Mission d'information de la conférence des Présidents sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19
Présidence de Mme Brigitte Bourguignon.
La mission d'information procède à l'audition de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des Solidarités et de la Santé (mai 2017 – février 2020).
Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux cette semaine par l'audition des quatre ministres de la santé qui ont été aux responsabilités avant le début de la crise sanitaire. Nous auditionnons aujourd'hui Mme Agnès Buzyn, accompagnée de son ancien directeur de cabinet, M. Raymond Le Moign.
Madame la ministre, vous avez tenu au début de l'année, quand les premiers cas de covid-19 sont apparus en Chine, puis au lendemain du premier tour des élections municipales, des propos qui ont pu vous être reprochés, sur lesquels nous aurons certainement à revenir. Je voudrais aussi que cette audition soit l'occasion de faire le point des premières mesures de gestion de la crise sanitaire que vous avez été amenée à prendre très rapidement. Je veux parler de l'activation du centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS « renforcé ») le 22 janvier, de la mise en place du centre de crise sanitaire (CCS) au sein de la direction générale de la santé (DGS) le 27 janvier puis de l'activation du plan d'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (ORSAN). Le 25 janvier, la réserve sanitaire était mobilisée et les premières saisines de Santé publique France pour les achats de masques et d'équipements individuels de protection pour les soignants étaient faites. D'une façon générale, pensez-vous que l'organisation actuelle du système de soins aux niveaux national et territorial lui permet de faire face à une crise sanitaire soudaine ?
(Mme Agnès Buzyn et M. Raymond Le Moign prêtent serment.)
Notre pays et l'ensemble de la planète ont été confrontés, et le sont encore, à une épidémie inédite, aux conséquences majeures sur notre société et notre vie de tous les jours. La France n'en a pas fini avec l'épidémie : nous sortons de la phase aiguë et devons continuer à faire face à beaucoup d'inconnues et d'incertitudes, comme les autres pays de la planète.
Au moment où je vous parle, je veux avoir une pensée pour tous ceux qui parmi nous ont été touchés, que ce soit par la maladie, le deuil, ou la crise économique. Je pense aussi à tous ceux qui ont été en première ligne, à ces hommes et ces femmes qui, dans l'ombre, ont contribué à ce que nous puissions continuer à vivre, à nous déplacer, à être protégés. Je pense évidemment aux professionnels de santé, quel que soit leur mode d'exercice, qui ont accompli leur mission en s'exposant évidemment plus que d'autres au risque de contamination.
Je pense au ministère de la santé et aux agences régionales de santé (ARS) qui ont été mobilisés à un point qu'on ne peut imaginer. Je pense aussi aux services de l'État, notamment à l'ensemble des ministères qui se sont réorganisés pour se mettre au service d'une unique priorité, la lutte contre l'épidémie. Je pense aux collectivités locales, aux établissements de santé, aux établissements médico-sociaux et sociaux qui ont tant fait pour prendre en charge, rassurer et accompagner nos concitoyens, en particulier les plus fragiles d'entre eux.
Je pense aussi aux scientifiques, aux chercheurs qui se sont mobilisés pour accélérer le déploiement de protocoles de recherche dans tous les domaines. Enfin, je pense à tous nos concitoyens, qui ont permis à la vie de continuer.
En étant entendue devant vous, je souhaite pouvoir m'expliquer sur l'exercice des responsabilités qui ont été les miennes à la tête d'un ministère dont je veux redire à quel point j'ai été fière de le diriger : notre pays a de la chance de pouvoir compter sur un service de santé exceptionnel, bien loin de la caricature qu'en font ceux qui décrivent une faillite complète de notre système de santé.
Si notre pays a vu le meilleur, il est cependant légitime de s'interroger sur les faiblesses observées, qui sont le propre de toutes les crises ; le travail à mener pour en tirer des enseignements doit être fait en profondeur et dans toutes ses dimensions.
Je sais que je serai aussi entendue sur les raisons pour lesquelles j'ai quitté mon ministère lors de la phase initiale du risque épidémique et sur ce que j'ai pu faire pour préparer notre pays à ce type de risque, ainsi que sur les décisions que j'ai pilotées en direct.
Madame le ministre, je souhaite vous interroger sur deux points précis.
Premièrement, votre position vis-à-vis de la gravité de la crise a été amenée à évoluer à plusieurs reprises. Le 21 janvier – au cours d'une conférence de presse –, puis le 24 janvier, vous déclariez que le risque d'importation du virus de Chine et de sa propagation était très faible. Lors d'un entretien au journal Le Monde le 17 mars, vous indiquiez avoir su, au moment de votre départ du ministère de la santé, que « le tsunami était devant nous ». Sur France Inter le 28 mai, vous déclariez cette fois-ci, en parlant de votre regard sur l'épidémie au moment de votre départ du ministère, « je ne savais pas quand ça allait arriver, je ne connaissais ni l'ampleur ni la gravité ». Alors que ces déclarations peuvent apparaître contradictoires, pourriez-vous nous indiquer précisément votre état des connaissances et votre analyse du risque entraîné par l'épidémie à partir du mois de janvier, et jusqu'à votre départ le 16 février ?
Deuxièmement, je souhaite vous interroger sur la question centrale, légitime aux yeux de nos compatriotes, portant sur la gestion du stock de masques. Lors de son audition le 17 juin dernier, M. François Bourdillon, ancien directeur général de Santé publique France, nous a indiqué avoir adressé une lettre au directeur général de la santé, M. Jérôme Salomon, le 26 septembre 2018. Dans cette missive, sur la base du rapport du comité d'experts présidé par le professeur Jean-Paul Stahl, M. Bourdillon recommandait de constituer un stock de l'ordre d'un milliard de masques et concluait par ces propos : « Actuellement, 95 % des stocks des médicaments antiviraux détenus par Santé publique France sont périmés, les contrôles des masques chirurgicaux ont mis en évidence une non-conformité à la norme en vigueur sur un minimum de 60 % des stocks, ce qui ne permet pas de disposer des moyens de protection contre une éventuelle pandémie. Dans ces conditions, il est important qu'une doctrine soit rapidement établie pour que les éventuelles acquisitions de santé soient mises en œuvre afin de disposer d'un stock avant le deuxième semestre 2019. » En septembre 2018, vous étiez ministre des solidarités et de la santé : avez-vous eu connaissance des informations contenues dans cette lettre ? M. Bourdillon ou M. Salomon vous ont-ils saisie, voire alertée, au sujet du stock de médicaments antiviraux et de masques ?
Je commencerai par l'historique de la prise de conscience du risque. Quand survient une nouvelle crise sanitaire, notamment quand on a affaire à un agent pathogène émergent, on adapte en permanence sa prise de conscience et les décisions que l'on prend aux informations dont on dispose. Je vais donc me livrer devant vous à l'exercice consistant à rappeler systématiquement le contexte dans lequel ont été prises mes décisions.
Je rappelle que, de par mon métier de médecin, j'ai une expérience des risques sanitaires : depuis des années, je suis des patients ayant bénéficié d'une greffe de moelle, profondément immunodéprimés, et je sais donc quelle est la fragilité du corps humain dans cette situation. Par ailleurs, j'ai eu à gérer la crise de Fukushima lorsque je présidais l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). J'ai donc une certaine expérience de l'évolution des crises sanitaires, qui me porte à toujours anticiper.
La première alerte que j'ai eue remonte à la fin de l'année 2019, vers le 25 décembre. Tout à fait par hasard, j'ai lu sur Twitter qu'un blog en anglais rapportait des cas inexpliqués de pneumonie. J'ai immédiatement fait suivre cette information au directeur général de la santé et, quelques jours plus tard, la Chine donnait elle-même l'alerte sur ces cas inexpliqués. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a pour sa part adressé une notification au réseau des agences sanitaires le 1er janvier, date à laquelle la direction générale de la santé a ouvert ce qu'on appelle une veille, c'est-à-dire un dispositif dans le cadre duquel elle va suivre ce dossier, comme toutes les agences sanitaires du monde.
Un nouveau niveau d'alerte a été franchi vers le 11 janvier, quand la Chine a annoncé un premier décès. À cette occasion, nous avons appris, d'une part, qu'il s'agissait d'un nouveau virus de la famille des coronavirus, d'autre part, que ce virus pouvait être grave, puisqu'un décès était rapporté. J'ai immédiatement décidé d'alerter le Président de la République et le Premier ministre, étant cependant précisé qu'on ne comptait alors qu'un mort pour une cinquantaine de cas en Chine.
Le CORRUSS, qui suit l'évolution de la situation, se met en veille de niveau 2 vers le 22 janvier, date à laquelle l'OMS évoque une transmission interhumaine. On comprend alors que l'on n'a pas simplement affaire à un phénomène local lié au marché aux poissons ou à la présence d'un réservoir animal, mais à ce qui pourrait être une épidémie : j'insiste sur le fait que la révélation d'une contamination interhumaine change complètement le regard que l'on pouvait avoir jusqu'alors sur un phénomène dont on pouvait initialement croire qu'il ne concernait qu'une ville de Chine.
Lors de la conférence de presse que j'organise au ministère de la santé le 21 janvier afin d'alerter les médias et l'ensemble des Français, le directeur général de la santé évoque déjà cette contamination interhumaine, ayant su que l'OMS allait annoncer le lendemain l'existence de ce mode de transmission du virus. Les propos que j'ai tenus ce jour-là ayant été largement déformés par la suite, je veux vous les citer : « Vous le savez, le 31 décembre 2019, l'Organisation mondiale de la santé a informé de plusieurs cas de pneumonie dans la ville de Wuhan, en Chine » – je crois que vingt-sept cas avaient été déclarés – « le virus, jusqu'ici inconnu, a été identifié : c'est un coronavirus. Ce type de virus provoque chez l'homme des maladies le plus souvent bénignes, mais certains peuvent provoquer des symptômes plus sévères. Nous sommes au début de l'épidémie, nous n'avons pas la réponse à toutes les questions qui se posent, et c'est normal : la situation est très évolutive et l'évolution des connaissances permettra d'en savoir plus sur les modes de transmission de ce virus, autant que sur son origine. Le risque d'introduction en France de cas liés à cet épisode est faible » – je rappelle qu'à cette date, on ne compte qu'une cinquantaine de cas en Chine – « mais ne peut être exclu, d'autant qu'il existe des lignes aériennes directes entre la France et la ville de Wuhan. »
J'informe que des messages de précaution à destination des voyageurs se rendant de Wuhan à Paris ou revenant de Wuhan sont diffusés à l'aéroport de Roissy ainsi qu'à bord des avions concernés – cette décision a été prise dès le 10 janvier, c'est-à-dire dès que nous avons su avoir affaire à un coronavirus. J'évoque ensuite les mesures de gestion aux frontières, conformes aux recommandations de l'Organisation mondiale de la santé, et je précise que notre système de santé est informé au moyen de messages d'alerte adressés le 10 janvier aux ARS, aux SAMU, aux services des urgences et aux unités des maladies infectieuses, ainsi qu'aux sociétés savantes. Nous donnons aux professionnels de santé des recommandations sur l'identification des cas, le repérage et la prise en charge des patients.
Ainsi, lors de ma conférence de presse du 21 janvier, c'est-à-dire avant même la confirmation officielle de l'OMS qu'il existe une transmission interhumaine, je précise que nos connaissances vont évoluer, partant du principe qu'il y a des choses que nous ne savons pas encore. Je pense être la seule ministre de la santé européenne à avoir pris la décision de faire une conférence de presse si précocement : à la date du 21 janvier, il n'y a pas d'alerte de l'OMS, ni aucune autre alerte d'urgence de santé publique internationale. Nous décidons d'informer les Français tous les jours sous la forme d'un point presse – fait par le directeur général de la santé ou par moi-même – sur l'évolution du nombre de cas dans le monde et sur les nouvelles connaissances que nous allons acquérir sur la contagiosité, le mode de transmission et la mortalité. Comme vous le voyez, avant même que l'information d'un mode de contamination interhumaine ne soit annoncée officiellement par l'OMS – elle ne l'a été que le 22 janvier, le lendemain de ma conférence de presse –, j'avais perçu qu'il se passait quelque chose et j'en avais informé les Français.
Le niveau d'alerte monte d'un cran quand sont rapportés les premiers cas en France. Vendredi 24 janvier à vingt heures, les trois premiers cas français sont rapportés. Je fais ma conférence de presse quotidienne, et je prends immédiatement plusieurs décisions. D'abord, je téléphone au directeur général de l'OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesusle pour lui dire que nous avons les premiers cas en France, mais surtout en Europe. Ne pouvant le joindre, j'appelle la commissaire européenne de la santé Stella Kyriakidou pour lui demander d'organiser en urgence un conseil des ministres de la santé européens, afin de vérifier que nous harmonisons les pratiques. Elle me répond que ce n'est pas de sa responsabilité et qu'il faut que j'adresse ma demande à la présidence croate de l'Union européenne, ce que je fais aussitôt.
Je prends également la décision de faire un état des lieux de tous les stocks et de nos capacités de prise en charge des malades. Durant le week-end qui suit l'arrivée des premiers cas en France – tous trois importés de Wuhan ou de ses environs –, je demande que les ARS me fassent remonter le nombre de lits en réanimation et de respirateurs, ainsi que l'état des stocks d'équipements de protection, notamment de masques – il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton au ministère de la santé pour avoir ces renseignements, qui proviennent d'une multitude d'établissements publics et privés. Je demande à Santé publique France de me soumettre, dans les vingt-quatre heures, trois scénarios d'évolution de l'épidémie. J'alerte le Président de la République et le Premier ministre, ce qui conduit ce dernier à organiser dans l'urgence une réunion interministérielle (RIM), qui se tient à Matignon le dimanche 26 janvier à neuf heures. Enfin, je demande au consortium de recherche REACTing, notamment au professeur Yazdan Yazdanpanah, de rédiger un protocole de recherche portant sur l'ensemble des antiviraux que nous connaissons, afin que nous soyons prêts, si l'épidémie se répand en France, à proposer des protocoles cliniques d'évaluation des antiviraux disponibles.
Bien évidemment, l'inventaire que je demande aux ARS porte aussi sur les masques, et à la même période je donne la consigne de passer une commande, qui sera faite le 30 janvier. Je précise que les ARS reçoivent, le 28 janvier, un questionnaire de la direction générale de la santé ayant pour objet d'obtenir une remontée d'informations.
Pour ce qui est du stock de masques, je n'ai pas eu connaissance du courrier du 26 septembre 2018, qui ne m'a pas été communiqué. Quand il prend ses fonctions, un ministre de la santé doit se préparer à gérer tous les risques, qui sont immenses et extrêmement nombreux. De par ma formation, je possède cette culture du risque : j'ai présidé l'IRSN pendant six ans, ce qui m'a conduit à gérer les risques nucléaires, radiologiques, bactériologiques, chimiques (NRBC), mais aussi explosifs, environnementaux et épidémiques, selon des doctrines d'utilisation et des moyens de réponse, ces derniers étant centralisés à Santé publique France. Cette agence, créée en 2016 par la fusion de trois agences sanitaires, dont l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), est chargée de gérer tous les stocks de réponse aux urgences sanitaires, parmi lesquels les comprimés d'iode pour le risque nucléaire, les vaccins antivarioliques, les antiviraux, les antibiotiques, les antidotes des risques chimiques, les tenues NRBC et les tenues blanches utilisées pour lutter contre Ebola.
À mon arrivée au ministère en 2017, je rédige, avec le directeur général de la santé, un nouveau contrat d'objectifs et de performance (COP) pour Santé publique France, qui sera signé début 2018 pour la période 2018-2022. Je demande alors à l'agence de me proposer une doctrine plus efficiente de gestion des stocks, tenant compte du fait que ceux-ci ont besoin de tourner et d'être contrôlés – tout cela fait partie des missions et des orientations stratégiques que donne la ministre à une agence de santé publique chargée de la réponse aux risques sanitaires.
Vous m'avez interrogée sur la gestion stratégique des masques dans ce cadre. En fait, le ministre de la santé ne gère pas plus les masques que le reste, et rien ne justifie en 2018 qu'ils fassent l'objet d'une préoccupation particulière de ma part par rapport à d'autres sujets, par exemple l'iode pour la prévention des risques nucléaires : je n'ai donc aucune raison de prioriser un risque plutôt qu'un autre au moment où je m'adresse à Santé publique France, en dehors d'un contexte de crise. C'est pourquoi l'objectif stratégique 3.3, intitulé « Contribuer à une utilisation efficiente des stocks stratégiques et tactiques », est ainsi rédigé : « Contribuer à la finalisation et mettre en œuvre le cadre de constitution et d'emploi des stocks stratégiques ; contribuer, en vue d'éclairer les décisions futures des autorités sanitaires, à la réflexion et à la mobilisation de l'expertise sur l'adéquation optimale aux besoins des différents types de stocks stratégiques, ainsi que sur le statut spécifique de ces produits ; étudier en lien avec les tutelles les mutualisations et optimisations possibles concernant la gestion des plateformes de stockage, des équipements et des produits (achats groupés au niveau européen, mises en commun avec d'autres ministères, conditions d'acheminement, recyclage des produits avant leur date de péremption...) » – sans doute le DGS savait-il déjà que les stocks n'étaient pas tournants, mais dormants – ; « mobiliser des réseaux d'experts pour produire à destination des ARS et des établissements de santé des référentiels utiles à la constitution des stocks tactiques. »
Telles sont les missions que j'assigne à Santé publique France en janvier 2018.
