. Les arbitrages se sont faits dans des conditions variables d'un établissement à l'autre. Ils ont dépendu, notamment, de l'état des stocks d'équipements de protection. Certains établissements ont pu utiliser ceux remontant à la grippe H1N1 – lunettes de protection, gants, masques chirurgicaux, FFP2 – même s'ils étaient périmés. Et puis il y a eu des arbitrages d'un autre type. Je ne suis ni urgentiste ni médecin réanimateur, et je ne sais pas s'il me revient de m'exprimer à ce sujet, mais dans les endroits où il y a eu énormément de cas, les professionnels ont dû sortir des conditionnelles habituelles de l'exercice de la médecine pour pratiquer une médecine de catastrophe : les besoins dépassaient ce dont nous disposions pour les couvrir et l'objectif a été de sauver un maximum de vies. Dans ces conditions, même si c'est dur à dire, il y a eu des choix à faire, pas seulement en EHPAD mais aussi dans les centres hospitaliers. Et les arbitrages ont été parfois extrêmement douloureux.
Vous demandez si les besoins d'hospitalisation peuvent être quantifiés. Qui dit quantification dit critères, et les gériatres sont les rois de l'évaluation et des scores. L'arbre décisionnel d'aide à l'hospitalisation en EHPAD est ainsi fondé sur des critères cliniques, validés par la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs. Ils reprennent ceux du score qSOFA – Quick Sequential Organ Failure Assessment – qui permettent de déterminer si un individu nécessite une prise en charge urgente, notamment une oxygénothérapie. Pour savoir si certains besoins n'ont pas été comblés, il aurait fallu calculer ce score pour tous les résidents, chose difficile à exiger en période d'urgence, surtout dans les établissements où il n'y a pas de médecins, car les infirmières coordonnatrices ne sont pas habilitées à procéder à ces évaluations.
De manière générale, il n'y a pas eu de tests pour les personnels soignants au début de l'épidémie, mais j'aimerais citer une expérience intéressante qui s'est déroulée dans un EHPAD non loin de Montpellier où il y avait des cas. Contre l'avis de l'ARS, à rebours de la doctrine d'alors, il a été décidé, avec l'aval du centre hospitalo-universitaire (CHU), de tester d'abord tous les soignants puisque le virus était importé ; une fois les porteurs asymptomatiques placés en arrêt maladie, on a testé les résidents et isolé ceux qui étaient atteints. Autrement dit, au lieu de confiner tout le monde et de tester un petit nombre, on a testé large pour confiner précis, sur le modèle coréen. Cette approche ciblée est la bonne.
S'agissant des liens entre EHPAD et hôpital, je soulignerai que beaucoup de médecins coordonnateurs et de médecins hospitaliers ont déclaré que grâce aux hotlines, ils ont pu se parler, ce qui n'était pas le cas auparavant. Les échanges se sont poursuivis, par téléphone ou visioconférence, et cela a été un enrichissement pour les uns comme pour les autres. Les hospitaliers ont découvert ce qu'était la vie des résidents en EHPAD et la complexité et l'étendue du travail des médecins traitants ou coordonnateurs. C'est l'une des raisons pour lesquels la SFGG souhaite que les hotlines perdurent.
Les équipes mobiles de gériatrie sont composées de professionnels hospitaliers qui se rendent dans les EHPAD à la demande des médecins coordonnateurs, lorsqu'il y en a, pour rendre des avis sur des prises en charge complexes, soulevant des questions cliniques, thérapeutiques et éthiques.
Les soignants ont besoin d'une aide psychologique. Nous savons dans quelles situations horribles certains ont pu se retrouver, avec des diagnostics compliqués à donner, des annonces de décès de conjoints ou de proches à faire. Je ne sais pas s'ils ont eu partout accès à une plateforme d'écoute, car beaucoup ne sont pas informés. L'accès aux soins psychiatriques est difficile pour les résidents mais aussi pour les soignants. Heureusement, les psychologues présents au sein des établissements ont pu jouer le rôle de psychothérapeutes d'équipe et faire des retours d'expérience collectifs ou individuels.
La démotivation est certaine, car les métiers du grand âge sont difficiles et mal rémunérés. Travailler avec des gens âgés renvoie, en outre, à sa propre finitude. Les EHPAD n'ont pas le même attrait que les hôpitaux, surtout les CHU et les services de neurologie, de cardiologie ou de réanimation, spécialités valorisantes à forte technicité. Or c'est dans ces établissements que devraient se trouver les gens les plus formés et les plus volontaires : rester vigilant et pertinent dans son diagnostic n'est pas des plus facile, car il y a toujours le risque de voir ses réflexes émoussés par l'habitude dans ces lieux de vie.