J'ai la double qualité de médecin et de sapeur-pompier. Et parfois, dans le microcosme de la médecine d'urgence, s'exprimer en qualité de médecin, urgentiste qui plus est, est quelque chose de périlleux lorsqu'on porte l'uniforme bleu.
On doit pouvoir débattre et sortir de la pensée unique sans pour cela être accusé de vouloir déclencher une guerre. Nous souffrons, d'une manière générale, d'être systématiquement renvoyés dos à dos avec nos contradicteurs dès lors que nous exprimons une divergence – quand je dis « nous », je fais référence à la Fédération nationale des sapeurs‑pompiers de France, et j'indique au passage que je m'exprime devant vous en ma seule qualité de représentant de notre fédération. Ceux qui défendent la doctrine actuelle en matière de médecine d'urgence en France sont exactement les mêmes que ceux dont je lisais les articles dans les années 1980, lorsque j'étais étudiant en médecine. La politique de la médecine d'urgence, formalisée dans la loi du 6 janvier 1986 et conçue dès la fin des années 1960, n'a pas varié. Je voulais d'abord dresser ce constat : il est impossible de débattre sans être renvoyé dos à dos avec nos contradicteurs. Cela stérilise la construction intellectuelle qui doit présider à notre organisation.
J'ai lu un certain nombre de réactions – dont, pour une part, j'ai été la cible –, car la communauté médicale s'est émue de ce qui avait été relaté dans la presse, dont notre président vient de vous indiquer les limites. Je tiens donc à préciser, au nom des sapeurs-pompiers, qu'aucun d'entre eux n'a mis en doute le dévouement et le professionnalisme de nos collègues acteurs hospitaliers, notamment ceux des SAMU, ou des médecins libéraux. Cela ne veut pas dire toutefois que tout va bien et que nous devons continuer à suivre un modèle qui date d'une quarantaine d'années et qui est obsolète. Cette crise, comme c'est le cas en général avec les crises, a révélé les forces et les faiblesses de notre système.
S'agissant des numéros d'urgence, nous disons qu'on ne peut pas mettre dans la même file d'attente les appels pour un arrêt cardiaque et ceux pour une grippe. Cela signifie que nous adhérons au principe d'une plus-value médicale, désignée comme une « régulation médicale », pour analyser des situations dans lesquelles nos compatriotes se tournent vers le service de santé en lui demandant ce qu'ils doivent faire. Nous ne repoussons pas la science, nous ne repoussons pas la médecine par principe ; nous disons que, pour notre part, nous sommes chargés d'autre chose : notre rôle est de porter secours, en réponse à une sollicitation, le plus souvent téléphonique – elle passera bientôt par d'autres médias. Sur la base de ce constat, on en arrive assez rapidement à la question des numéros d'appel. Derrière cette question, il n'y a pas seulement une guerre de clochers ni même une guerre des chefs, alors que tout le monde s'entendrait bien sur le terrain – ce qui est le cas, du reste : dans l'écrasante majorité des cas, les choses se passent bien. Moi aussi je suis sur le terrain – avec un uniforme bleu, et non pas blanc – et puis donc en témoigner : cela fonctionne. Mais le principe et l'organisation qui en découle doivent évoluer. On doit sortir d'une pensée unique. Le fait est qu'il n'existe pas, dans le paysage de la médecine d'urgence en France, une autre pensée audible. Si les services du ministre de la santé cherchent à avoir une analyse technique sur la médecine d'urgence, celle qu'ils se voient proposer émanera des mêmes acteurs qui, depuis les années 1980, défendent la vision à laquelle naturellement ils adhèrent, puisque ce sont eux qui l'ont conçue. Or, comme cela m'a été rappelé assez récemment, on est rarement à la fois le concepteur et le développeur d'un système, puis celui qui en assure la mutation.