Madame la ministre, vous nous dites bien connaître, de par votre formation, les questions liées à la diffusion d'un virus, ce dont nous ne doutons pas. Vous dites également avoir pris conscience très tôt – dès la mi-décembre 2019, et en tout état de cause bien avant que l'alerte ne soit officiellement donnée – de la gravité de la situation, ce qui vous a amenée à alerter le Président de la République le 11 janvier et le Premier ministre le 30 janvier : pouvez-vous nous préciser par quel moyen vous l'avez fait ?
Nous avons le sentiment qu'aussi précoce qu'ait pu être votre prise de conscience, la réaction effective à la situation a été très lente. Ainsi, comment expliquez-vous que le plan Pandémie n'ait été activé que le 23 février ? Par ailleurs, la première commande de masques FFP2, passée le 30 janvier, ne portait que sur 1,1 million d'unités, alors que nous savions, depuis la note rédigée en septembre 2018 par le comité d'experts dirigé par le professeur Jean-Paul Stahl, du CHU de Grenoble, qu'il faut disposer d'un stock d'un milliard de masques pour protéger la population – ce chiffre correspondant à 20 millions de foyers dotés chacun d'une boîte de cinquante masques. Se fondant sur l'analyse effectuée par le Centre scientifique et technique de l'industrie textile belge (CENTEXBEL), la même note indique que la plupart des masques en stock en France sont périmés. Je repose la question, aviez-vous connaissance de cette note, adressée par François Bourdillon, directeur de Santé publique France, à la DGS ?
En tout état de cause, le 30 janvier 2020, vous ne commandez que 1,1 million de masques, alors que les besoins s'élèvent à 40 millions de masques par semaine pour les soignants et à 500 millions de masques pour la population. Il faut attendre le 7 février pour que soit passée une commande plus conséquente de 28 millions de masques FFP2. Une autre commande de 175 millions de FFP2 sera passée le 25 février, date à laquelle vous n'êtes plus ministre de la santé.
On ne peut que relever un écart important entre la prise de conscience que vous nous dites avoir eue – et que les faits confirment – et l'absence de réaction de votre part, à en juger par le temps qu'il vous a fallu pour activer le plan Pandémie et pour prendre des mesures relevant de la gestion des stocks stratégiques de masques, de respirateurs et de tests. Pour ce qui est des tests, je conviens qu'il était impossible de les prévoir avant que ne soit connue l'existence du virus. Pouvez-vous tout de même nous indiquer les mesures que vous avez prise sur ce point une fois l'alerte donnée ?
J'aimerais également vous interroger sur l'anticipation de la crise. En mai 2017, avant que nous n'ayons connaissance des informations venues de Chine, le professeur Salomon – qui n'était pas encore directeur général de la santé, mais conseiller de Marisol Touraine et du candidat Emmanuel Macron – a rédigé une note disant, en substance, que la France n'était pas prête à affronter une crise sanitaire. Pouvez-vous nous dire ce que vous avez fait, entre mai 2017 et février 2020 – le moment où vous quittez votre ministère – pour que notre pays soit mieux préparé à une éventuelle situation de crise ?
Enfin, je voudrais vous interroger sur la façon dont a été gérée la crise. Le professeur William Dab, directeur général de la santé de 2003 à 2005, nous a livré son sentiment, résumé en une phrase : « Rien ne s'est passé jusqu'au 16 mars » – je rappelle que cette date a été celle de l'annonce du confinement. Qu'en pensez-vous ? Les notes du professeur Salomon vous ont-elles été transmises ? Considérez-vous avoir été le pilote de la gestion de crise, le cas échéant jusqu'à quel niveau d'information et de décision ? Y a-t-il eu une délégation de cette gestion de crise au professeur Salomon et à la DGS et dans ce cas, selon quelles modalités étiez-vous tenue informée ? Avez-vous reçu des alertes de la part de la DGS ?
Nous avons déjà effectué un grand nombre d'auditions, qui nous ont donné le sentiment que la gestion de la crise s'est faite dans une confusion résultant de la multiplication des acteurs, des comités de pilotage et des cellules de crise – je crois qu'il y en a eu cinq –, et j'aimerais savoir quel est votre avis sur ce point.
Nous n'avons pas cessé d'agir et c'est pourquoi je souhaitais m'exprimer devant votre commission d'enquête. Depuis le 10 janvier, date à laquelle nous apprenons qu'il s'agit d'un coronavirus, le niveau du centre de crise a été remonté régulièrement. Nous avons anticipé et avons toujours été en avance sur les alertes de niveau international. J'ai quitté le ministère le 15 février. À cette date, il y avait eu douze cas en France, tous importés de Chine ou en lien avec Wuhan : six cas importés de Chine et un cluster, aux Contamines-Montjoie, qui avait été totalement circonscrit. J'ai eu à gérer le stade 1 et, la dernière semaine, le stade 2 de l'épidémie, avec un premier cluster le 6 février.
Pour vous montrer à quel point nous avons anticipé, permettez-moi de vous traduire le risk assesment que le European Centre for Disease Prevention and Control a fait paraître le 14 février. L'ECDC indique qu'à la date du 13 février, on compte quarante-quatre cas importés dans l'Union européenne et en Angleterre, qu'ils sont tous en lien avec Wuhan et qu'il n'y a aucun cas secondaire, c'est-à-dire aucune épidémie dans l'Union européenne. L'ECDC indique encore que le risque, pour la capacité des systèmes de santé dans l'Union européenne, qui résulterait d'une transmission généralisée au plus fort de la saison grippale, est considéré comme faible à modéré. Il ajoute enfin que le risque associé à l'infection par le covid pour la population de l'Union européenne et de l'Angleterre est faible.
C'est ainsi que l'ECDC évalue le risque à la veille de mon départ. Trois semaines plus tôt, le 25 janvier, j'ai déjà demandé à tous les hôpitaux et à toutes les ARS de me faire remonter l'état des stocks de masques, le nombre de respirateurs et notre capacité à dégager des lits. J'ai demandé des protocoles de recherche au professeur Yazdan Yazdanpanah pour évaluer tous les antiviraux permettant de faire face à une épidémie. J'ai demandé des scénarios de virulence, j'ai appelé mes homologues étrangers. J'ai anticipé !
Le 25 janvier, je décide de mettre en tension le système de santé et d'avoir des remontées de terrain pour savoir comment gérer une éventuelle épidémie. Je me projette toujours dans le risque le plus grave : c'est mon rôle et c'est aussi ma sensibilité, ou mon pressentiment, du fait de mes fonctions antérieures. Je mets en branle tout le système dès le 25 janvier, alors que l'OMS a refusé, le 22 et le 23 janvier, de déclarer l'urgence de santé publique de portée internationale (USPPI). C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles j'ai appelé le directeur général de l'OMS le vendredi 24 janvier : je voulais comprendre pourquoi il considérait que ce n'était pas une urgence, alors que j'avais le pressentiment que ce pouvait en être une. L'urgence de santé publique de portée internationale n'a été décrétée par l'OMS que cinq jours plus tard, le 30 janvier. À cette date, j'avais déjà demandé des remontées aux établissements de santé et aux ARS, interpelé les chercheurs ainsi que Santé publique France, et demandé que l'on commande des masques.
Vous m'interrogez sur le rapport remis à Santé publique France par Jean-Paul Stahl. Vous imaginez bien que les rapports d'experts remis aux agences sanitaires ne remontent pas à la ministre. Je n'ai donc pas d'informations là-dessus. En tant que ministre, à la date où le rapport est réalisé, je dois envisager l'ensemble des risques sanitaires. Or, en 2018, on s'inquiétait particulièrement du risque d'attentat chimique.
Le 30 janvier, ce sont des masques FFP2 que nous commandons – j'en prends la décision le 28 janvier. Alors que l'OMS ne parle pas encore d'urgence de santé publique de portée internationale, je décide de constituer un stock d'État de masques FFP2, parce que la doctrine de 2011 ne le prévoyait pas. Je me dis qu'en cas d'infection grave, nous en aurons besoin.
La doctrine de 2011 confiait aux employeurs, aux hôpitaux, aux indépendants, à tous les professionnels de santé, le soin de s'équiper. Avant même que les ARS ne m'informent des besoins sur le terrain – je leur adresse mon courrier le 28 janvier – je me dis qu'il vaut mieux commander des masques et constituer un stock d'État. Les besoins des ARS me sont remontés par une note du DGS le 6 février : j'y apprends que la quantité de masques disponibles pour les soignants est très variable d'un établissement à l'autre. Nous faisons donc partir une commande beaucoup plus importante. Mais je répète qu'à cette date, j'ai déjà constitué un stock d'État de masques FFP2, alors que ce n'est pas la responsabilité de l'État.
Vous nous confirmez qu'à aucun moment vous n'avez eu connaissance, ni de la note de Santé publique France au DGS sur les besoins en masques, ni du fait que le stock de masques chirurgicaux était périmé ? Vous n'avez jamais eu connaissance de ces deux éléments essentiels ?
Je vous confirme que cela n'est pas remonté à la ministre. Cela étant, puisque j'ai écouté les auditions menées par la mission d'information, puis par votre commission d'enquête, j'ai essayé de comprendre : j'ai donc consulté les archives et demandé que l'on me fasse remonter des notes. Ce que je comprends a posteriori, c'est qu'avant mon entrée en fonction en 2017, le directeur général de la santé d'alors, M. Benoît Vallet, a demandé à Santé publique France d'évaluer la qualité des stocks – et Marisol Touraine a tout à fait raison de dire qu'il y avait 700 millions de masques. Santé publique France donne sa réponse dix-huit mois plus tard, après avoir évalué l'ensemble des stocks stratégiques, et pas seulement les masques. Et il s'avère qu'une grande partie de ces stocks est périmée. Cela aurait peut-être dû être fait plus vite ou plus tôt, mais ce que je comprends, c'est que le DGS découvre d'un coup, en 2018, qu'une grande partie de nos équipements est périmée – les masques ne représentant qu'une ligne de l'inventaire.
À l'époque, il décide de reconstituer un stock et il fait immédiatement partir une commande : le courrier qu'il adresse à Santé publique France est daté du 30 octobre 2018. Il a certainement prévu de reconstituer ces stocks sur plusieurs années, parce que j'imagine qu'on ne peut pas le faire en une fois. Des discussions ont probablement eu lieu au sein des services mais ce qui est sûr, c'est que les masques ne constituaient qu'un produit parmi d'autres.
J'assume totalement la décision qui a été prise par le directeur général de la santé. J'ai choisi Jérôme Salomon comme directeur général de la santé parce qu'il avait l'expérience des crises. Il est très difficile de trouver un directeur général de la santé : c'est probablement l'un des postes de direction de l'administration centrale les plus difficiles. Il faut être médecin, connaître l'administration, travailler nuit et jour ; il faut être prêt à être entendu par une commission d'enquête dès qu'il y a une crise sanitaire et on est souvent accusé d'avoir mal fait. C'est le poste le plus difficile et je pense que les personnes qui sont capables de l'occuper se comptent sur les doigts d'une main. J'ai choisi Jérôme Salomon pour son expérience en santé publique et en infectiologie et parce qu'il avait géré plusieurs crises sanitaires, notamment la grippe aviaire, dans le cabinet de Bernard Kouchner, et Ebola, dans le cabinet de Marisol Touraine. Je lui fais totalement confiance et j'assume totalement les décisions qu'il prend.
Certaines des personnes auditionnées ont dit qu'il n'aurait pas fallu détruire les stocks périmés et qu'on aurait pu les remettre dans le circuit. Je répète que la gestion des stocks ne relève pas du ministre : ce n'est pas moi qui ai pris la décision de détruire ces masques. Ce que j'ai cru comprendre, en me plongeant dans les archives, c'est que Santé publique France a demandé à l'agence chargée de les évaluer si les masques étaient conformes à une nouvelle norme datant de 2014. Or ils ne l'étaient pas : ils étaient périmés. En tant que ministre et en tant que médecin, aurais-je pris la responsabilité, alors qu'une agence certifiée me disait que des stocks n'étaient pas conformes, de les remettre dans le circuit ? Je pense que je n'aurais pas pris ce risque et que j'aurais totalement validé la destruction du stock. Je n'aurais pas pris ce risque, car il est à la fois sanitaire et politique. Comment aurais-je pu me présenter devant vous aujourd'hui si j'avais remis dans le circuit sanitaire des masques périmés ?
C'est vrai, mais comme je vois ce débat enfler, je voulais y répondre. J'assume totalement les décisions qui ont été prises par mes services et par mon ministère s'agissant de la gestion des masques en 2018 et 2019. Par ailleurs, quand on dit que les masques qui ont été détruits auraient pu être utilisés, on pense à la population générale. Mais quand on a étudié leur conformité à une norme, on les destinait à des soignants ou à des malades. La question posée étant différente, la réponse est différente : ces masques auraient peut-être pu être utilisés par des gens à risque intermédiaire, par exemple la population générale qui se trouve derrière un guichet, mais pas par des soignants ou des malades. Je le répète, j'assume totalement les décisions prises par mes services.
Madame la ministre, le drame, c'est que vous avez eu la bonne intuition, mais que la mise en œuvre a été calamiteuse, et il faut comprendre pourquoi. Vous dites assumer la décision d'avoir commandé des masques, mais vous dites aussi que vous n'avez pas été informée de cette décision. C'est un peu paradoxal ! Pourquoi n'avez-vous pas été informée ? Et pourquoi, si vous étiez inquiète n'avoir commandé qu'un million de masques FFP2 ? Y a-t-il eu des discussions sur ce nombre, des arbitrages ? D'où vient ce chiffre ?
Deuxièmement, y a-t-il eu des dysfonctionnements dans vos relations avec Santé publique France et le directeur de la santé, qui pourraient expliquer que votre intuition n'ait pas été mise en œuvre aussitôt ?
Enfin, nous avons tous été marqués par la manière dont vous avez quitté le ministère des solidarités et de la santé. Vous qui vous attendiez à un tsunami, pourquoi avez-vous quitté le navire à ce moment-là ? Si c'était à refaire, ne resteriez-vous pas à ce poste ? Ne vous diriez-vous pas que vous êtes la mieux à même de faire face à cette crise et de faire pression sur les autorités gouvernementales et sanitaires ?
Il est faux de dire que mon intuition n'a pas été suivie d'effets. L'action menée par le ministère de la santé depuis le 10 janvier est sans commune mesure avec ce que j'ai vu dans les autres pays et témoigne de notre anticipation. Cette intuition s'est traduite par un travail quotidien avec le DGS : à partir du 10 janvier, il m'a envoyé tous les matins à huit heures, parfois même à sept heures, un point complet de la situation. À partir de cette date, j'ai parlé avec lui tous les jours, soit en personne dans mon bureau, soit par texto ou par mail : nous avons travaillé main dans la main. De même, dès que j'ai alerté le Premier ministre sur les premiers cas français et que je lui ai dit qu'il fallait mettre en tension le système de santé français, une première réunion de ministres a été décidée à Matignon, le dimanche.
Le DGS partageait totalement mon intuition. Je pourrais vous lire la totalité des décisions que nous avons prises, jour après jour, mais on m'a dit que cela ne se fait pas de prendre la parole pendant trois quarts d'heure dans une commission d'enquête. Chaque jour, nous avons pris des décisions, qui étaient toutes en avance sur les déclarations de l'OMS et de l'ECDC et sur les décisions internationales. En aucun cas je ne peux laisser dire que le ministère de la santé a été lent.
S'agissant des commandes, elles viennent à l'esprit quand on comprend qu'il y a un risque épidémique, c'est-à-dire lorsqu'on découvre qu'il y a une transmission interhumaine. Tant que l'épidémie est liée à un réservoir animal, elle semble circonscrite à Wuhan. On comprend qu'il se passe quelque chose de grave entre le 22 et le 24 janvier. Le 22 janvier, on découvre la transmission interhumaine. Le 23, les autorités chinoises mettent la ville de Wuhan sous cloche : tout le monde est placé en quarantaine, ce qui est très bizarre, compte tenu du petit nombre de cas affichés. Le 24, nous avons les trois premiers cas français, des cas importés. Et, le même jour, nous apprenons que les autorités chinoises vont construire un hôpital de 1 000 lits à Wuhan. Cette information ne colle pas avec les cinquante cas officiellement recensés.
Cette discordance, nous la percevons quand nous analysons le premier cas français, celui d'un monsieur hospitalisé à Bordeaux. Ce marchand de vin qui revenait de Shanghai était passé à Wuhan autour du 13 janvier pour une négociation, mais il ne s'était pas rendu au marché aux poissons. À l'époque, on dénombrait moins de cinquante cas à Wuhan, pour 12 millions d'habitants. Il nous a paru étonnant que cet homme, qui avait passé deux jours seulement dans une ville de 12 millions d'habitants où on dénombrait cinquante cas de pneumonie, ait attrapé cette maladie, alors même qu'il ne s'était pas rendu sur le marché où elle était née. À ce moment-là, mon inquiétude est montée d'un cran. Le lendemain, le 25 janvier, j'ai compris que le discours des autorités chinoises n'était pas cohérent et j'ai mis en branle tout le système sanitaire français, de la manière que je vous ai déjà exposée : commande de protocoles, remontée de terrain sur le nombre de respirateurs, de lits de réanimation, d'ECMO ( extracorporeal membrane oxygenation ), demande de scénarios de dangerosité à Santé publique France et réunion chez le Premier ministre le jour même. Vous ne pouvez pas dire que je n'ai pas anticipé, et je ne laisserai pas dire que les services n'ont pas anticipé.
