L'international m'a énormément occupé. Dès le 21 janvier se pose la question de l'entrée des personnes arrivant de Chine sur le territoire, et donc celle de l'espace Schengen. Nous sommes alors en relation constante avec le ministère des affaires étrangères (MAE) pour savoir ce que font les différents pays en matière de contrôle aux frontières et d'arrêt des vols, et pour déterminer si les personnes rentrant de Chine doivent être mises en quarantaine.
Une difficulté particulière se présente alors, liée au fait que l'espace Schengen ne correspond pas à celui de l'Union européenne. En outre, le 31 janvier, nous devons gérer le Brexit ; du jour au lendemain, nous nous retrouvons sans nos partenaires britanniques dans les discussions au niveau européen, alors que j'étais jusqu'alors en lien étroit avec mon homologue Matthew Hancock. Le Brexit a donc compliqué les choses, pour nous mais aussi pour l'Allemagne, pays avec lequel nous étions aussi beaucoup en contact via Jens Spahn, le ministre allemand de la santé.
La définition des cas, très importante pour repérer les malades – dans la phase 1, il fallait absolument repérer tout cas importé pour éviter la diffusion de l'épidémie ou du moins ralentir son entrée sur le territoire –, a été un autre point sur lequel la direction générale de la santé a dû fortement batailler à l'international. La définition de l'ECDC nous a semblé un peu trop restrictive. Il a donc fallu faire comprendre qu'elle devait évoluer avec l'avancée de l'épidémie : à un moment donné, nous avons considéré qu'elle ne pouvait se réduire aux gens qui revenaient de Wuhan, alors que l'épidémie s'étendait déjà à toute la province du Hubei, puis, plus tard, qu'elle devait englober toute la Chine. La prise en compte de Singapour, où des clusters se sont très vite déclarés, ou de Taïwan, a également posé problème. En France, la définition des cas avait été plus large et plus précoce que celle de l'ECDC.
Il en est de même s'agissant des symptômes. Les personnes ciblées étaient celles qui revenaient en France depuis Wuhan avec un syndrome grippal. Or le cas du touriste chinois de 80 ans pris en charge à Bichat a montré que cette définition était trop restrictive, car il était arrivé aux urgences avec de la diarrhée. Nous avons constaté que la maladie ne s'exprimait pas uniquement par de la fièvre et des difficultés respiratoires, et que d'autres symptômes pouvaient exister.
Nous avons dû mener une troisième bataille consistant à harmoniser les décisions européennes, et en particulier à obtenir la tenue d'un Conseil des ministres européens. J'ai fini par l'obtenir, mais avec un décalage important par rapport au moment où j'en avais fait la demande.
Le 24 janvier, la commissaire européenne à la santé me dit qu'elle ne peut pas convoquer le Conseil des ministres européens car cela ne relève pas de sa compétence ; j'appelle donc le ministre de la santé croate – la Croatie préside le Conseil au premier semestre 2020 – qui me promet une réunion du Conseil dans la semaine du 26 au 31 janvier qui n'arrive pas. Je comprends par le MAE que la plupart des pays n'y sont pas favorables, parce qu'ils ne voient pas le problème. Le 31 janvier, j'écris un courrier au ministre croate en exigeant une réunion du Conseil, qui n'a toujours pas eu lieu. Ce courrier part au moment où je vais accueillir les Français rapatriés à Carry-le-Rouet ; dans l'avion qui m'y mène, je demande à mon cabinet de rédiger la lettre que je signe l'après-midi pour qu'elle parte directement, parce que je n'ai pas compris que le Conseil ne se soit pas tenu cette semaine-là. Entre-temps, les pourparlers démarrent à Bruxelles ; c'est le MAE qui s'en charge pour essayer d'obtenir cette réunion du Conseil, contre l'avis de la plupart des États qui n'en comprennent pas l'intérêt. Enfin, avec Jens Spahn, mon homologue allemand avec qui je suis en relation permanente et qui s'est rendu au ministère, nous actons le 4 février la tenue d'un Conseil des ministres européens au cours d'une conférence de presse commune. Ma première demande date donc du 24 janvier, mon courrier de relance du 31 janvier, et nous l'exigeons de manière bilatérale le 4 février ; il a finalement lieu le 12 février. Telle est la bataille que j'ai menée.
Il faut faire un retour d'expérience au niveau international. Lors de la réunion du 12 février, j'ai le sentiment que tout le monde ne partage pas mon inquiétude. D'ailleurs, cette réunion, qui porte essentiellement sur le risque de pénurie de médicaments, conclut qu'il faut faire des achats groupés d'équipements. C'est sur ce sujet que se concentre l'inquiétude. Les premières questions des députés au Gouvernement sur le coronavirus et cette épidémie datent du 28 janvier ; elles portent sur le rapatriement des Français. Il faut attendre le 11 février pour que nous soyons interrogés sur les pénuries de médicaments. Voilà où en était alors le niveau d'alerte général.
Enfin, les décisions de l'OMS, que nous sommes obligés de prendre en compte, n'ont pas correspondu à ma perception du niveau de risque. Je n'ai pas compris pourquoi l'urgence de santé publique de portée internationale, déclarée le 30 janvier, ne l'avait pas été dès le 22 ou le 23, à tel point que j'ai appelé le docteur Tedros pour qu'il m'explique les raisons de ce choix. J'ai d'ailleurs été en contact avec lui à plusieurs reprises.