aux SAMU, aux services des urgences et aux unités des maladies infectieuses, ainsi qu'aux sociétés savantes. Nous donnons aux professionnels de santé des recommandations sur l'identification des cas, le repérage et la prise en charge des patients.
Ainsi, lors de ma conférence de presse du 21 janvier, c'est-à-dire avant même la confirmation officielle de l'OMS qu'il existe une transmission interhumaine, je précise que nos connaissances vont évoluer, partant du principe qu'il y a des choses que nous ne savons pas encore. Je pense être la seule ministre de la santé européenne à avoir pris la décision de faire une conférence de presse si précocement : à la date du 21 janvier, il n'y a pas d'alerte de l'OMS, ni aucune autre alerte d'urgence de santé publique internationale. Nous décidons d'informer les Français tous les jours sous la forme d'un point presse – fait par le directeur général de la santé ou par moi-même – sur l'évolution du nombre de cas dans le monde et sur les nouvelles connaissances que nous allons acquérir sur la contagiosité, le mode de transmission et la mortalité. Comme vous le voyez, avant même que l'information d'un mode de contamination interhumaine ne soit annoncée officiellement par l'OMS – elle ne l'a été que le 22 janvier, le lendemain de ma conférence de presse –, j'avais perçu qu'il se passait quelque chose et j'en avais informé les Français.
Le niveau d'alerte monte d'un cran quand sont rapportés les premiers cas en France. Vendredi 24 janvier à vingt heures, les trois premiers cas français sont rapportés. Je fais ma conférence de presse quotidienne, et je prends immédiatement plusieurs décisions. D'abord, je téléphone au directeur général de l'OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesusle pour lui dire que nous avons les premiers cas en France, mais surtout en Europe. Ne pouvant le joindre, j'appelle la commissaire européenne de la santé Stella Kyriakidou pour lui demander d'organiser en urgence un conseil des ministres de la santé européens, afin de vérifier que nous harmonisons les pratiques. Elle me répond que ce n'est pas de sa responsabilité et qu'il faut que j'adresse ma demande à la présidence croate de l'Union européenne, ce que je fais aussitôt.
Je prends également la décision de faire un état des lieux de tous les stocks et de nos capacités de prise en charge des malades. Durant le week-end qui suit l'arrivée des premiers cas en France – tous trois importés de Wuhan ou de ses environs –, je demande que les ARS me fassent remonter le nombre de lits en réanimation et de respirateurs, ainsi que l'état des stocks d'équipements de protection, notamment de masques – il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton au ministère de la santé pour avoir ces renseignements, qui proviennent d'une multitude d'établissements publics et privés. Je demande à Santé publique France de me soumettre, dans les vingt-quatre heures, trois scénarios d'évolution de l'épidémie. J'alerte le Président de la République et le Premier ministre, ce qui conduit ce dernier à organiser dans l'urgence une réunion interministérielle (RIM), qui se tient à Matignon le dimanche 26 janvier à neuf heures. Enfin, je demande au consortium de recherche REACTing, notamment au professeur Yazdan Yazdanpanah, de rédiger un protocole de recherche portant sur l'ensemble des antiviraux que nous connaissons, afin que nous soyons prêts, si l'épidémie se répand en France, à proposer des protocoles cliniques d'évaluation des antiviraux disponibles.
Bien évidemment, l'inventaire que je demande aux ARS porte aussi sur les masques, et à la même période je donne la consigne de passer une commande, qui sera faite le 30 janvier. Je précise que les ARS reçoivent, le 28 janvier, un questionnaire de la direction générale de la santé ayant pour objet d'obtenir une remontée d'informations.
Pour ce qui est du stock de masques, je n'ai pas eu connaissance du courrier du 26 septembre 2018, qui ne m'a pas été communiqué. Quand il prend ses fonctions, un ministre de la santé doit se préparer à gérer tous les risques, qui sont immenses et extrêmement nombreux. De par ma formation, je possède cette culture du risque : j'ai présidé l'IRSN pendant six ans, ce qui m'a conduit à gérer les risques nucléaires, radiologiques, bactériologiques, chimiques (NRBC), mais aussi explosifs, environnementaux et épidémiques, selon des doctrines d'utilisation et des moyens de réponse, ces derniers étant centralisés à Santé publique France. Cette agence, créée en 2016 par la fusion de trois agences sanitaires, dont l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), est chargée de gérer tous les stocks de réponse aux urgences sanitaires, parmi lesquels les comprimés d'iode pour le risque nucléaire, les vaccins antivarioliques, les antiviraux, les antibiotiques, les antidotes des risques chimiques, les tenues NRBC et les tenues blanches utilisées pour lutter contre Ebola.
À mon arrivée au ministère en 2017, je rédige, avec le directeur général de la santé, un nouveau contrat d'objectifs et de performance (COP) pour Santé publique France, qui sera signé début 2018 pour la période 2018-2022. Je demande alors à l'agence de me proposer une doctrine plus efficiente de gestion des stocks, tenant compte du fait que ceux-ci ont besoin de tourner et d'être contrôlés – tout cela fait partie des missions et des orientations stratégiques que donne la ministre à une agence de santé publique chargée de la réponse aux risques sanitaires.
Vous m'avez interrogée sur la gestion stratégique des masques dans ce cadre. En fait, le ministre de la santé ne gère pas plus les masques que le reste, et rien ne justifie en 2018 qu'ils fassent l'objet d'une préoccupation particulière de ma part par rapport à d'autres sujets, par exemple l'iode pour la prévention des risques nucléaires : je n'ai donc aucune raison de prioriser un risque plutôt qu'un autre au moment où je m'adresse à Santé publique France, en dehors d'un contexte de crise. C'est pourquoi l'objectif stratégique 3.3, intitulé « Contribuer à une utilisation efficiente des stocks stratégiques et tactiques », est ainsi rédigé : « Contribuer à la finalisation et mettre en œuvre le cadre de constitution et d'emploi des stocks stratégiques ; contribuer, en vue d'éclairer les décisions futures des autorités sanitaires, à la réflexion et à la mobilisation de l'expertise sur l'adéquation optimale aux besoins des différents types de stocks stratégiques, ainsi que sur le statut spécifique de ces produits ; étudier en lien avec les tutelles les mutualisations et optimisations possibles concernant la gestion des plateformes de stockage, des équipements et des produits (achats groupés au niveau européen, mises en commun avec d'autres ministères, conditions d'acheminement, recyclage des produits avant leur date de péremption...) » – sans doute le DGS savait-il déjà que les stocks n'étaient pas tournants, mais dormants – ; « mobiliser des réseaux d'experts pour produire à destination des ARS et des établissements de santé des référentiels utiles à la constitution des stocks tactiques. »
Telles sont les missions que j'assigne à Santé publique France en janvier 2018.