Ce qu'a fait le directeur général de la santé depuis le 10 janvier est incommensurable. Des alertes ont été adressées aux professionnels de santé dès le 10 janvier, et pas seulement aux ARS : les professionnels libéraux ont été alertés le 14 janvier. Nous avons mis le système de soins en tension et il a tenu. Je tiens d'ailleurs à remercier les soignants, mais aussi le centre de crise, car ce n'est pas rien de doubler le nombre de lits de réanimation dans un pays comme le nôtre en l'espace de quelques jours. Vous me dites que les commandes ont tardé mais j'ai agi très tôt, avant l'alerte internationale, en me fondant sur ma seule intuition. À cette époque, l'OMS avait refusé de décréter l'USPPI. Toutes les décisions que j'ai prises, je les ai prises trois semaines avant le risk assessment de l'ECDC. Au moment où je fais la première commande, je ne sais pas encore si les hôpitaux ont bien pris en compte la doctrine de 2011.
Aujourd'hui, tout le monde se focalise sur les masques, et je le comprends, parce que c'est ce qui nous a manqué à un moment donné. Mais, au cours de la phase de préparation, j'ai tout préparé en même temps. Le 6 février, nous recevons la note des ARS sur les besoins des hôpitaux. Le 7 février, nous donnons notre accord à la DGS pour commander des masques, des lunettes, des gants, des surchaussures, des charlottes et du gel hydroalcoolique ; nous donnons notre accord pour créer un stock d'État de masques FFP2 ; nous donnons notre accord pour que des kits soient distribués aux médecins, aux infirmiers et aux pharmaciens libéraux ; nous donnons notre accord pour délivrer un stock d'amorce d'un mois aux établissements de santé, aux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et aux professionnels libéraux, alors que la doctrine prévoit que chaque établissement, chaque professionnel, soit responsable de son équipement. Nous donnons cet accord le 7 février, alors que la pandémie ne sera déclarée que le 11 mars, cinq semaines après. Vous ne pouvez pas dire que nous n'avons pas été réactifs.
J'ai fait toutes ces commandes le 7 février. Comme tous les autres pays du monde, nous avons découvert à ce moment-là que ces produits étaient fabriqués en Chine et que la tension était déjà extrême. Mais la commande a été précoce, vous ne pouvez pas le nier. Le 14 février, l'ECDC considère qu'il n'y a pas d'épidémie en Europe. Les cas en France ont été circonscrits, grâce à la technique coréenne : une fois qu'un cas est identifié, on l'isole, on trace et on teste les contacts – ce sont les 200 enfants de l'école des Contamines-Montjoie, que l'on met en quarantaine. Ce cluster est totalement isolé et il n'y a pas de cas secondaire. Lorsque je quitte le ministère le 15 février, il n'y a eu aucun nouveau cas en France depuis neuf jours. Le contexte politique, vous le connaissez : La République en marche n'a plus de candidat à la mairie de Paris. Pour ma part, j'estime que j'ai fait mon travail de préparation du système de santé. Le 14 février, j'ai demandé à toutes les ARS d'activer le plan ORSAN pour les risques épidémiques et biologiques (REB) : cela inclut la mise en tension du système, la libération de lits, l'annulation de soins programmés et un certain nombre de commandes.
Lorsque je donne ma démission le dimanche 16 février, je quitte le ministère avec le sentiment d'avoir bien préparé les choses. Comme vous, je pense qu'il faut, à un moment donné, se présenter devant les électeurs et j'ai le sentiment qu'un maire peut jouer un rôle majeur en temps de crise. Et, de fait, les collectivités locales ont joué un rôle majeur. J'estime avoir préparé le système de santé et pouvoir agir en tant que maire. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi…
Madame la ministre, vous dites que nous étions dépourvus de stocks stratégiques, de masques, de blouses, etc. Pouvez-vous nous dire précisément combien vous en avez commandé ? Gouverner, c'est prévoir : pourquoi ces stocks stratégiques n'ont-ils pas été constitués au cours des trois années précédentes ?
C'est la mission de Santé publique France que d'acheter, contrôler et gérer les stocks stratégiques de l'État. La mauvaise surprise a lieu en octobre 2018, mais cette information ne me parvient pas à l'époque. Cela étant, j'assume parfaitement ce qui a été fait. Une grande partie des stocks stratégiques est périmée et c'est à Santé publique France de les reconstituer. C'est aussi à l'agence de proposer des scénarios d'achat et de reconstitution, voire de définir des priorités, car un risque peut être plus important qu'un autre à un moment donné. En 2018, le DGS demande au directeur de Santé publique France de commander tout un tas de choses.
Santé publique France, sous tutelle du ministère de la santé, rendait compte au DGS. Il est de la responsabilité de l'agence de proposer une reconstitution des stocks stratégiques de l'État sur une base pluriannuelle, en fonction du niveau de risque.
Dès que je suis nommée ministre, j'instaure un comité de direction avec tous mes directeurs d'administration centrale, tous les lundis matin au ministère, où nous échangeons sur les problèmes de la semaine. Le directeur général de la santé anime le comité d'animation du système d'agences (CASA) tous les mois, et, de temps en temps, c'est même la ministre qui préside. Une réunion de sécurité sanitaire rassemble, tous les mercredis au ministère, les directions d'administration centrale, les agences, notamment Santé publique France, ainsi que mon cabinet. C'est une réunion très importante où remontent toutes les alertes sanitaires ; or il n'y en a pas eu.
Il y a eu des réunions chaque semaine, avec les directeurs et, sur un sujet aussi essentiel, jamais n'a été évoqué le fait que nous n'avions plus de stocks stratégiques ? Vous le découvrez en janvier 2020, c'est bien cela ?
Comment expliquer que vous ayez dû faire face à des pénuries alors que vous dites avoir essayé de les anticiper ? Comment se fait-il que des vérifications de l'état des stocks et des mises à jour n'aient pas été effectuées régulièrement à partir de la doctrine de 2011 ? A-t-on craint d'être accusé de faire trop de stocks ? A-t-on manqué des procédures nécessaires ? Même dans les collectivités locales et chez les professionnels, qui devaient constituer des stocks, personne ne savait où ils se trouvaient. Dans ma propre mairie, j'ai dû appeler mon successeur pour lui expliquer qu'il y avait des stocks de masques. Comment peut-on ne pas avoir de mémoire sur dix années ?
Autre question, comment les responsables publics peuvent-ils prendre des décisions lorsque de multiples médecins, jusqu'au début du mois de mars, expriment dans les médias des avis aussi divergents ? Les Français ont découvert, durant cette crise, que nous faisions face non pas à des scientifiques, mais à des controverses scientifiques.
Je ne sais pas quels contrôles ont été réalisés auparavant. Je n'en ai pas l'historique, n'ayant pas accès aux archives de mes prédécesseurs. La réponse à la demande de vérifier les stocks, faite en 2017, nous est parvenue dix-huit mois plus tard : ô surprise, une grande partie de ces stocks n'était pas en état de fonctionner, et pas seulement les masques.
Je souhaite apporter un complément à ma réponse concernant les quantités commandées : outre les achats très importants que nous avons faits de notre côté, le 7 février, le conseil des ministres européens du 12 février a décidé d'organiser des achats groupés au niveau européen. L'Europe veut désormais parler à l'unisson pour l'achat des produits car des tensions apparaissent à cette date : il s'agit d'éviter une concurrence entre les pays.
Pour en revenir au contrôle des stocks, celui-ci fait partie des missions de l'EPRUS. Le travail de vérification n'a été entamé, de façon résolue, qu'en avril 2017 avec un courrier du DGS, soit avant que je n'arrive. Ces stocks énormes, répartis dans trois immenses entrepôts, posent des problèmes logistiques. On y a mélangé des masques avec des dates de péremption et d'autres sans date de péremption : c'est peut-être plus compliqué à gérer… Pour ma part, je fixe des orientations stratégiques dans un contrat d'objectifs et de performance, que je signe en janvier 2018 avec Santé publique France. Je leur demande spécifiquement de gérer, de faire tourner, de proposer des achats groupés : cela relève du rôle de la ministre.
Concernant les controverses, je suis partie le dimanche 16 février : je les ai donc suivies à la télévision. Je ne jetterai la pierre à aucun de mes collègues. Je peux simplement dire que, lorsque j'étais en fonction, je n'ai à aucun moment sous-estimé le risque et j'ai préparé notre système de santé en anticipation.
Vous nous avez dit à plusieurs reprises que vous étiez partie avec le sentiment d'avoir bien préparé notre système de santé à affronter cette crise. Au fond, cette préparation, c'est votre responsabilité dès le premier jour de votre prise de fonction comme ministre de la santé. Vous nous avez également dit que vous vous projetiez toujours dans le risque le plus grave et donc, j'imagine, dans la préparation la plus complète à la gestion d'une crise, qu'elle soit sanitaire, nucléaire ou qu'il s'agisse d'un attentat. Ayant signé un contrat d'objectifs et de performance avec Santé publique France, vous en tirez la conclusion qu'il appartient à cette agence, et non au ministère de la santé, de déterminer le volume nécessaire de stocks stratégiques.
Or, de façon un peu contradictoire, vous avez dit assumer les décisions prises par votre directeur général de la santé de détruire 600 millions de masques périmés et de ne reconstituer le stock qu'à hauteur de 50 millions plus 50 millions. Je voudrais savoir qui a véritablement cette compétence. Dans un courrier du 26 septembre 2018, M. Bourdillon, répondant à une sollicitation du directeur général de la santé, conclut sur l'état des stocks : « Dans ces conditions, il est important qu'une doctrine soit rapidement établie par vos services pour que les éventuelles acquisitions de produits de santé soient mises en œuvre afin de disposer d'un stock avant le deuxième semestre 2019. » Or le rapport du professeur Stahl préconise un stock de 1 milliard de masques chirurgicaux. Vous avez dit assumer la décision de votre DGS : est-ce qu'elle vous paraissait être la bonne ? Considérez-vous, au commencement de la crise, que 117 millions de masques chirurgicaux constituent le bon niveau de stock pour affronter la pandémie à venir ? Pensez-vous qu'il était inutile de reconstituer les stocks stratégiques, alors que cela était demandé dès 2018 ? Il me paraît quand même y avoir une zone d'ombre : même si tout ne remonte pas à la ministre, j'en conviens, beaucoup de choses remontent à son cabinet.
Je voudrais conclure par une simple question : qui fait quoi ? Vous avez autorité sur Santé publique France et sur le DGS, vous les réunissez régulièrement. Le DGS a quasi-statut de collaborateur de cabinet dans la nouvelle organisation de la République ; c'est pour cela que vous le voyez aussi souvent. Enfin, pourquoi Santé publique France est-elle restée sans président entre juin 2019 et décembre 2019 ? La nouvelle présidente avait peu d'expérience de ces fonctions au moment où la crise s'est déclenchée.
Il est de plus en plus difficile de trouver des directeurs d'agence, non pas faute de candidats mais parce qu'il faut un très bon niveau scientifique pour présider une agence de cette importance. Or, souvent, les scientifiques ne souhaitent pas s'engager dans des postes très administratifs, préférant se consacrer à leurs travaux de recherche. Mme Geneviève Chêne avait d'ailleurs refusé une première fois avant d'accepter.
Il faut ensuite s'assurer qu'ils n'ont aucun conflit d'intérêts industriels. Or les médecins professeurs d'université travaillent souvent avec l'industrie, ce qui n'est pas compatible. En réalité, le pool des personnes en capacité de reprendre des agences sanitaires est en train de se réduire. Cela faisait un an que nous cherchions : j'avais rencontré beaucoup de personnes – je suis même allée chercher à l'étranger, auprès de Suisses et de Belges parlant français – mais soit ils n'avaient pas la compétence nécessaire, soit ils ne le souhaitaient pas. C'est très difficile et cela n'ira pas en s'améliorant – et je ne parle même pas d'un directeur général de la santé ! Des personnes ayant la compétence, la connaissance administrative, sachant faire du management et sans aucun lien d'intérêt, cela se compte sur les doigts d'une main !
Pour ce qui est des stocks, il est demandé aux agences non pas de décider, mais de proposer des doctrines et des scénarios au ministère, qui décide ensuite. Santé publique France a pour mission d'éclairer les décisions futures des autorités sanitaires en mobilisant de l'expertise sur l'adéquation optimale aux besoins des différents types de stocks stratégiques. Les agences doivent travailler ensemble, parce que les doctrines de gestion des stocks peuvent dépendre de plusieurs agences, comme l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Il faut agréger l'expertise autour de chaque produit pour déterminer quel est le besoin, comment il se gère, etc. Cela, c'est la mission de l'EPRUS, intégré dans Santé publique France.
J'en reviens à la découverte d'octobre 2018. Dans la très grande majorité des pays, il n'y a pas de stocks d'État. Dans son rapport, M. Stahl dresse le tableau des stocks stratégiques d'État au Canada, aux USA, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Suisse : soit il n'y en a pas du tout, c'est-à-dire que chaque établissement de santé se débrouille, soit il est bien inférieur au nôtre. Ainsi, concernant le stock stratégique des masques, le Canada n'en a pas ; les USA en ont 37 millions et le Royaume-Uni 350 millions. L'Allemagne n'a pas de stockage centralisé, tandis que la Suisse oblige les établissements à constituer des réserves de trois mois – c'est sans doute une bonne leçon –, l'obligation d'avoir des réserves pesant également sur la population. Chaque pays a des doctrines différentes mais, en dehors du Royaume-Uni, ils n'ont pas de stock stratégique d'État. Je pourrais également vous citer les chiffres pour les antibiotiques ou les antiviraux.
Lorsque Santé publique France mobilise un groupe d'experts pour établir ce rapport, l'objet est la reconstitution du stock d'antiviraux : la saisine de Santé publique France ne portait pas sur les masques. C'est le groupe d'experts qui a rappelé que la grippe pouvait nécessiter des gestes barrières et des masques. Selon le rapport, il n'y a aucune raison de changer les recommandations : les masques chirurgicaux sont à destination des gens atteints de la grippe et de leur entourage familial. Il émet toutefois une hypothèse : si 20 millions de personnes étaient atteintes de la grippe en France – ce serait une pandémie très sévère : en général, la grippe touche entre 3 et 5 millions de personnes par an –, il faudrait alors une boîte de 50 masques par foyer pour chaque personne malade, soit 20 millions, c'est-à-dire 1 milliard de masques. Concernant le coronavirus, soyons clairs : personne ne peut imaginer qu'il y ait 20 millions de malades en même temps en France ! Nous en sommes déjà à 500 000 morts dans le monde avec 10 millions de malades : c'est un virus qui tue beaucoup plus que la grippe. Les services d'urgence sont déjà en tension pendant les épidémies de grippe : nos systèmes de santé ne supporteraient pas 20 millions de personnes infectées par le coronavirus. Le confinement est la seule solution.
Madame la ministre, j'ai beaucoup de respect pour vous mais j'ai du mal à vous suivre. Vous venez de nous parler des doctrines à l'étranger, qui ne nous concernent pas. La doctrine française était d'avoir 1 milliard de masques ; or nous ne les avions pas. Votre cabinet se réunit avec les agences mais vous ignorez l'absence de stock jusqu'en janvier 2020. On apprend, dans un article paru dans Le Monde, que vous avez nommé un jeune généraliste officiant dans un village de 500 habitants dans la Marne, M. Dauberton, comme conseiller technique chargé de la sécurité sanitaire. J'imagine qu'il participait à ces réunions. Vous a-t-il alertée ? Avait-il la compétence, Le Monde affirmant qu'il n'avait pas de formation en la matière ?
Vous dites avoir beaucoup anticipé : on comprend mal dès lors pourquoi nous avons manqué de respirateurs, de masques, de surblouses, de sédatifs et pourquoi nous avons proportionnellement quatre fois plus de morts en France qu'en Allemagne. Les autorités politiques ont-elles tardé à réagir ? Ont-elles surveillé ceux qui avaient l'obligation de constituer des stocks ? Un préfet de région nous a répondu par la négative. Notre système de santé n'est-il pas excessivement centralisé, et donc trop long à réagir ?
Le 22 janvier, lorsque vous dites avoir changé d'attitude parce que vous vous rendez compte de la situation, 600 millions de masques sont inutilisables. Or votre DGS n'en commande que 100 millions, diminuant ainsi le potentiel de protection de la population. M. Salomon nous a expliqué qu'il voulait passer à un stock tournant et reconstituer progressivement le stock, sur plusieurs années. Lors de quelles réunions au ministère de la santé ces décisions ont-elles été prises ? Existe-t-il des comptes rendus ? Assumez-vous d'avoir pris le risque, en optant pour un stock tournant, de laisser les Français dépourvus de masques pendant trois, quatre ou cinq ans, le temps d'en racheter ? Manque de chance, c'est à ce moment qu'est arrivée la pandémie !
