Il est faux de dire que mon intuition n'a pas été suivie d'effets. L'action menée par le ministère de la santé depuis le 10 janvier est sans commune mesure avec ce que j'ai vu dans les autres pays et témoigne de notre anticipation. Cette intuition s'est traduite par un travail quotidien avec le DGS : à partir du 10 janvier, il m'a envoyé tous les matins à huit heures, parfois même à sept heures, un point complet de la situation. À partir de cette date, j'ai parlé avec lui tous les jours, soit en personne dans mon bureau, soit par texto ou par mail : nous avons travaillé main dans la main. De même, dès que j'ai alerté le Premier ministre sur les premiers cas français et que je lui ai dit qu'il fallait mettre en tension le système de santé français, une première réunion de ministres a été décidée à Matignon, le dimanche.
Le DGS partageait totalement mon intuition. Je pourrais vous lire la totalité des décisions que nous avons prises, jour après jour, mais on m'a dit que cela ne se fait pas de prendre la parole pendant trois quarts d'heure dans une commission d'enquête. Chaque jour, nous avons pris des décisions, qui étaient toutes en avance sur les déclarations de l'OMS et de l'ECDC et sur les décisions internationales. En aucun cas je ne peux laisser dire que le ministère de la santé a été lent.
S'agissant des commandes, elles viennent à l'esprit quand on comprend qu'il y a un risque épidémique, c'est-à-dire lorsqu'on découvre qu'il y a une transmission interhumaine. Tant que l'épidémie est liée à un réservoir animal, elle semble circonscrite à Wuhan. On comprend qu'il se passe quelque chose de grave entre le 22 et le 24 janvier. Le 22 janvier, on découvre la transmission interhumaine. Le 23, les autorités chinoises mettent la ville de Wuhan sous cloche : tout le monde est placé en quarantaine, ce qui est très bizarre, compte tenu du petit nombre de cas affichés. Le 24, nous avons les trois premiers cas français, des cas importés. Et, le même jour, nous apprenons que les autorités chinoises vont construire un hôpital de 1 000 lits à Wuhan. Cette information ne colle pas avec les cinquante cas officiellement recensés.
Cette discordance, nous la percevons quand nous analysons le premier cas français, celui d'un monsieur hospitalisé à Bordeaux. Ce marchand de vin qui revenait de Shanghai était passé à Wuhan autour du 13 janvier pour une négociation, mais il ne s'était pas rendu au marché aux poissons. À l'époque, on dénombrait moins de cinquante cas à Wuhan, pour 12 millions d'habitants. Il nous a paru étonnant que cet homme, qui avait passé deux jours seulement dans une ville de 12 millions d'habitants où on dénombrait cinquante cas de pneumonie, ait attrapé cette maladie, alors même qu'il ne s'était pas rendu sur le marché où elle était née. À ce moment-là, mon inquiétude est montée d'un cran. Le lendemain, le 25 janvier, j'ai compris que le discours des autorités chinoises n'était pas cohérent et j'ai mis en branle tout le système sanitaire français, de la manière que je vous ai déjà exposée : commande de protocoles, remontée de terrain sur le nombre de respirateurs, de lits de réanimation, d'ECMO ( extracorporeal membrane oxygenation ), demande de scénarios de dangerosité à Santé publique France et réunion chez le Premier ministre le jour même. Vous ne pouvez pas dire que je n'ai pas anticipé, et je ne laisserai pas dire que les services n'ont pas anticipé.
Ce qu'a fait le directeur général de la santé depuis le 10 janvier est incommensurable. Des alertes ont été adressées aux professionnels de santé dès le 10 janvier, et pas seulement aux ARS : les professionnels libéraux ont été alertés le 14 janvier. Nous avons mis le système de soins en tension et il a tenu. Je tiens d'ailleurs à remercier les soignants, mais aussi le centre de crise, car ce n'est pas rien de doubler le nombre de lits de réanimation dans un pays comme le nôtre en l'espace de quelques jours. Vous me dites que les commandes ont tardé mais j'ai agi très tôt, avant l'alerte internationale, en me fondant sur ma seule intuition. À cette époque, l'OMS avait refusé de décréter l'USPPI. Toutes les décisions que j'ai prises, je les ai prises trois semaines avant le risk assessment de l'ECDC. Au moment où je fais la première commande, je ne sais pas encore si les hôpitaux ont bien pris en compte la doctrine de 2011.
Aujourd'hui, tout le monde se focalise sur les masques, et je le comprends, parce que c'est ce qui nous a manqué à un moment donné. Mais, au cours de la phase de préparation, j'ai tout préparé en même temps. Le 6 février, nous recevons la note des ARS sur les besoins des hôpitaux. Le 7 février, nous donnons notre accord à la DGS pour commander des masques, des lunettes, des gants, des surchaussures, des charlottes et du gel hydroalcoolique ; nous donnons notre accord pour créer un stock d'État de masques FFP2 ; nous donnons notre accord pour que des kits soient distribués aux médecins, aux infirmiers et aux pharmaciens libéraux ; nous donnons notre accord pour délivrer un stock d'amorce d'un mois aux établissements de santé, aux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et aux professionnels libéraux, alors que la doctrine prévoit que chaque établissement, chaque professionnel, soit responsable de son équipement. Nous donnons cet accord le 7 février, alors que la pandémie ne sera déclarée que le 11 mars, cinq semaines après. Vous ne pouvez pas dire que nous n'avons pas été réactifs.