Le système en question doit évoluer. Nous, sapeurs‑pompiers, sommes chargés de répondre aux appels au secours. Les personnes qui nous appellent peuvent avoir besoin de nous car elles se trouvent dans une situation qui ne peut pas attendre quinze ou trente secondes – c'est là pour nous le premier marqueur de l'urgence. Il y a six jours, les représentants du syndicat SAMU Urgences de France sont venus vous expliquer des principes médicaux. Nous estimons pour notre part qu'un système qui prétend donner une réponse à une situation d'urgence immédiate – je citerai notamment l'arrêt cardiaque, car c'est la pathologie la plus exigeante, et qui constitue donc un marqueur – doit être en mesure de le faire en quinze secondes si possible, et au maximum en trente secondes. C'est la Société américaine de cardiologie, qui émet des recommandations depuis des années dans ce domaine qui le dit. Un système efficient, au début de la chaîne des secours, doit donc commencer par répondre très vite – je passe sur les étapes suivantes, qui consistent à détecter l'arrêt cardiaque puis à mettre en œuvre la chaîne des secours. Voilà ce qu'un numéro d'urgence doit être en mesure de faire, et nous le disons en tant qu'attributaires du 18 – tout en sachant que nous décrochons assez souvent aussi le 112. Nous pensons que ces deux numéros doivent être associés à autre chose qu'à l'accès aux soins.
La prétention à être le « leader participatif » – c'est l'expression que j'ai entendue – et à recevoir absolument toutes les sollicitations de santé, de la plus aiguë à la moins importante, nous paraît incompatible avec l'efficacité. C'est ce que nous avons observé. Proposer une réponse médicale, c'est très bien ; avoir une expertise, c'est parfait. Mais conférer au 15 la charge globale de l'interrogation des citoyens quant à leur état de santé – est-ce qu'ils toussent, ont-ils de la fièvre, doivent-ils aller à l'hôpital ou pas ? –, faire passer ce flux, dont le volume est extraordinairement élevé, par la même porte d'entrée que celle dont l'objectif est de répondre à un arrêt cardiaque – pour ne citer que cette pathologie, mais j'aurais pu tout aussi bien donner l'exemple d'une personne ayant reçu un coup de couteau dans le thorax, de quelqu'un qui est tombé du troisième étage d'un immeuble, ou encore de la victime d'un accident grave –, c'est faire courir le risque de la saturation. Or c'est ce qui s'est passé, et c'est ce que nous avons écrit.
Il faut pouvoir débattre de tout cela, y compris en portant la contradiction, parce qu'il y va non seulement de la crise du covid-19, mais aussi, plus largement, de la santé publique dans le domaine de l'urgence et du soin non programmé. Ce n'est pas pour cela qu'il faut tomber dans l'invective. D'ailleurs, ce n'est certainement pas à des parlementaires que j'ai besoin de dire que le débat et la contradiction sont productifs.
En ce qui concerne les transferts en TGV, nous trouvons un peu étonnant qu'une communication aussi extraordinaire – un écusson spécial, destiné à être apposé sur l'épaule, a même été fabriqué pour ces opérations – soit faite autour de ce mode de transport, et ce pour la seule raison qu'il est spectaculaire et relativement novateur. C'est d'autant plus vrai que cette communication contraste singulièrement avec ce qui s'est fait par ailleurs. Nous observons aussi que, lors de ces opérations, on a soigneusement évité de montrer des sapeurs-pompiers. Pourquoi ? Parce que c'est une guerre d'image, parce qu'il faut montrer qu'on est présent, qu'on est spectaculaire, qu'on est innovant. Notre réseau a donc souligné qu'il y avait une énorme part de communication dans ces transferts. Ce n'est pas dire qu'il ne fallait pas transférer des patients. Moi-même, je ne suis pas assez qualifié, et surtout je n'ai pas assez d'informations pour savoir s'il était opportun de transférer des patients pour maintenir les capacités hospitalières de réanimation dans certains endroits, mais je présuppose que les personnes qui l'ont décidé l'ont fait en conscience. En revanche, les modalités de ces transferts, avec les enjeux d'image qui les sous-tendaient, n'étaient pas toujours le fait des personnes qui, d'un point de vue stratégique, déterminaient la nécessité de libérer des ressources hospitalières.
Nous préférerions avoir plus de communication sur les résultats des centres d'appel et les performances qu'ils affichent. En effet, j'ai entendu dire, mercredi dernier, que tout s'était très bien passé et qu'il n'y avait eu aucune attente, mais nous n'avons vu aucun chiffre. Nous préférerions que la transparence soit faite sur ce point : cela éviterait de devoir éteindre l'écran où s'affichent les délais d'attente lorsque le Président de la République vient visiter un centre d'appel.