Enfin, M. Houssin, ancien directeur général de la santé, nous a fait part de son point de vue, à savoir l'impréparation de la France face à une pandémie. Depuis 2005, on savait qu'il y avait un risque et on souhaitait s'y entraîner : des exercices de type biotox, piratox ou des exercices pandémiques ont-ils eu lieu sous votre ministère ?
La ministre n'a pas plus connaissance du niveau nécessaire en masques qu'en comprimés d'iode ou d'antiviraux, en antidotes de gaz sarin ou de gaz neurotoxique, ou en quantité de surblouses de protection contre Ebola. Santé publique France gère des dizaines de produits tout aussi importants. Si une épidémie d'Ebola se déclarait aujourd'hui, on se poserait la question des gants et des tenues blanches, et non celles des masques. Je n'ai pas à savoir la quantité disponible ou nécessaire des dizaines, voire des centaines de produits stockés en réponse aux risques sanitaires, parce qu'ils sont extrêmement nombreux, même si je comprends que l'on se focalise a posteriori sur les masques. Tout doit être prévu et géré de façon équivalente. Le directeur général de la santé porte la même attention à la totalité des produits parce que les risques sont immenses et nombreux. La ministre n'a donc pas à connaître de la totalité des produits en stock – je rappelle qu'il y a 38 000 palettes de stockage à Santé publique France !
Ce dont je dois m'assurer, en revanche, c'est qu'il y a une chaîne de commandement, des gens en charge et des doctrines publiées. C'est ce que j'ai fait : il y a une chaîne de commandement avec la DGS et Santé publique France, et il y a une doctrine, à savoir le COP. Il s'agit de la lettre de mission que je donne à Santé publique France, qui doit proposer des scénarios, travailler avec des experts, faire tourner les stocks, gérer les commandes, contrôler...
Selon vous, il y a quatre fois plus de morts en France qu'en Allemagne. Je ne sais pas répondre à cette question, comme beaucoup d'experts, du reste. Nombre de raisons peuvent expliquer la différence ; ce n'est pas forcément dû à une impréparation du système de santé. Nous avons déployé les tests extrêmement rapidement. Cela peut tenir à la façon dont l'épidémie démarre. Je n'étais plus en fonction à ce moment-là, donc j'exprime ici un sentiment de médecin : le démarrage comme une fusée de l'épidémie, avec de nombreux clusters, a fait déborder le système extrêmement rapidement. L'Allemagne n'a pas connu de situation équivalente ; l'Italie, touchée plus tôt, a été débordée. Est-ce dû au fameux match de foot ? Je n'en sais rien : j'étais en campagne à cette époque-là et je suivais cela dans la presse.
D'un pays à l'autre, la tension sur le système de santé et la mortalité peuvent être différentes. Certains pays qui s'en sortaient bien jusqu'à présent commencent à rencontrer des difficultés, comme la Suède. L'Allemagne a confiné une ville de 100 000 habitants la semaine dernière en raison d'un cluster dans un abattoir. Des mutations pourraient rendre le virus plus ou moins agressif ou pathogène dans certaines régions du monde. La génétique des populations peut également jouer, une population pouvant être plus ou moins susceptible d'attraper le virus. Les réponses des scientifiques viendront avec le temps, mais mettre la différence entre les pays sur le compte de la non-préparation d'un système de santé me paraît être un raccourci. J'ai anticipé, avant les alertes de l'OMS et de l'ECDC.
Nous sommes le premier pays en Europe à avoir effectué des tests. Dès que la séquence du virus a été publiée par les Chinois, autour du 10 janvier, le centre national de référence des coronavirus à l'Institut Pasteur a essayé de produire un test ; cela lui a pris une dizaine de jours. Lorsque nous avons repéré les premiers malades, le 24 février, les tests étaient déjà disponibles à Paris et à Lyon, dans des hôpitaux de référence capables de prendre en charge les malades. Le 25 janvier, l'ECDC félicite la France, soulignant que la détection de ce nouveau virus fonctionne dans notre pays et que celui-ci montre un haut degré de préparation pour prévenir et contrôler de possibles infections au covid-19. Je veux bien qu'on soit les derniers de la classe, mais voilà ce que disait l'ECDC, une instance de la Commission européenne !
Il y avait un peu moins de 100 millions de masques début 2020 selon Mme Chêne, 117 millions selon M. Salomon. Est-ce que cela vous paraît conforme à la doctrine ? Cela vous paraît-il suffisant, alors que la doctrine depuis 2011 table sur 1 milliard de masques ?
Vous avez raison de rendre hommage à la capacité de notre système de recherche à produire très vite un test. Mais une fois ce test mis au point, il met très longtemps à se diffuser. Le professeur Delfraissy souligne que, début mars, nous faisions 3 000 tests par jour quand l'Allemagne en faisait 50 000. Si nous sommes allés très vite dans la recherche, pourquoi n'arrive-t-on pas à l'utiliser pour le grand public ? Blocage, absence de recours au secteur privé, laboratoires publics pas mobilisés ? Est-ce l'inertie du système administratif qui empêche de le diffuser très vite, comme le fait l'Allemagne avec l'Institut Robert Koch.
Je peux répondre sur la période où j'étais en fonction, donc jusqu'au 16 février. Dès lors que le test est mis au point par l'Institut Pasteur, mon objectif est de le déployer en urgence dans les hôpitaux dotés de services de référence. En janvier, l'épidémie est en Chine ; nous sommes au stade 1, avec pour objectif d'empêcher le virus d'entrer dans le territoire ou de l'endiguer. La doctrine est celle appliquée en Corée : il faut repérer les cas le plus vite possible pour pouvoir suivre les contacts. Pour repérer des cas, il faut être capable de faire le diagnostic, et donc disposer d'un test. Je demande, dès début janvier, que tout malade avec un syndrome grippal venant de Wuhan, puis de Hubei, ne se rende ni chez son médecin généraliste ni aux urgences : il doit appeler le 15, dont les services ont été renforcés, et se rendre dans un hôpital où il peut être pris en charge.
L'urgence, au moment où je suis en fonction, ce sont les hôpitaux et les tests pour repérer les cas et isoler les contacts. Progressivement, nous déployons les tests dans tous les hôpitaux dont les services de référence peuvent prendre en charge les malades à haut risque infectieux. Au moment où je pars, l'objectif est que tous les hôpitaux français aient accès aux tests. Il y avait alors quelques dizaines de suspicions de cas par jour et l'on faisait quelques dizaines de tests par jour. Je rappelle qu'il n'y avait eu que douze cas lorsque je suis partie.
Toutefois, j'avais anticipé le besoin de faire plus de tests. Lorsque le 30 janvier, j'ai rencontré à l'hôpital Bichat l'équipe ayant pris en charge l'un des premiers malades, je me suis rendu compte que le laboratoire chargé des tests était de type P3, autrement dit à haut niveau de sécurité. J'ai demandé au directeur général de la santé – une saisine est partie dès le lendemain – de dégrader en quelque sorte l'exigence de sécurité en ouvrant aux laboratoires P2 la possibilité d'effectuer des tests, afin que tous les hôpitaux de France puissent en faire. Des experts ont examiné la question. Nous n'étions pas encore, je le rappelle, en phase épidémique.
C'est une bonne question. Après l'épidémie de grippe H1N1, il a été reproché à l'État d'en avoir trop fait. Les stocks ont connu une forme d'attrition car ils ont été laissés dormants et se sont retrouvés un jour non conformes. Il n'y a pas eu de travaux spécifiques sur les besoins en matière de stocks stratégiques d'État – nous sommes un des rares pays à en avoir. Ce qui est clair, c'est que les recommandations n'ont pas évolué pendant cette période. Le principe était le suivant : seuls les gens malades doivent porter un masque, ainsi que les membres de leur famille s'ils restent chez eux, et bien évidemment les soignants. C'était sur cette base que raisonnaient les agences sanitaires.
Le directeur général de la santé avait demandé à ce que soient à nouveau commandés 100 millions de masques, ainsi que des stocks correspondants à une liste d'une dizaine d'autres produits périmés. L'idée était donc d'avoir 200 millions de masques en 2019. Et l'accent était mis sur une diversification des producteurs, pour éviter de dépendre d'un producteur unique. Tout cela n'aurait pas été un problème si l'épidémie n'était pas partie de Chine, où se situe la quasi-totalité de la production mondiale de masques, chose que nous avons découverte en janvier ou février, au moment où les commandes sont passées.
Cela peut paraître étonnant si l'on estime que la seule question qui se posait était celle des masques. Or en 2018, la vigilance devait porter sur des dizaines de produits différents d'égale importance, donc sur la totalité des stocks stratégiques, qu'il s'agisse de comprimés d'iode en cas d'accident nucléaire ou d'antidotes aux gaz neurotoxiques. Et vous me poseriez le même type de questions si j'avais privilégié les masques au détriment de tenues de protection contre la maladie à virus Ebola, dans le cas où une épidémie de cette maladie avait eu lieu.
En 2018-2019, que craint un ministre de la santé ? Ebola, déclarée urgence de santé publique de portée internationale par l'OMS en 2018 du fait d'un foyer en République démocratique du Congo (RDC), où il y a une reprise épidémique en 2019. Mon homologue américain Alex Azar et moi-même nous en sommes inquiétés tous les deux en septembre 2018 lors d'une réunion consacrée au prix des médicaments dans le cadre de l'assemblée générale des Nations unies. C'était Ebola que je suivais alors de très près – il y a des vols directs entre Kinshasa et Paris –, et non un virus inconnu qui allait être à l'origine d'une pandémie un an plus tard. Ma deuxième préoccupation, c'était les attentats terroristes, en raison des difficultés de Daech en Syrie et des informations sur un potentiel risque chimique.
Vous dites avoir considéré avec votre homologue américain le risque infectieux comme majeur. Jérôme Salomon aide le Président de la République en lui fournissant des notes. C'est votre directeur général de la santé, vous le voyez régulièrement. Pourquoi l'État ne s'est-il pas mieux préparé en amont, compte tenu de notre dépendance à l'égard des fournisseurs étrangers pour les matériels de protection ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de changement de paradigme ? Les responsables de Santé publique France nous ont dit avoir envoyé des notes au cabinet, à la ministre et au DGS sans avoir de retours.
Par ailleurs, dès le mois de janvier, l'Institut Pasteur a mis au point un test mais sa déclinaison sur le territoire national a tardé. La DGS a dû rechercher des écouvillons pour effectuer les prélèvements.
N'avez-vous pas le sentiment qu'il y a un problème d'organisation des agences et que des modifications s'imposent pour faire face à une nouvelle pandémie ? Ne faut-il pas aussi changer la façon dont sont déclinées les décisions du ministre ?
À la suite de l'audition de M. Bourdillon, j'ai fait sortir des archives la totalité des courriers et des notes qui m'ont été envoyés ainsi qu'à mon cabinet. Il n'y a rien. Les courriers que j'ai retrouvés concernent les agénésies transverses des membres supérieurs, le plan « Priorité prévention », etc. Vous savez que nous avons toujours mis l'accent sur la prévention, qui me tient particulièrement à cœur, notamment dans le domaine de la vaccination et du tabac. J'avais même accédé à la demande de certains députés d'ajouter un chapitre dédié au financement de la prévention dans le PLFSS.
Je le répète, Santé publique France ne m'a pas fait de remontées à ce sujet. J'ai aussi examiné le dossier qui m'avait été préparé à mon arrivée au ministère : il ne contient aucune alerte particulière. Dans mon esprit, il y avait une agence en charge de ces questions, l'EPRUS, que je connaissais pour avoir travaillé avec elle auparavant : c'était sa mission et je n'avais pas à émettre de doutes à son propos. Cet établissement a été ensuite intégré à Santé publique France et le contrat d'objectifs et de performance (COP) permettait de vérifier que les orientations étaient bien données, notamment en matière de gestion des stocks.
Y a-t-il eu des lenteurs ? Il faudra regarder point par point où il aurait été possible d'aller plus vite, et c'est l'objet de votre mission.
Une quinzaine de jours se sont écoulés entre le moment où l'Institut Pasteur a mis au point son test et le moment où tous les hôpitaux accueillant les malades ont pu se l'approprier. La France était alors toujours au stade 1 de l'épidémie : les premiers cas ont été identifiés sur le territoire national le 24 janvier. Le virus ne circulait pas de manière active. Il s'agissait pour moi de faire des dépistages précoces des malades orientés par les services du 15 afin de circonscrire des clusters. Force est de constater que cela a fonctionné. Aux Contamines-Montjoie, nous avons été en mesure de tester les 200 enfants, leurs familles et les autres cas contacts et de les placer en quarantaine. De la même façon, les 200 Français rapatriés de Wuhan ont tous été testés dès le lendemain de leur arrivée, le 1er février, et il en a été de même pour les 280 personnes arrivées par un second vol juste après, mises en quarantaine à Aix-en-Provence. La doctrine consistait à identifier les cas et les personnes contacts. Je suis partie avant que le virus ne circule dans toute la population, à une période où les tests sont effectués dans les hôpitaux.
S'agissant de l'organisation des agences, nous avons tous envie de la questionner. Apprendre en octobre 2018 qu'une très grande quantité de produits est périmée et qu'il faut reconstituer les stocks d'État – je n'ai pas envie de donner des précisions – suscite des interrogations sur la façon dont tout cela a été contrôlé.
Je vous ai alertée dès votre prise de fonctions au ministère de la santé sur la situation dramatique des EHPAD, en soulignant que faute de moyens humains et matériels, la maltraitance institutionnelle s'y généralisait avec son lot de souffrances, celles des soignants en sous-effectifs, et celles des résidents ne pouvant bénéficier de soins élémentaires. Vous m'aviez répondu : « La France n'a pas les moyens de mettre fin à la maltraitance institutionnelle dans nos EHPAD ». Après la mort de 10 000 personnes dans les établissements sociaux et médico-sociaux du fait d'un personnel insuffisant et d'un manque de matériel d'oxygénation, pourriez-vous réitérer de tels propos ? En trois ans, vous n'avez rien fait pour nos personnes âgées résidant en institution, sinon perdre du temps à demander de nouveaux rapports sur le sujet.
À la veille de l'épidémie de covid-19, vous saviez, dites-vous, que la « vague du tsunami était devant nous ». Plus tard, vous avez même affirmé avoir pris la mesure du danger dès le 20 décembre. Vous aviez donc conscience de l'hécatombe qui menaçait les EHPAD. Pourquoi n'avoir pas mis en place un protocole sanitaire particulier, comme vous le réclamaient les représentants du grand âge ?
Avant d'abandonner votre ministère le 16 février pour la campagne des municipales, avez-vous consulté vos services pour savoir s'il y aurait des équipements de protection individuelle (EPI) en nombre suffisant pour les soignants ? À plusieurs reprises, nous vous avons mise en garde contre les fermetures de lits, dont ceux de réanimation. Au début de la crise, la France en comptait cinq fois moins que l'Allemagne. Regrettez-vous d'être restée sourde à ces cris d'alerte ?
Vous avez évoqué la commande d'EPI effectuée « avec réactivité », selon vous, dès la fin du mois de janvier. Où sont-ils passés ? Les personnels des établissements hospitaliers et des établissements médico-sociaux travaillent encore en mode dégradé : surblouses en sac-poubelle, pénurie de gants.
Les EHPAD ont été pris en considération, au même titre que les autres établissements de santé. Vous avez procédé à une contraction du temps et j'aimerais revenir sur les dates. Le 1er janvier, l'OMS a lancé sa première notification officielle – j'ai moi-même été informée cinq jours avant – mais ce n'est que plus tard, à la fin du mois de janvier, que nous avons su que le covid-19 touchait davantage et plus sévèrement les personnes âgées et celles présentant des comorbidités. Le jour où l'OMS notifie 29 cas en Chine, on ne sait pas si la maladie va toucher davantage les enfants, les adultes, les diabétiques ou les personnes âgées. Ce n'est que lorsqu'il y a eu davantage de morts et de cas graves que les autorités chinoises ont pu faire des analyses et nous donner des informations qui nous ont permis d'affiner notre connaissance de la maladie et de savoir que les gens sont contagieux avant d'être malades, que les diabétiques sont plus touchés et que la mortalité est plus élevée chez les patients âgés. Rappelons que le premier mort en Chine remonte au 11 janvier 2020 et que le 21 janvier, au moment de ma conférence de presse, ce pays ne comptait que six morts.
Quand le directeur général de la santé fait une première réunion interservices, le 14 janvier, il y a alors trois morts et une cinquantaine de cas en Chine. Un envoi du ministère sensibilise les établissements hospitaliers, médico-sociaux, les professionnels de santé libéraux à la situation et aux recommandations sanitaires. Dans toutes les réunions organisées à la DGS, sont présents des représentants de la direction générale de l'offre de soins (DGOS), en charge des établissements de santé, et de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), en charge des établissements médico-sociaux et sociaux. L'ensemble des établissements ont été pris en compte de la même façon.
Quand le 7 février, je fais mes commandes pour constituer un stock d'État qui n'existe pas et que l'État n'est pas censé avoir, je dis bien que celui-ci doit être délivré aux établissements de santé et aux EHPAD pour un mois de stock d'amorce. Les produits en question viennent de Chine, où le confinement de 100 millions de personnes a mis les usines à l'arrêt ; elle garde donc tout pour elle. Ces difficultés à obtenir du matériel, je les ai vécues moi-même en travaillant comme soignante. Nous avons appris par la suite que la matière première qui sert dans le monde entier à fabriquer des surblouses est produite à Wuhan, placée en confinement le 22 janvier, le jour même où l'OMS a déclaré avoir des preuves d'une transmission interhumaine – il y avait alors six décès et une cinquantaine de cas. Tous les pays du monde se sont heurtés au même problème.
S'agissant des EHPAD, nous avons fait un énorme travail préparatoire pour la loi relative au grand âge et à l'autonomie. Je suis heureuse de voir mon projet concrétisé grâce à Oliver Véran avec la création d'un cinquième risque couvert par la sécurité sociale. Nous sommes tous conscients de la nécessité d'y consacrer plus d'argent.
En matière de lits de réanimation, il faut faire attention aux comparaisons. Ils ne sont pas comptabilisés de la même façon en France et en Allemagne. En France, ils correspondent à des critères très stricts liés aux matériels et aux personnels dédiés à la réanimation ; en Allemagne, ils recouvrent aussi les soins intensifs.
Lors de la présentation du pacte de refondation des urgences, en septembre 2019, j'avais annoncé un changement volontariste et une réflexion sur la doctrine afin de rouvrir des lits de médecine en aval des urgences. Nous avons mis les moyens pour cela. J'avais même demandé à la même période que l'on revoie la doctrine du comité interministériel de la performance et de la modernisation de l'offre de soins hospitaliers (COPERMO), chargé d'évaluer les nouveaux hôpitaux, en vue de prévoir des établissements « élastiques », à même de répondre aux besoins de lits suscités par un attentat, une épidémie ou un événement climatique. Mais préparer des hôpitaux construits dans les années 70 ou 80, cela prend des dizaines d'années.
J'ai été la première ministre en dix ans à avoir augmenté le budget des hôpitaux, grâce au PLFSS voté par le Parlement. Depuis mon arrivée, nous étions sur une dynamique d'augmentation des moyens et des lits.
Nous avons une divergence sur ce point. Nous estimons que la crise préexistante de l'hôpital ne nous a pas aidés à surmonter la crise sanitaire.
J'ai du mal à comprendre pourquoi le courrier adressé par M. Bourdillon le 26 septembre 2018 au directeur général de la santé au sujet des stocks n'a pas provoqué une réaction plus forte de la part de l'administration, alors qu'il était tout à fait alarmant. Lors de son audition, M. Bourdillon a déclaré : « Si l'agence a un certain degré d'autonomie, elle est strictement opérateur de l'État pour ce qui est des stocks stratégiques, c'est-à-dire qu'elle travaille sur commande et instruction du ministère de la santé pour acquérir, pour stocker ou pour distribuer des stocks stratégiques. Ainsi, l'agence reçoit chaque année une instruction écrite qui fixe les acquisitions et les destructions d'équipements ; cette instruction peut être réactualisée en fonction du contexte […]. Un tableau de l'état des stocks est mis à jour très régulièrement ; le ministère de la santé en dispose. »
Insistons aussi sur la nécessité d'une production locale. En 2018, une usine de fabrication de masques a fermé dans les Côtes-d'Armor.
M. Bourdillon nous a dit avoir été convoqué pour avoir critiqué les compressions d'effectifs et de crédits alloués à l'agence. Le confirmez-vous ? Était-ce vous qui étiez alors ministre ? Vous êtes très critique à l'égard de la gestion des stocks par Santé publique France. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les relations que vous entreteniez avec cette agence ?
Compte tenu de l'état des finances des hôpitaux, n'était-il pas prévisible qu'ils aient des difficultés à constituer leurs propres stocks ?
Enfin, qu'avez-vous dit à votre successeur au moment de la passation de pouvoir ?
Cette lettre du 26 septembre 2018 adressée au DGS – qui a été remise à la mission – est en effet d'une importance capitale. N'en avez-vous jamais eu connaissance ? Sa fin est alarmante : il est indiqué que 95 % des stocks de médicaments antiviraux détenus par Santé publique France sont périmés et que les contrôles des masques chirurgicaux ont mis en évidence une non-conformité à la norme en vigueur sur un minimum de 60 % des stocks. En outre, il est demandé qu'« une doctrine soit rapidement établie par vos services ». Jamais le professeur Salomon ne vous a fait part de cette alerte, à vous ou à votre cabinet ?
Je n'ai pas connaissance de ce courrier qui ne m'est pas parvenu. Je n'ai pas eu de relance. J'ai retrouvé dans les archives, que je n'ai consultées que la semaine dernière, un courrier de Santé publique France du 3 octobre qui répond à la saisine faite par Benoît Vallet en avril 2017. Il fait un état des stocks en indiquant quels produits sont périmés – des dizaines de produits sont concernés. On ne peut pas dire que le directeur général de la santé n'a pas été réactif : il provoque une réunion dans les jours qui suivent, le 9 octobre, et envoie un courrier de commande à Santé publique France le 30 octobre avec une liste de produits à commander relevant des stocks stratégiques de l'État. Il faut bien voir la somme de questions matérielles que soulève cette multitude de produits – seringues, antiviraux, antibiotiques stratégiques pour les bactéries multirésistantes, vaccins, masques. Cette commande a bien sûr été faite dans la perspective d'une reconstitution pluriannuelle. Il ne s'agissait pas de remplacer d'emblée la totalité des stocks périmés.
C'est une réponse à la saisine du DGS d'avril 2017 portant sur la qualité des stocks.
Comment se fait-il que la lettre du 26 septembre 2018, qui paraît capitale, ne figure pas dans les archives ? A-t-elle été cachée ?
Les archives du ministère sont énormes. J'ai d'abord accédé à mes archives personnelles, en particulier celles du cabinet. J'ai examiné tous les courriers qui m'ont été adressés par Santé publique France depuis 2017 pour savoir si une lettre d'alerte m'avait été adressée. J'ai également revu les 8 000 courriers que j'ai reçus en janvier 2020, au moment où je prenais des décisions stratégiques de préparation de la France à une épidémie : ils ne comportent pas d'alerte particulière. Sans cabinet, candidate en campagne pour la mairie de Paris, j'ai écouté les auditions en rentrant chez moi le soir et j'ai fait ces recherches pour être en mesure de répondre à vos questions. Je ne dis pas que cette lettre n'est pas dans les archives, monsieur le rapporteur, je dis que je ne l'ai pas trouvée.
Pendant que la France était en pleine crise, vous avez décidé de reprendre votre blouse et votre ancien métier pour vous rendre à l'hôpital, alors que vous auriez pu passer ces semaines à préparer cette audition ; je vous en remercie.
Je voudrais vous interroger sur un paradoxe : on n'a jamais eu autant d'informations sur la situation internationale face à une crise. Nous disposons en temps réel du nombre de cas de contamination et de décès, et nous sommes informés de l'ensemble des controverses qui se développent dans le monde entier en relation avec l'épidémie. Quand elles sont faites sérieusement, les comparaisons permettent d'ailleurs de montrer que la France ne s'en sort pas si mal.
Il semble cependant que la coordination internationale ait échoué à prévenir cette pandémie et à la gérer en temps réel, au moment de sa diffusion. On a eu l'impression qu'une traînée de poudre traversait la planète d'est en ouest, et que chaque pays réagissait à sa manière, à des informations que l'on découvrait au fur et à mesure de la progression de la pandémie. Quel rôle pourraient jouer les institutions internationales pour intervenir de manière plus efficace ? Je pense notamment à l'OMS, mais aussi à l'Union européenne, même si la politique de santé n'entre pas dans ses prérogatives. Ne pourrait-on pas faire mieux en matière de coordination internationale, notamment sur la compréhension des chaînes de production et de stockage, sur l'approvisionnement mondial des biens que vous avez évoqués, dont on a découvert un peu tard qu'ils provenaient tous de Chine, mais aussi sur la prévention des risques sanitaires et sur la préparation du monde à la pandémie.
L'international m'a énormément occupé. Dès le 21 janvier se pose la question de l'entrée des personnes arrivant de Chine sur le territoire, et donc celle de l'espace Schengen. Nous sommes alors en relation constante avec le ministère des affaires étrangères (MAE) pour savoir ce que font les différents pays en matière de contrôle aux frontières et d'arrêt des vols, et pour déterminer si les personnes rentrant de Chine doivent être mises en quarantaine.
Une difficulté particulière se présente alors, liée au fait que l'espace Schengen ne correspond pas à celui de l'Union européenne. En outre, le 31 janvier, nous devons gérer le Brexit ; du jour au lendemain, nous nous retrouvons sans nos partenaires britanniques dans les discussions au niveau européen, alors que j'étais jusqu'alors en lien étroit avec mon homologue Matthew Hancock. Le Brexit a donc compliqué les choses, pour nous mais aussi pour l'Allemagne, pays avec lequel nous étions aussi beaucoup en contact via Jens Spahn, le ministre allemand de la santé.
La définition des cas, très importante pour repérer les malades – dans la phase 1, il fallait absolument repérer tout cas importé pour éviter la diffusion de l'épidémie ou du moins ralentir son entrée sur le territoire –, a été un autre point sur lequel la direction générale de la santé a dû fortement batailler à l'international. La définition de l'ECDC nous a semblé un peu trop restrictive. Il a donc fallu faire comprendre qu'elle devait évoluer avec l'avancée de l'épidémie : à un moment donné, nous avons considéré qu'elle ne pouvait se réduire aux gens qui revenaient de Wuhan, alors que l'épidémie s'étendait déjà à toute la province du Hubei, puis, plus tard, qu'elle devait englober toute la Chine. La prise en compte de Singapour, où des clusters se sont très vite déclarés, ou de Taïwan, a également posé problème. En France, la définition des cas avait été plus large et plus précoce que celle de l'ECDC.
Il en est de même s'agissant des symptômes. Les personnes ciblées étaient celles qui revenaient en France depuis Wuhan avec un syndrome grippal. Or le cas du touriste chinois de 80 ans pris en charge à Bichat a montré que cette définition était trop restrictive, car il était arrivé aux urgences avec de la diarrhée. Nous avons constaté que la maladie ne s'exprimait pas uniquement par de la fièvre et des difficultés respiratoires, et que d'autres symptômes pouvaient exister.
Nous avons dû mener une troisième bataille consistant à harmoniser les décisions européennes, et en particulier à obtenir la tenue d'un Conseil des ministres européens. J'ai fini par l'obtenir, mais avec un décalage important par rapport au moment où j'en avais fait la demande.
Le 24 janvier, la commissaire européenne à la santé me dit qu'elle ne peut pas convoquer le Conseil des ministres européens car cela ne relève pas de sa compétence ; j'appelle donc le ministre de la santé croate – la Croatie préside le Conseil au premier semestre 2020 – qui me promet une réunion du Conseil dans la semaine du 26 au 31 janvier qui n'arrive pas. Je comprends par le MAE que la plupart des pays n'y sont pas favorables, parce qu'ils ne voient pas le problème. Le 31 janvier, j'écris un courrier au ministre croate en exigeant une réunion du Conseil, qui n'a toujours pas eu lieu. Ce courrier part au moment où je vais accueillir les Français rapatriés à Carry-le-Rouet ; dans l'avion qui m'y mène, je demande à mon cabinet de rédiger la lettre que je signe l'après-midi pour qu'elle parte directement, parce que je n'ai pas compris que le Conseil ne se soit pas tenu cette semaine-là. Entre-temps, les pourparlers démarrent à Bruxelles ; c'est le MAE qui s'en charge pour essayer d'obtenir cette réunion du Conseil, contre l'avis de la plupart des États qui n'en comprennent pas l'intérêt. Enfin, avec Jens Spahn, mon homologue allemand avec qui je suis en relation permanente et qui s'est rendu au ministère, nous actons le 4 février la tenue d'un Conseil des ministres européens au cours d'une conférence de presse commune. Ma première demande date donc du 24 janvier, mon courrier de relance du 31 janvier, et nous l'exigeons de manière bilatérale le 4 février ; il a finalement lieu le 12 février. Telle est la bataille que j'ai menée.
Il faut faire un retour d'expérience au niveau international. Lors de la réunion du 12 février, j'ai le sentiment que tout le monde ne partage pas mon inquiétude. D'ailleurs, cette réunion, qui porte essentiellement sur le risque de pénurie de médicaments, conclut qu'il faut faire des achats groupés d'équipements. C'est sur ce sujet que se concentre l'inquiétude. Les premières questions des députés au Gouvernement sur le coronavirus et cette épidémie datent du 28 janvier ; elles portent sur le rapatriement des Français. Il faut attendre le 11 février pour que nous soyons interrogés sur les pénuries de médicaments. Voilà où en était alors le niveau d'alerte général.
Enfin, les décisions de l'OMS, que nous sommes obligés de prendre en compte, n'ont pas correspondu à ma perception du niveau de risque. Je n'ai pas compris pourquoi l'urgence de santé publique de portée internationale, déclarée le 30 janvier, ne l'avait pas été dès le 22 ou le 23, à tel point que j'ai appelé le docteur Tedros pour qu'il m'explique les raisons de ce choix. J'ai d'ailleurs été en contact avec lui à plusieurs reprises.
Le 30 janvier, vous demandez à Santé publique France des scenarii en matière de dangerosité du virus, et à Yazdan Yazdanpanah des protocoles de recherche. Étiez-vous à ce moment en contact avec la Chine ? Avez-vous eu l'idée d'y envoyer un commissaire pour savoir si, en parallèle des protocoles de recherche qui mettent beaucoup de temps à se concrétiser – ils n'ont d'ailleurs toujours pas donné de résultats –, une stratégie thérapeutique montrait des résultats encourageants et pouvait être mise en œuvre ?
Mi-février, vous décidez de vous présenter aux élections municipales. La conseillère santé de l'Élysée, qui a quitté son poste le 31 janvier, ne sera remplacée que début mars, laissant vacant un poste stratégique. En étiez-vous informée ?
Le 17 mars, vous donnez au journal Le Monde une interview chargée d'émotion, dans laquelle vous remettez en question votre propre action. Si c'était à refaire, changeriez-vous quelque chose et, le cas échéant, quoi ? En particulier, valideriez-vous la stratégie qui a consisté, face au manque de masques dont vous étiez informée, à mentir aux Français en leur disant que ceux-ci étaient totalement inutiles ?
Quels sont vos liens d'intérêt avec l'industrie pharmaceutique ? Pendant combien de temps avez-vous entretenu de tels liens, et avec quels laboratoires ?
Enfin, les États-Unis se sont retirés du financement de l'OMS, dont la Fondation Bill & Melinda Gates est devenue le premier contributeur financier. Les essais vaccinaux qui ont lieu depuis début juin en Afrique du sud sont-ils selon vous éthiques ? Je vous pose la question maintenant que vous n'êtes plus ministre et que vous parole est libre.
N'étant plus ministre depuis quatre mois, je ne suis pas au courant des essais vaccinaux. Tout ce que je sais, je le sais par la presse. Je ne peux donc pas vous répondre.
Ce n'est pas le 30 mais le 25 janvier que je demande à M. Yazdanpanah des protocoles, et à Santé publique France des scénarios, autrement dit cinq jours avant que l'OMS ne déclare l'urgence de santé publique de portée internationale. Je me tourne vers ce professeur émérite en infectiologie, président de la structure REACTing, chargée de coordonner la recherche sur les épidémies, afin qu'il propose des protocoles pour tester tout ce qui existe et pourrait être utile. Il s'agit alors pour moi d'anticiper : au cas où une épidémie arriverait – elle arrivera plus d'un mois après –, tous les protocoles doivent être prêts pour que les premiers malades puissent être inclus d'emblée dans des essais cliniques.
N'étant pas spécialiste de l'infectiologie, je n'ai alors aucune idée des traitements antiviraux adéquats ; je ne lui demande donc pas spécifiquement de tester un médicament plutôt qu'un autre. Je suis cancérologue et, à ce titre, je connais les chimiothérapies ; je ne me serais pas mêlée de proposer des traitements, d'autant que les médicaments ont beaucoup évolué depuis que j'ai quitté la clinique, il y a plus de dix ans. Je n'en suis pas là mais plutôt à repérer les malades sur le territoire et à identifier les clusters.
C'est également le 25 janvier que je demande des scénarios sur les évolutions potentielles de l'épidémie à Santé publique France ; j'exige qu'ils soient restitués en une journée, car une réunion interministérielle est prévue avec le Premier ministre le dimanche 26 janvier, et je veux pouvoir présenter l'ensemble des scénarios possibles. À cette date, l'OMS n'a pas encore déclaré l'urgence de santé publique de portée internationale. Je ne peux donc pas laisser dire que nous n'avons pas anticipé.
J'ai alors des échanges réguliers avec le docteur Tedros, le directeur général de l'OMS, sur WhatsApp. À ce moment, nous sommes complètement dépendants de ce que disent les autorités chinoises ; je cherche donc à obtenir des informations régulières. Or Tedros se rend en Chine, avec un comité d'experts de haut niveau de l'OMS, le 28 janvier ; ce comité ne comprend pas de Français, mais je fais confiance à mes collègues. Nous souhaitons alors disposer de retours plus concrets sur ce qui se passe en Chine. J'appelle moi-même Tedros le jour de son retour pour connaître sa perception des événements, mais je ne parviens pas à le joindre.
L'article du Monde n'est ni une interview, encore moins une déclaration. Le journaliste m'appelle le lendemain du premier tour de l'élection municipale, au moment où se pose la question des dépôts de listes et où je bataille conte la fusion des listes, car je suis intimement persuadée que le second tour ne peut pas se tenir. J'arrête d'ailleurs ma campagne parce que je ne suis pas favorable à ce que l'on continue les tractations politiques dans ce contexte, et je demande que l'on arrête tout. C'est à ce moment-là que l'on m'appelle. Si cela avait été une interview, j'aurais relu ces propos ; or le verbatim ne m'a jamais été soumis. Je ne suis pas là pour interpréter cet article, mais pour rendre des comptes devant la représentation nationale, et j'espère clarifier la façon dont j'ai géré cette crise au moment où j'étais au ministère.
J'avais passé une journée épouvantable ; j'étais très fatiguée, et on m'accusait sur les réseaux sociaux de n'avoir rien vu, alors que c'était tout le contraire. Je me suis battue pendant un mois, au moment même où je défendais jour et nuit le projet de loi relatif à la bioéthique au Sénat, où je m'occupais de la loi sur les retraites et où je faisais face à la grève des hôpitaux menée par le collectif inter-urgences. Tout cela s'est déroulé sans que personne ne voie rien. Lorsque j'étais au banc au Sénat, j'étais en même temps en relation avec le Premier ministre et le directeur général de la santé pour gérer la crise. Ce que j'ai dit au Monde, c'est d'arrêter de dire que je n'avais rien vu. J'ai tout vu, et j'ai préparé, alors que cet article laisse penser que je ne l'ai pas fait. C'est pour cela que je voulais m'expliquer devant la représentation nationale, parce que j'ai senti le danger bien avant les autres. Le Premier ministre l'a d'ailleurs tout de suite perçu avec moi, il a été avec moi en permanence et m'a fait une confiance totale pendant cette période. J'ai travaillé main dans la main avec le Gouvernement, le MAE et le directeur général de la santé pour préparer et gérer au mieux la crise. Ce retour d'expérience permettra de voir si nous aurions pu faire mieux, mais dans Le Monde, je répondais aux réseaux sociaux et à cet article du Parisien qui se moquait de moi en disant que je n'avais rien vu.
Je n'ai plus aucun lien d'intérêt avec l'industrie pharmaceutique depuis que j'ai été nommée à l'Institut national du cancer (INCa) en 2011. J'avais déjà réduit ces liens lorsque j'étais présidente de l'IRSN ; en réalité, ils se sont limités à travailler avec deux laboratoires spécialisés sur une maladie mortelle, la leucémie myéloïde chronique, dans les années 1990. Les patients étaient alors greffés et un sur deux mourait, jusqu'à l'apparition en 2000 d'un médicament, le Glivec, qui a été déployé pour les sauver. Comme tous les spécialistes de cette maladie, j'ai travaillé avec les deux laboratoires qui fabriquaient ces médicaments pour proposer des traitements aux malades. Je n'ai donc plus de liens d'intérêt depuis très longtemps.
J'entends que vous avez anticipé, et j'entends ces dates, notamment celle du 24 janvier ; c'est en effet celle où les professionnels de santé reçoivent le premier mail sur la mailing-list DGS-urgent. À cette date, vous êtes apparemment en train de faire tout ce que vous pouvez pour que la réaction internationale soit plus rapide, même au niveau de l'OMS – vous vous plaignez du fait qu'elle réagisse un peu tard, le 30 janvier seulement.
Arrive alors ce rapatriement de plus de 200 ressortissants français de Wuhan à Carry-le-Rouet ; le but est de les tester rapidement afin d'éviter la propagation, à un moment où le nombre de reproduction de base (R0) de l'infection et la contagiosité de la maladie sont mal connus. Alors que les personnels chargés de faire les tests PCR demandent à ce qu'ils soient réalisés soit dans l'avion, soit à Istres, on le leur refuse. Vous demandez un comité de protection de personnes (CPP), démarche permettant de garantir le caractère éthique de ces tests dans le cadre de la recherche médicale. Mais nous sommes à ce moment-là dans une situation d'urgence thérapeutique – vous vous trouvez alors vous-même auprès du service de santé des armées. Pourquoi exigez-vous ce CPP, qui fait perdre plus de 24 heures au diagnostic et fait risquer une contamination plus importante, alors que le personnel de l'Institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille (IHU Méditerranée Infection) est prêt, avec ses écouvillons, et vous demande depuis plusieurs heures – peut-être davantage – de lancer la démarche diagnostique ?
Je tiens enfin à souligner que vous avez beaucoup de courage à venir devant nous deux jours après une échéance électorale un peu difficile ; nous vous en remercions.
Sur la liste DGS-urgent, la première alerte sanitaire est envoyée le 14 janvier à 800 000 professionnels libéraux – quel que soit leur métier, infirmières, kinésithérapeutes ou médecins –, alors que les ARS et les sociétés savantes avaient été alertées le 10 janvier. Je ne reçois pas moi-même ces alertes, mais ce sont les informations dont je dispose d'après les comptes rendus du centre de crise. Peut-être pourrez-vous d'ailleurs les récupérer.
Dans la semaine où l'on organisait le rapatriement des Français de Wuhan, j'ai demandé au professeur Yazdanpanah et à toutes les équipes susceptibles d'accueillir des rapatriés de me proposer un document de consentement éclairé sur les tests, validé par un comité de protection des personnes. Lorsque les rapatriés arrivent, nous ne savons absolument pas ce que nous devons faire si par exemple une personne est testée négative : faut-il refaire le test le lendemain, ou le surlendemain ? Je demande à un groupe d'experts de réfléchir à ce que nous allons leur proposer.
Quand l'avion arrive le 31 janvier, j'accueille des gens épuisés, qui ont été confinés à Wuhan pendant huit jours sans savoir s'ils allaient pouvoir rentrer en France. Pour rejoindre les bus affrétés par l'ambassade de France, ils ont dû traverser à pied la ville de Wuhan – une ville déserte, dans laquelle les transports ne fonctionnent plus –, parfois sur des kilomètres avec leur valise. Une fois arrivés à l'aéroport, ils ont attendu plusieurs heures avant de subir une forme de tri – certains avaient des problèmes de passeport ou étaient binationaux ; s'est aussi posée la question de savoir si les gens malades ou montrant des symptômes légers pouvaient être autorisés à monter dans l'avion, et s'ils pouvaient y être isolés. Après douze heures d'avion, ils sont finalement arrivés à Istres. Je vois des gens éreintés, avec des enfants, et qui tous portent des masques.
Nous opérons alors un nouveau tri ; c'est le service de santé des armées qui l'organise de façon absolument remarquable. Il met en place une tente, distribue une collation puis un arrêté de mise sous quarantaine car en réalité, on va les enfermer ; c'est l'article L3131 du code de la santé publique qui permet d'obliger les gens à rester en quarantaine, alors que certains pourraient avoir envie de rentrer dans leur famille. Ce document leur notifie qu'ils n'auront pas le droit de sortir et ce qui les attend. Sur la base aérienne d'Istres, on trie ceux qui ont des symptômes ; il y en a trois, et ils sont envoyés au CHU de Marseille pour être testés. Les autres vont bien, ils sont mis en quarantaine ; je propose que ces familles soient nourries et que nous les laissions dormir pour que tout le monde soit testé le lendemain matin, avec un protocole déterminant ce que nous ferons si le test est positif ou négatif. Je laisse alors la décision à un comité d'experts, car ce n'est pas à moi de décider, mais je n'ai en effet pas autorisé que l'on teste des personnes en bonne santé, épuisées, qui vont être enfermées en quarantaine dans une chambre d'hôtel, car cela n'aurait rien apporté sauf une source de stress supplémentaire. Le lendemain, alors qu'ils ont pu se reposer, ils disposent d'un consentement éclairé avec avis d'un comité d'éthique ; ils sont tous testés en ayant connaissance ce que nous allons faire en fonction du résultat.
C'est ce dispositif-là que j'ai préparé, car je voulais que les choses soient faites dans le bon ordre.
Votre comparaison avec les pays étrangers ne me plaît pas du tout car le plan national de prévention et de lutte contre une pandémie grippale, activé en 2011, dirigé par votre collègue le professeur Houssin et que vous connaissiez en tant qu'ancienne présidente de la Haute Autorité de santé (HAS), était à l'avant-garde de ce qui se faisait en Europe et même dans le monde. Par la suite, la doctrine 2013 et la fusion dans l'agence Santé publique France ont été délétères pour l'évolution de ce plan pandémie.
Le ministère de la santé a la tutelle de l'EPRUS ; il doit donc – c'est inscrit dans la loi – procéder au renouvellement de tous les matériels périmés chaque année. Cela a-t-il été fait de façon régulière ?
Le financement de l'EPRUS appartenait pour moitié à l'assurance maladie, et pour moitié à l'État ; qu'en est-il aujourd'hui ?
Enfin, M. Bourdillon a déclaré ne pas avoir eu les moyens suffisants pour acheter des stocks de masques. Cela relevait-il du ministère de la santé ou de Bercy ? Qui a refusé de fournir les moyens nécessaires pour répondre à la fameuse lettre d'appel de septembre 2018 ?
Nous avons besoin que vous répondiez aux questions posées concernant l'article du Monde. Vous disiez avoir alerté le directeur général de la santé et le Président Macron dès le 11 janvier sur l'ampleur de la crise. Confirmez-vous l'avoir fait à ce moment, sous quelle forme, et que vous a-t-il été répondu ?
Selon cet article, vous auriez également alerté le Premier ministre le 30 janvier sur le fait que les élections municipales ne pourraient pas avoir lieu le 15 mars. L'avez-vous fait, sous quelle forme, et quelle a été sa réponse ? C'est une question importante, car les Français ont été troublés par les conditions de tenue du premier tour de ces élections.
Enfin, on découvre une bureaucratie infernale dans la gestion du matériel de protection en cas de crise. Étiez-vous vraiment au courant de l'ampleur des besoins de stocks ? Nous avons subi le début de crise démasqués et sans tests. Santé publique France n'est qu'une agence, une boîte aux lettres, et son ancien directeur dit avoir alerté sur ces besoins. Comment est-il possible que le directeur général de la santé, le ministre de la santé et son cabinet n'aient pas été informés d'une crise pareille ? 600 millions de masques à 10 ou 15 centimes pièce représentent à peine 6 ou 7 millions d'euros pour le budget du ministère de la santé. Nous avons besoin de réponses précises à ces questions.
En tant que médecin, j'ai été destinataire de deux SMS qui m'ont tellement étonnée – je me suis demandé pourquoi je les recevais, étant médecin non exerçant – que j'en ai retenu les dates : les 10 et 14 janvier. J'avais alors été frappée par la précocité de ces envois. J'ai ensuite reçu comme tous mes confrères les messages sur la liste DGS-urgent ; ceux-ci précisaient notamment la définition des cas, qui a évolué au cours du temps, en fonction des informations que vous receviez.
Je voudrais également confirmer la folle épopée des Français de Wuhan, qui appartiennent à ma circonscription, que je connais bien et avec qui j'ai été en contact. Wuhan était alors en période de Nouvel an chinois ; la ville s'était vidée de la moitié de sa population et il était très compliqué d'y circuler.
J'ai également été frappée de l'intuition que vous avez eue. Si notre ministre de la santé se trouvait ne pas être un médecin, cela aurait pu ne pas être le cas. Vous racontez cet épisode du 25 décembre où vous avez consulté le blog qui vous a alerté sur des cas de pneumonies inexpliqués ; vous témoignez aussi de la discordance entre les cinquante cas en Chine et le cas importé en France, à Bordeaux, et entre les symptômes décrits par les Chinois, qui apparaissent relativement mineurs y compris quand leur nombre de cas commence à augmenter, et ce que nous observons dans nos hôpitaux. Si vous n'aviez pas été médecin, qui aurait eu la capacité d'alerter le ministre de la santé sur ces phénomènes ? Le comité scientifique a été mis en place nettement plus tard, alors que vous n'étiez déjà plus ministre.
Enfin, s'agissant de la commande d'équipement du 7 février, pouvez-vous préciser sur quelle doctrine vous vous êtes fondée, les quantités et le type de matériel commandés, et à qui ?
Pour ce qui est du financement de l'EPRUS, je ne suis pas en mesure de retracer tout son historique, d'autant que l'établissement avait déjà été absorbé par Santé publique France lorsque j'ai pris mes fonctions. Tout ce que je peux vous dire, c'est que ce financement a été intégralement transféré à l'assurance maladie : certaines agences, qui percevaient des financements croisés et étaient placées sous plusieurs tutelles, ont ainsi vu leur financement transféré à l'assurance maladie, car on a considéré qu'elles participaient du fonctionnement du système de santé des Français.
Avant son transfert, le financement de l'EPRUS était réparti par moitié entre l'État et l'assurance maladie.
Effectivement, mais je ne sais plus s'il a été transféré à l'assurance maladie avant ou après mon entrée en fonctions, cela ayant été le cas pour plusieurs agences à tour de rôle.
Comme toutes les agences, celles du domaine de la santé font l'objet d'une discussion budgétaire se déroulant dans le cadre de leur conseil d'administration. À la question de savoir si nous avons reçu des alertes sur le financement de l'EPRUS, je répondrai que cela n'a pas été davantage le cas pour cet établissement que pour un autre : tout au plus a-t-il dû se soumettre, comme tous les autres, aux injonctions de sobriété, pour ne pas dire de rigueur budgétaire, qui se sont multipliées au cours des dernières années.
Santé publique France est investie de nombreuses missions, consistant notamment à tenir des registres et à assurer la surveillance du territoire, et il est certain que la fusion entre l'institut de veille sanitaire (INVS), l'institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) et l'EPRUS a permis de réaliser des économies sur les fonctions support. Je crois que, lors de la première année ayant suivi la fusion, le budget correspondant à l'ex-EPRUS a été reconduit à l'identique, et qu'on a ensuite considéré que la mutualisation des fonctions support permettait d'allouer moins à certaines de ces fonctions : il n'aurait pas été logique de financer l'équivalent de trois services de communication, par exemple. En tout état de cause, je n'ai pas été saisie d'alertes particulières portant sur le financement de l'EPRUS.
La question de la bureaucratie, évoquée par M. Pancher, nous conduit à nous interroger sur ce que pourrait être une meilleure organisation. Mon expérience de la gestion de la crise de Fukushima lorsque j'étais présidente de l'IRSN me conduit à penser que la gestion du temps long et celle des crises ne doivent pas être confiées aux mêmes personnes, car l'une et l'autre font appel à des compétences très différentes. Pour ma part, je suis favorable à ce que la gestion des crises, qui requiert de faire preuve d'anticipation et de réactivité, soit confiée à une agence dédiée à cette mission.
Cela ne vaut pour les crises de tout type, d'autant qu'elles sont généralement intriquées, comme j'ai eu l'occasion de le constater lors de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, dont les conséquences sont tout à la fois environnementales, chimiques et de santé publique. Avec une agence qui ne serait chargée que des crises sanitaires, on risque de passer à côté de certaines choses, et il serait ensuite difficile d'y remédier. Certains pays se sont déjà dotés d'une agence dédiée aux crises et j'y vois une bonne chose, car la personne responsable de ce type d'agence est ainsi amenée à rendre des comptes sur une gestion de crise qu'elle assume entièrement, ce qui n'est pas le cas d'une organisation dans laquelle les responsabilités sont diluées – sans parler du fait qu'une telle organisation est certainement moins réactive face à la crise.
Faut-il considérer que la gestion de la crise a souffert d'une organisation trop bureaucratique ? Je n'en suis pas persuadée, car j'ai obtenu des réponses sur les stocks de masques moins de deux jours après les avoir demandées, par exemple.
Une première commande de masques FFP2 est passée le 2 février, quand je décide de constituer un stock ayant vocation à suppléer, dans l'hypothèse où tout le monde ne serait pas prêt ou n'aurait pas parfaitement appliqué la doctrine de mise en œuvre de 2001, le stock d'État inexistant.
Une fois que les ARS nous ont fait remonter, au moyen de la note que le DGS a reçue le 6 février, les informations que nous leur avons demandées, nous faisons partir, le 7 février, une commande comprenant 28 millions de FFP2, 3 millions de paires de gants, 200 000 charlottes, 50 000 paires de lunettes, 200 000 paires de surchaussures et 100 000 litres de solution hydroalcoolique – je précise que ce n'est pas moi qui décide des chiffres : je ne fais qu'acter globalement la commande, établie sur la base des chiffres proposés par les services. Il est prévu que ces équipements soient distribués aux médecins libéraux, aux infirmières et aux pharmaciens, ainsi qu'aux EHPAD et aux établissements de santé.
C'est à ce moment que nous prenons conscience des tensions sur la production, qui seront à l'origine de l'une des grandes leçons de cette crise : pour réduire les risques de subir des difficultés d'approvisionnement, nous devons augmenter notre souveraineté en termes de capacité de production, mais surtout diversifier les sources d'approvisionnement. Cette idée rejoint le plan pour agir contre les pénuries de médicaments que j'avais présenté en juillet 2019, et qui correspond bien au retour d'expérience que nous avons à l'occasion de la crise du covid-19. Ce plan mettait l'accent sur trois points. Premièrement, la nécessité de diversifier les sources d'approvisionnement, trop centralisées ; deuxièmement, celle de disposer en France de stocks de trois mois pour tous les médicaments indispensables – à mon sens, c'est également ce dont devraient disposer en permanence les établissements de santé, ce qui n'est pas précisé dans la doctrine de 2011 ; troisièmement, celle de travailler sur une relocalisation de la production des médicaments en Europe.
M. Pancher m'a interrogée sur l'alerte que j'ai donnée le 30 janvier. Ce jour-là, je me trouve avec le Premier ministre au Conseil économique, social et environnemental (CESE), pour le lancement de la conférence de financement des retraites. Après avoir travaillé pendant trois heures avec toutes les organisations syndicales, et être tombés d'accord sur le fait qu'un rapport sur le financement des retraites et l'âge pivot devra nous être remis pour fin avril, nous nous retrouvons dans un grand bureau avec une vingtaine de personnes. Lors de la discussion de salon à laquelle nous prenons part, Édouard Philippe évoque le fait qu'il va se présenter aux élections municipales au Havre, et je lui dis alors : « Si cette épidémie progresse et arrive en Europe, les élections ne pourront peut-être pas se tenir » – je rappelle que cette phrase a été prononcée alors qu'il y a moins de 1 000 cas déclarés en Chine, et le jour même où l'OMS déclare l'urgence internationale. Voyant son étonnement, je lui confirme que, si l'épidémie chinoise devenait une épidémie mondiale, il se pourrait qu'elle empêche la tenue du scrutin prévu pour le mois de mars. La phrase que j'ai prononcée ne constituait pas une alerte formelle, mais la suite des événements devait malheureusement me donner raison, du moins pour ce qui est du second tour.
Madame la ministre, l'OMS a déclaré le 30 janvier que la situation constituait une urgence de santé publique de portée internationale – une expression où chaque mot a son importance. Vous nous avez signalé avoir cherché à obtenir des informations auprès du Dr Tedros, qui n'a pas répondu tout de suite. Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir interrogé le professeur Didier Houssin, président du comité d'urgence sur le covid-19 de l'OMS ? Il est français, professeur de médecine, membre de l'Académie nationale de médecine et ancien directeur général de la santé, et s'est lui-même étonné du silence assourdissant du ministère de la santé.
Pour ce qui est des masques, vous avez déclaré fin janvier qu'il était inutile d'en acheter pour la population. Je connais des soignants de l'hôpital de Garches et même un professeur de médecine qui, début février, ont acheté sur leurs propres deniers le gel hydroalcoolique et les masques qui ne leur avaient pas été fournis. Pourquoi n'avez-vous pas passé une commande massive plus tôt que vous ne l'avez fait – je rappelle qu'une fois passées, les commandes ont mis du temps à arriver ? Pourquoi avoir détruit des masques qui, même périmés, auraient tout de même protégé ? L'essentiel n'était pas de parvenir à l'asepsie, mais de casser la chaîne de transmission.
Fin janvier, début février, les laboratoires étaient en mesure d'effectuer des tests virologiques RT-PCR : dès lors, pourquoi ne pas avoir testé la population plus tôt et plus massivement, comme cela s'est fait en Allemagne et en Chine ? En France, la décision de tester essentiellement les patients présentant des symptômes sévères et hospitalisés en réanimation a abouti à ce que 80 % des patients contagieux ne soient pas dépistés.
Enfin, le 16 février, vous quittez votre poste en déclarant que vous saviez. Mais que saviez-vous, au juste ? Qu'il n'y avait pas de risque et que le pays était prêt – auquel cas, vous avez commis une erreur – ou qu'il y avait un risque et que le pays n'était pas prêt – auquel cas, vous avez commis une faute ? Imaginez-vous, juste avant une guerre qui s'annonce, le ministre de la défense se présenter aux élections municipales ?
Comme tous les Français, j'ai appris en début d'année le nom d'un médicament que je ne connaissais pas, l'hydroxychloroquine. Votre directeur général de la santé a inscrit cette molécule sur la liste II des substances vénéneuses le 13 janvier 2020, après avoir recueilli l'avis de l'ANSES et sur proposition de l'Agence nationale de sécurité du médicament. Comment expliquez-vous que cette décision ait été prise à ce moment précis ?
Par ailleurs, madame la ministre, je vous remercie de nous avoir expliqué que l'approvisionnement en masques, blouses et surchaussures des hôpitaux dépendait des établissements de santé eux-mêmes, et que la protection des soignants relevait donc de la responsabilité des directeurs de ces établissements, tandis que les stocks stratégiques concernaient la population. Sans doute faudrait-il prévoir des stocks tampons de trois mois pour tous les équipements – durant la crise, cela aurait permis que les soignants ne soient pas obligés d'aller au combat en étant insuffisamment protégés – et, puisque la décision à prendre sur ce point est d'ordre réglementaire, c'est une mesure qui pourrait être mise en œuvre très rapidement.
Je voudrais également savoir si vous connaissez votre haut fonctionnaire de défense et de sécurité au ministère de la santé. La surveillance des stocks stratégiques relève en effet de la défense, puisqu'elle concerne les risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC). Vous nous dites que plusieurs dizaines de lignes de produits manquaient, cela m'inquiète un peu. Si nous avions été victimes d'une attaque militaire bactériologique, qu'aurions-nous fait ? Quel est le RETEX interne que vous faites sur cette question ?
Vous avez expliqué que, le 6 février, vous aviez donné une autorisation d'achat pour une série de produits, mais vous n'avez pas mentionné les tests et les réactifs. En avez-vous commandé à cette date ?
Le 24 février, vous avez autorisé les tests à Paris et Lyon, mais pas à Marseille, qui est pourtant l'une des grandes villes françaises – et qui abrite l'IHU. Le journal Marianne a d'ailleurs noté que vous n'étiez pas présente à l'inauguration de l'IHU en 2018, ce qui témoignerait du peu de cas que vous faites de cet établissement. D'autres articles de presse expliquent que REACTing, qui a été en partie créé par votre mari lorsqu'il était président de l'INSERM, via le collectif Aviesan, a servi de base au comité scientifique et à la stratégie sanitaire de la France, puis au projet Discovery, qui a été très critiqué par le professeur Didier Raoult. Cette structuration du comité scientifique et de Discovery autour de REACTing visait-elle à contourner l'IHU ? Que répondez-vous, par ailleurs, aux accusations de conflits d'intérêts avec le laboratoire Gilead ?
Vous avez parlé de la doctrine coréenne, mais celle-ci implique le masque pour tous : ce que nous avons suivi, c'est donc une doctrine « semi-coréenne » ?
Vous avez dit, enfin, que l'on ne pouvait pas distribuer des masques périmés. Pourtant, en avril 2020, dans le Lot, on a distribué des masques périmés aux infirmiers et aux médecins. Comment expliquez-vous que l'on ait pu déstocker ces masques ?
S'agissant des tests, je rappelle que, durant la période où j'exerçais mes fonctions, le virus ne circulait pas en Europe – il n'a commencé à le faire qu'à la fin du mois de février – et que je n'ai eu à gérer que des cas importés. Il n'y avait donc pas lieu de faire des tests. Dans la phase 1 des épidémies, on ne teste pas toute la population. Ce qui importait, c'était d'identifier les malades arrivant de Chine pour les entourer : c'est ce que j'ai appelé la stratégie coréenne, pour simplifier. Il s'agissait d'isoler les malades pendant quatorze jours et d'identifier les cas contacts. J'avais tellement conscience qu'on risquait d'avoir des clusters et des cas contacts à isoler que j'avais demandé à tous les internes de santé publique de France de se mobiliser le 30 janvier pour venir aider les ARS et les centres de crise, au cas où il y aurait des clusters : il fallait renforcer les agences pour téléphoner aux cas contacts.
Tester la population quand il n'y a pas d'épidémie n'a pas de sens. L'urgence, pour moi, c'était de déployer des tests dans tous les hôpitaux pour tester l'ensemble des cas suspects envoyés par le centre 15. À l'époque dont je parle, nous étions capables de faire quelques centaines ou milliers de tests par jour. Lorsque l'épidémie arrive, on entre dans une autre logique : il faut pouvoir tester massivement lorsque plusieurs clusters apparaissent dans une même région, par exemple. Mais cette question ne se posait pas quand j'étais en fonction.
On m'a énormément attaquée parce que j'ai déclaré, le 23 janvier, qu'il était inutile de porter un masque. Mais il n'y avait aucune raison de dire aux Français de porter un masque en janvier, alors qu'il n'y avait aucun cas en Europe ! Cela n'a pas de sens ! À l'époque, les recommandations internationales, notamment celles de l'OMS, disaient toutes la même chose, et c'est déjà ce que disait le rapport Stahl de 2018 : les masques sont pour les malades et pour les soignants. On peut, avec le recul, s'interroger sur le bien-fondé de ces recommandations mais, à l'époque, tous les pays les suivaient – les États-Unis, la Chine ou l'Allemagne, pour ne citer qu'eux.
Il est normal que les mentalités évoluent au cours d'une épidémie et que des questions apparaissent. Nous ne les avions pas toutes anticipées, notamment celle du port du masque en population générale. En tout cas, on ne peut pas me reprocher d'avoir dit, le 23 janvier, qu'il ne fallait pas porter de masque, alors que la doctrine internationale disait de réserver les masques aux gens malades et fragiles.
S'agissant de mon choix de partir en campagne, j'avais le sentiment que j'avais fait tout ce que je savais et pouvais faire – avant même, je le répète, que beaucoup de gens aient perçu le risque. Un ministre de la défense ne pourrait-il donc jamais partir en campagne ? Vous êtes des élus, vous savez ce qu'était le contexte politique. J'avais lancé le plan ORSAN-REB dans toutes les régions, j'avais écrit une lettre de mobilisation générale aux ARS. Quand je pars, tout est prêt, et c'est ce que je dis à mon successeur. Je suis partie en campagne en me disant qu'un maire a aussi un rôle majeur à jouer.
Vous m'interrogez sur le classement de l'hydroxychloroquine sur la liste II des substances vénéneuses – des médicaments qui nécessitent une prescription médicale. Il faut savoir que ce produit était en vente libre, alors que son homologue, la chloroquine, est vendue sur ordonnance depuis vingt ans. L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, comme les centres de pharmacovigilance, reçoit en permanence des remontées sur la dangerosité de certains médicaments et elle a dû recevoir des signalements d'accidents causés par l'hydroxychloroquine. Elle a alors demandé à l'ANSES un avis sur la dangerosité de ce produit, qui a été rendu en novembre 2019. Conformément à cet avis, l'ANSM a ensuite demandé au ministère de classer ce médicament parmi les substances vénéneuses. Le directeur général de la santé a entériné cette décision par un arrêté, comme cela se produit tous les jours. Le seul médicament dont j'ai interdit la vente libre, en tant que ministre, c'est un sirop pour la toux à base de codéine : des jeunes en avaient mis dans des cocktails et étaient morts par surdosage. Pour le reste, la remontée d'information est le processus normal. Après la crise du Médiator, on ne peut pas reprocher au ministère de la santé de veiller à ce que les Français ne consomment pas trop de médicaments sans ordonnance. Moins on consomme de médicaments, mieux on se porte. J'ai vu des théories complotistes circuler sur cet arrêté, mais il est pris le 12 janvier. À cette date, on compte cinquante cas en Chine, et un mort…
Vous m'interrogez sur l'IHU de Marseille et REACTing. Mon mari a créé le comité REACTing à la suite de la crise d'Ebola en 2014. Il s'agissait de mobiliser les équipes de recherche pour travailler sur ce nouveau virus et coordonner les recherches sur les maladies émergentes. En tant que président de l'INSERM, mon mari a créé ce comité, qui a un rôle fonctionnel de coordination : lorsqu'une épidémie survient, l'Institut Pasteur, le CNRS, les universités se mettent autour de la table et voient comment ils peuvent travailler de la manière la plus efficiente. Mon mari a quitté l'INSERM en 2018 et le comité REACTing est maintenant présidé par le professeur Yazdan Yazdanpanah. C'est la structure de recherche que Frédérique Vidal et moi-même convoquons le 6 ou le 7 février : nous leur demandons un plan pour répondre à l'émergence de ce nouveau virus. C'est à eux de nous présenter un plan de recherche.
Je n'ai aucun souvenir de l'inauguration de l'IHU de Marseille, ni d'aucun IHU, quand j'étais ministre. Tout ce que je peux dire, c'est que l'IHU de Marseille a fait l'objet d'un financement hors norme : il a été le plus financé de tous les IHU français. Avec Frédérique Vidal, nous avons renouvelé les financements des IHU, dont celui de Marseille, en 2019 pour plus de 70 millions d'euros. Il n'y a pas de traitement particulier ni de contournement de l'IHU de Marseille.
M. le député Julien Aubert me demande s'il y a des conflits d'intérêts entre REACTing et Gilead. REACTing est un comité activé par le ministre en cas de virus émergent. Des personnes morales y sont représentées, et non des personnes physiques ayant des conflits d'intérêts. Cette organisation fonctionnelle met autour de la table toutes les structures de recherche françaises – le CNRS, l'INSERM, l'Institut Pasteur, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), etc. – afin qu'elles se répartissent la tâche, proposent un plan d'action de recherche efficace et rapide et activent telle ou telle équipe selon le type d'épidémie.
Ne pensez-vous pas que le traitement de l'urgence épidémiologique devrait être confié à une agence dédiée ? Par ailleurs, pour la bonne information de M. Door, le financement de Santé publique France figure dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 ; auparavant, ces crédits étaient inscrits sur la mission « Santé » du projet de loi de finances au titre de la politique de prévention.
Le stock de masques est passé de 714 millions en 2017 à 117 millions début 2020, un grand nombre ayant été détruit à la suite d'un audit. Nous avons reçu M. Vallet, qui a affirmé que certains masques n'avaient pas été détruits : ils ont été expertisés par la direction générale de l'armement (DGA) et l'Agence nationale de sécurité du médicament, lesquelles ont conclu que ces masques étaient utilisables. Cela remet en question l'idée que le stock de 616 millions était aussi dégradé que cela a pu être suggéré.
Le changement de doctrine en 2011 porte davantage sur l'aspect qualitatif que quantitatif, l'acquisition de masques FFP2 étant désormais confiée aux établissements de santé, tandis que les masques chirurgicaux devaient être gérés par l'État. Un rapport d'experts de Santé publique France en 2019 constate que notre besoin n'a changé en rien : il est toujours d'un milliard de masques. Des injonctions aux établissements de santé ont-elles été faites en ce sens ? Qui avait la charge de contrôler les acquisitions de masques ? Ces masques étaient-ils toujours un enjeu de santé publique, sachant que nous n'avions que 110 millions de masques alors que le besoin identifié était d'un milliard, sans que jamais personne ne tire la sonnette d'alarme ?
Je souhaite revenir sur l'organisation de la santé en France, tant du point de vue de la gouvernance, avec les comités et agences satellites du ministère et de la direction générale de la santé, que de sa déclinaison sur les territoires avec travers les ARS. Le manque de coordination sur certains sujets et l'inégalité du traitement des territoires selon les ARS témoignent d'un vrai problème d'efficacité. La France compte dix personnels administratifs pour dix personnels soignants, alors que les autres pays en comptent entre deux et demi et quatre : compte tenu du temps que vous avez passé dans ce ministère, vous avez la capacité de mesurer cela. Nous ne sommes pas là pour mettre des têtes sur des piques, mais pour corriger ce qui ne fonctionne pas. Or les Français ne peuvent pas entendre que l'on ait détruit 500 millions de masques parce qu'ils étaient périmés : dans une entreprise, un logisticien qui laisserait périmer et détruirait 600 millions de produits commettrait une faute grave, réelle et sérieuse ! Dans le Lot, il a été livré des masques périmés : tout cela n'est pas acceptable pour une organisation telle que le ministère de la santé.
Concernant la question d'une agence dédiée aux crises sanitaires, mon sentiment est que si l'on veut plus de réactivité et plus de responsabilité, il faut une agence dédiée aux crises en général, rassemblant l'ensemble des compétences. Ce que j'ai vu dans le ministère montre que les crises sont le plus souvent intriquées et complexes : le levier sanitaire ne suffit pas. C'est probablement un des grands retours d'expérience de cette crise.
Concernant les masques, il y en avait bien 714 millions en 2017. Le directeur général de la santé a demandé en avril 2017 que l'on contrôle la qualité de tous les produits stockés par l'agence, et pas seulement les masques. La réponse est parvenue à Santé publique France en octobre 2018 – je rappelle que tout cela n'est pas à mon niveau de connaissance : je reconstitue l'histoire sur la base des archives et des auditions de la mission d'information. On nous dit que les stocks de masques sont périmés. Ce que je comprends a posteriori, c'est que certains sont vraiment moisis, abîmés par des rongeurs, tandis que d'autres sont périmés par rapport à une norme de 2014. Santé publique France a demandé à l'établissement belge chargé d'évaluer la filtration des masques et leur qualité si ces masques étaient utilisables pour les soignants ou pour des malades au regard de cette norme : la réponse est non car ils ne filtrent plus correctement. Une décision de destruction est donc prise – cela fait partie de la gestion habituelle des stocks – mais on s'aperçoit que tout n'a pas été détruit. Dès lors, une nouvelle question est posée sur les masques restants : sont-ils suffisamment filtrants pour être distribués, non pas à des malades ou à des soignants, mais à la population générale ? La réponse étant positive, les masques sont de nouveau mis en circulation.
Sincèrement, si la question m'avait été posée en 2018, je ne pense pas que j'aurais pris le risque à la fois sanitaire et politique de décider de mettre en circulation des masques dont une agence de certification dit qu'ils ne sont pas bons. Il faut se mettre à la place d'une ministre, qui plus est médecin : c'est une décision politique lourde. La question de savoir si l'on pouvait tout de même les utiliser pour la population générale n'a pas été posée en 2018, ce qui était normal car les recommandations internationales, en mars 2020 encore, soit après mon départ, étaient de donner les masques aux malades et aux soignants. On ne se pose cette question que lorsque l'épidémie arrive et que l'on se rappelle que les masques font partie des gestes barrières en population générale. Le glissement dans la perception que nous en avons est intervenu par la suite mais on gère une crise en fonction de l'état des connaissances et de la sensibilité d'une population au port du masque. C'est vraiment une question qui doit se poser pour l'avenir.
Les ARS ont été exemplaires dans la gestion de la crise sanitaire. Quand j'étais ministre, j'ai vu leur mobilisation : elles ont travaillé nuit et jour pour recevoir 500 personnes rapatriées de Wuhan, elles ont préparé en l'espace de quarante-huit heures des centres de vacances avec la Croix rouge et la réserve sanitaire pour placer 450 personnes en quarantaine. Il y avait, dans ces centres, des dizaines et des dizaines de personnes pour gérer les rapatriés, avec des masques, avec des gants. Il a fallu concevoir des circuits d'alimentation pour éviter les contaminations. Vous n'imaginez pas la complexité de l'organisation à Carry-le-Rouet ! De même, lorsque nous avons appris qu'un touriste anglais malade se trouvait dans un chalet aux Contamines-Montjoie, il a fallu contacter les résidents de ce chalet, les mettre en quarantaine, les tester, les envoyer dans trois hôpitaux parce qu'ils étaient positifs. On s'est aperçu que l'un d'entre eux était un enfant qui s'était rendu dans trois écoles : il a fallu tester 200 enfants contacts dans la journée, avec des files dédiées à la prise en charge de ces familles potentiellement contaminées et contaminantes. On leur a demandé à toutes de se mettre en quarantaine, on les a appelées tous les jours – il faut savoir ce que c'est que la gestion d'un cluster ! Je ne jetterai donc pas la pierre aux ARS.
Il y a sûrement des améliorations à apporter : parfois le lien avec les collectivités locales ou les préfets ne fonctionne pas bien, mais les ARS ont énormément travaillé pendant cette crise, nuit et jour ! Je suis partie avant la circulation du virus mais ce que j'ai pu voir quand j'étais ministre, à Carry-le-Rouet et aux Contamines-Montjoie, toutes ces nuits passées à contacter les gens, à rassurer les familles, à organiser, à travailler avec des gens potentiellement contaminés et contagieux, c'était remarquable. Du reste, il n'y a eu aucun cas secondaire à partir de ces clusters.
Trouvez-vous normal qu'entre octobre 2018 et janvier 2020, autrement dit en quinze mois, vous n'ayez pas été informée du fait que l'état des stocks ne permettait plus de protéger les Français ?
Quand vous êtes partie, connaissiez-vous l'état des stocks d'anesthésiques comme le propofol ? Quelle durée permettent-ils de couvrir en période normale ? Y avait-il eu un stress test pour savoir s'il fallait augmenter les quantités pour les services de réanimation ?
J'ai été un peu chagrinée de vous entendre dire que les parlementaires n'avaient commencé à se poser des questions sur les pénuries de médicaments qu'à partir du 24 janvier 2020. Il se trouve que je vous ai écrit le 13 décembre 2017 à ce sujet et que vous ne m'avez pas répondu. Vous ne l'avez pas plus fait quand je vous ai réécrit en 2018. J'ai donc dû interroger le Premier ministre lors des questions au Gouvernement le 19 juin 2019. Et c'est en juillet 2019 que vous avez lancé un plan contre les pénuries de médicaments.
En prenant ses nouvelles fonctions ministérielles, Olivier Véran a déclaré qu'il n'y aurait pas de période de chauffe. Comment s'est opéré le passage de relais ?
C'est la première fois depuis le début de nos auditions que nous parvenons à avoir une chronologie exacte. Quand on n'a rien à se reprocher, on est toujours clair dans ses explications et vous l'avez été, madame la ministre.
A posteriori, on se focalise beaucoup sur la problématique des masques. Il est important toutefois de rappeler quelles étaient les recommandations internationales au moment où vous étiez ministre.
On peut à bon droit s'interroger sur la réactivité de Santé publique France : il lui aura fallu dix-huit mois pour traiter la question des stocks, alors que sa mission est précisément de les gérer et de les surveiller. En septembre 2018, il était préconisé de disposer d'1 milliard de masques en cas d'atteinte de 30 % de la population – soit deux fois plus que pour la grippe – et en octobre, le constat était fait que 650 millions de masques étaient totalement inutilisables, tout comme des tenues de protection ou des comprimés d'iode. Cela pousse à s'interroger sur le fonctionnement des autres agences et cela montre la nécessité de créer une cellule de crise. M. Bourdillon vous a-t-il fait part d'interrogations sur les équipements de protection et plus particulièrement sur les masques ?
Une question m'a été posée pour savoir si j'avais appelé M. Didier Houssin. L'interlocuteur d'un ministre, c'est le directeur général de l'OMS. C'est le directeur général de la santé qui est en lien régulier avec les services techniques de l'OMS. Chacun a son niveau de contacts.
Sur les questions des parlementaires, je me suis mal exprimée. Je parlais de celles portant sur les pénuries de médicaments provoquées par la fermeture des usines en Chine. Je ne dis pas que vous ne m'avez pas alertée avant sur la pénurie globale de médicaments.
Un ministre ne connaît pas l'état des stocks de milliers de produits de santé dont notre système de santé a besoin. C'est refaire l'histoire que de s'imaginer qu'il peut savoir quel sera le nombre d'ampoules de propofol en France dans douze mois. Un jour nous aurons peut-être besoin de tel antibiotique contre une bactérie multirésistante. Ce qui compte, c'est d'avoir l'information rapidement et de pouvoir passer commande. Or, lorsque nous lançons des commandes, le 30 janvier, le 7 février, il n'y a plus moyen d'obtenir les produits. Le trafic aérien est arrêté, l'acheminement par bateau prend un mois. Nous sommes face à une situation inédite qui nous montre que nous n'avons pas pris la mesure de la centralisation de la production en Chine, qu'il s'agisse des produits finis ou des matières premières. C'est ce qui nous a piégés pour les surblouses dont nous avons découvert que la matière première était produite à Wuhan. Si nous avions pu obtenir les produits commandés en temps réel, nous n'aurions pas été dans la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Je veux bien qu'on me dise que je n'ai pas anticipé, mais il faut aussi prendre en compte le commerce mondial et la géographie des centres de production. Notre malchance a été que l'épidémie soit partie de Chine. Si le foyer avait été situé en Thaïlande, le problème n'aurait pas été le même. Tous les pays du monde ont été compétition. Des batailles ont eu lieu sur les tarmacs des aéroports. Des collègues médecins dans d'autres pays m'ont dit avoir subi aussi des pénuries. Moi-même, à l'hôpital Percy, j'ai senti des tensions sur les surblouses et les masques FFP2. Nous avons anticipé et lancé des commandes très tôt mais les frontières chinoises étaient déjà fermées.
Quant à Olivier Véran, il était évident que ce serait lui qui me succéderait. Il avait déjà été pressenti comme ministre en 2017. Il était rapporteur général du projet de loi de financement de la sécurité sociale, rapporteur d'une partie du projet de loi sur la bioéthique et du projet de loi organique sur les retraites. Il était déjà familier de tous les dossiers et connaissait le ministère comme sa poche. Je l'avais tout le temps au téléphone. La passation de pouvoir a donc été très simple. Je n'ai eu à lui dire que quelques mots : que tout était mis en tension pour lutter contre cette épidémie qui allait probablement gagner l'Europe, que des commandes avaient été passées. Ce qui ne concernait pas l'épidémie, nous n'avons pas eu à l'évoquer.
Il y a eu un transfert du financement de Santé publique France du budget de l'Etat vers celui de la sécurité sociale. Est-ce que cela ne prive pas l'État, en l'occurrence le ministère de la santé, d'un outil de contrôle et de pilotage ? Pilotage qui a fait cruellement défaut puisque vous nous avez dit qu'à aucun moment, vous n'avez été informée de la baisse dramatique de tous les stocks, notamment de masques.
Vous dites n'avoir pas eu connaissance de l'état des stocks, j'en conviens compte tenu de la multitude des produits concernés. Qui les connaissait vraiment ? Qui peut être tenu pour responsable du non-renouvellement ? Est-ce le directeur général de la santé ? Est-ce Santé publique France ? Pourquoi cette mission n'a-t-elle pas été assurée ? Vous avez déclaré avoir commandé « très tôt » les équipements essentiels de protection, je dirais plutôt très tard. Si l'anticipation avait été correcte, nous aurions été dotés des stocks nécessaires pour faire faire face à n'importe quelle crise.
Le ministère de la santé et certains établissements de santé ont pris l'habitude de mobiliser des cabinets privés d'audit et de consulting qui sont intervenus sur des opérations de restructuration d'hôpitaux visant à diminuer les coûts et les effectifs. De façon plus étonnante, ils ont également été mobilisés dans la gestion de la crise, notamment pour constituer la task force chargée de faire monter en puissance le nombre de tests réalisés. Est-ce vous qui leur avez passé commande et, le cas échéant, dans quel cadre de commande publique ? Sur le fond, vous semble-t-il pertinent que l'État, sauf à être totalement démuni dans sa vision stratégique, ait recours à de tels cabinets ?
Je ne suis pas au courant de ce recours à un cabinet d'audit, et je pense que cela a dû se faire après mon départ. Je n'ai personnellement pas actionné ce levier.
Vous regrettez que nous n'ayons pas anticipé les commandes des 30 janvier et 7 février. Mais nous devons plutôt faire collectivement un retour d'expérience : je ne vois pas pourquoi j'aurais anticipé une commande de masques FFP2 alors que cela ne relevait plus des stocks stratégiques.
Je n'ai pas commandé de masques grand public. J'ai créé un stock d'État de masques FFP2 qui n'existait pas. À ce moment-là, une commande de masques chirurgicaux était déjà en cours et devait être livrée fin février. J'ai donc commandé un produit qui n'était pas de la responsabilité de l'État, et je l'ai fait en anticipant pour protéger les soignants. J'ai passé une première commande le 30 janvier ; le 2 février, j'ai acté qu'il fallait un stock stratégique d'État pour les masques FFP2, ce qui ne correspondait pas à la doctrine en vigueur puisqu'en 2011, il avait été décidé que ces masques n'étaient plus à la charge de l'État. Une autre commande a suivi le 7 février.
Le 26 septembre 2018, Santé publique France avait pourtant affirmé la nécessité de disposer d'un milliard de masques chirurgicaux. Or les stocks se sont amenuisés jusqu'à ce que nous n'en ayons plus que 100 millions environ au 1er janvier 2020. Nous étions alors totalement démunis, sachant qu'en cas de crise, il en faut 500 millions par semaine ; 100 millions de masques représentent à peine une journée d'utilisation. Si ce n'est pas vous, puisque vous nous dites que vous n'avez pas eu connaissance de la lettre de 2018, qui avait cette responsabilité ? Y a-t-il eu une défaillance, une erreur d'appréciation et d'évaluation ? Est-ce que la doctrine a changé sans que vous en ayez été informée ? Il serait alors étonnant que le ministre n'ait pas participé à l'élaboration d'une nouvelle doctrine.
Sur les FFP2, j'entends votre position, mais la commande ne porte que sur 1,1 million de masques, alors que les besoins s'élèvent à 40 millions par semaine. Vous pouvez dire qu'il en est de la responsabilité de chaque établissement, mais 1 million de masques ne représentent que quelques heures à peine d'utilisation pour l'ensemble des soignants du pays.
Je déclare qu'il faut un stock d'État stratégique pour les FFP2, je le crée et je fais passer commande, mais je demande aussi le 25 janvier que l'on fasse remonter les besoins des établissements par les ARS. Cette commande de 1 million de masques n'est pas censée répondre aux besoins ; ce n'est pas moi qui ai fixé ce chiffre, c'est une première commande temporaire, réalisée en attendant les remontées de terrain, sachant qu'en théorie, selon la doctrine de 2011, le fait de s'équiper est à la charge des établissements et des professionnels. C'est après avoir reçu les remontées des ARS quant aux stocks présents dans les établissements que nous faisons partir la deuxième commande, qui est beaucoup plus importante. En tant que ministre, ma préoccupation ne porte pas que sur les masques, mais sur tout un ensemble d'équipements. Quand je demande le 25 janvier que les établissements se préparent, je demande non seulement des masques mais aussi des respirateurs, des lits de réanimation, du matériel de respiration extra-corporelle.
Je n'ai pas le souvenir d'avoir personnellement commandé des respirateurs. J'ai demandé que l'on dresse l'état des lieux de ce qui existait, pour savoir combien on en avait et s'il fallait en commander à nouveau.
Il n'y a pas de chiffres dans la note de la DGS que j'ai retrouvée ; je ne peux donc pas vous répondre. Mais la demande de remontée d'information que j'ai faite le 25 janvier portait aussi sur les respirateurs.
En tant que ministre, je ne connais pas le niveau des stocks ; le DGS, lui, le connaît. Le problème ne tient pas tant à la quantité de stocks qu'au fait que le DGS découvre que ceux-ci sont périmés, alors qu'il pensait disposer de 600 millions de masques.
Quelqu'un est chargé de connaître les stocks, et Santé publique France doit faire remonter annuellement leur état. Le DGS dispose donc de cette information.
Oui, l'état des stocks fait partie des informations qui circulent entre Santé publique France et la DGS. Ce qui est inattendu, ce n'est pas la quantité ; c'est le fait que Santé publique France, qui est censé avoir un rôle d'établissement pharmaceutique, gère un stock qui se périme brutalement.
Le pilotage de Santé publique France n'a pas été modifié par le transfert de son financement à l'assurance maladie ; de nombreuses agences sont désormais financées de cette manière, et cela ne change rien à leur pilotage. Il ne s'agit que d'un tuyau budgétaire. C'est toujours la DGS qui siège au conseil d'administration de Santé publique France et, à mon niveau, je n'ai jamais reçu d'alerte spécifique de l'agence à propos des stocks, ni à mon arrivée au ministère, ni après. La question des masques devient une préoccupation au ministère le 22 janvier, lorsque l'OMS déclare que la transmission interhumaine est établie, que je décide de nous préparer à une épidémie, et que je lance la démarche.
Rétroactivement, regrettez-vous que le directeur général de la santé ne vous ait pas informée des éléments qu'il avait à sa connaissance sur cette pénurie ?
Les besoins évalués dans le rapport Stahl de mai 2019 le sont dans l'hypothèse d'une pandémie grippale dans laquelle il y aurait 20 millions de personnes atteintes en même temps de la grippe. On peut regretter de ne pas avoir 1 milliard de masques en stock au cas où une telle pandémie surviendrait, mais selon le rapport, ces masques sont faits pour être donnés aux malades, avec une boîte pour leur famille : s'il y a 20 millions de malades, il faut qu'il y ait une boîte de masques dans 20 millions de foyers français.
Or, étant donné sa mortalité, il n'a été à aucun moment envisageable de penser que le coronavirus pourrait atteindre 20 millions de Français. Ce serait démentiel ; je rappelle que pour 10 millions de cas dans le monde, 500 000 personnes sont mortes. C'est un autre type de virus. Personne ne peut imaginer que nous laissions évoluer une épidémie jusqu'à ce qu'elle touche 20 millions de personnes en France, et c'est pour cela que le confinement est la seule méthode. Le problème de ce virus, c'est qu'il se diffuse à la fois par des gouttelettes orales et par les mains. Le port du masque fait partie des gestes barrières tout autant que les solutions hydroalcooliques, mais surtout la distanciation physique et le fait de ne pas toucher les mêmes objets.
Quant à savoir si je regrette de ne pas avoir été informée de la pénurie de masques, je ne sais pas quelle aurait été ma réaction si cette information m'avait été transmise. Je ne veux pas refaire l'histoire a posteriori.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19
Réunion du mardi 30 juin 2020 à 17 heures
Présents. - M. Damien Abad, Mme Sophie Auconie, M. Julien Borowczyk, Mme Brigitte Bourguignon, M. Éric Ciotti, M. Pierre Dharréville, M. Jean-Pierre Door, Mme Françoise Dumas, Mme Caroline Fiat, M. Jean-Jacques Gaultier, Mme Anne Genetet, Mme Valérie Gomez-Bassac, M. Guillaume Gouffier-Cha, M. David Habib, Mme Monique Iborra, M. François Jolivet, M. Roland Lescure, M. Patrick Mignola, M. Bertrand Pancher, Mme Michèle Peyron, M. Jean-Pierre Pont, M. Bruno Questel, M. Joachim Son-Forget, M. Jean Terlier, M. Boris Vallaud
Assistaient également à la réunion. - Mme Josiane Corneloup, M. Nicolas Démoulin, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Guillaume Larrivé, Mme Valérie Rabault, M. Philippe Vigier