Non seulement il faudrait une ligne téléphonique, mais il faudrait aussi des lits en gériatrie, que ce soit pour hospitaliser des cas de covid ou des insuffisances cardiaques graves.
S'il n'y a pas eu de retours aux ARS, c'est d'abord parce que rien ne nous a été demandé – cela tombait bien parce que nous n'avions pas le temps de le faire au début. Mais après un temps, ça a été le silence radio. Heureusement, nous sommes connectés à la cellule de crise de la DGCS qui nous a fourni toutes les informations. Les remontées d'informations ont été compliquées à mettre en place, et je suppose que les ARS ont été submergées comme nous.
Sur le terrain, il nous a été facile de nous mettre en réseaux en créant des groupes Whatsapp, mais je ne crois pas que des médecins des ARS en aient fait partie. Je pense qu'il n'y avait pas suffisamment de médecins pour gérer la situation au sein des ARS. Je sais qu'en Alsace, le directeur général rencontrait régulièrement les représentants des EHPAD. Il est dommage que cette pratique ne se soit pas généralisée à tous les domaines et qu'il n'y ait pas eu de véritable remontée de terrain – hormis les deux millions de questionnaires qu'il fallait remplir alors que nous étions en train de gérer la pénurie. Vu le nombre d'EHPAD dans certaines régions, s'il n'y a que trois ou quatre médecins dans les ARS, je ne vois pas comment ils peuvent y arriver. Je suis donc en train de prêcher la médicalisation de certaines administrations, dans lesquelles il est bon d'avoir un interlocuteur avec lequel partager nos postulats.
Depuis dix-huit ans, je rédige des rapports d'activité indiquant le nombre d'hospitalisations, la moyenne d'âge et d'autres informations. Les interlocuteurs auxquels je les adresse, d'abord aux DDASS puis aux ARS, m'ont expliqué qu'ils en recevaient trop pour pouvoir les lire, et que ces rapports ne sont utilisés qu'en cas de contrôle ou d'inspection. Nous proposons depuis longtemps d'automatiser la collecte de toutes ces données pour qu'elles soient utiles à la recherche – j'en ai parlé à Virginie Magnant de la CNSA. En les étudiant, nous constaterions une chute brutale du nombre d'hospitalisations pendant le confinement, qui s'est sûrement traduite par une perte de chance pour les personnes qui n'ont pas été hospitalisées de peur de revenir infectées par le covid. Colliger toutes ces données épidémiologiques aurait un intérêt certain pour orienter les stratégies.
Les modalités de collaboration entre médecine publique et privée doivent faire l'objet d'un effort réel. Les EHPAD ne peuvent pas travailler qu'avec l'hôpital, mais comme tout était un peu figé, les réseaux par lesquels nous passions auparavant étaient déjà saturés.
S'agissant de l'isolement, nous avons dû faire avec ce dont nous disposions. Nous n'avions pas suffisamment de masques pour les soignants, et nous ne savions pas à quel rythme nous serions approvisionnés. S'il avait fallu créer un secteur covid dans l'EHPAD, qui y serait allé sans masque ? Puis-je demander à une mère de famille d'y aller ? Tout le monde avait eu peu de temps pour choisir son lieu de confinement et nous étions aussi privés du contact de nos parents et grands-parents. Nous avons tous fait ce sacrifice. Si, demain, nous avons assez de matériel pour habiller tout le monde – sachant que pour rentrer dans un cluster, il faut vraiment s'équiper des pieds à la tête pour ne pas risquer de disséminer le virus –, nous ferons autrement. Ce qui nous a poussés à placer les personnes en sécurité, c'est le manque de masques. Celui que nous avions, nous le faisions sécher puis nous le reprenions – c'était ça ou rien.
L'annonce, du jour au lendemain, que les EHPAD allaient rouvrir a été une autre difficulté à gérer. Dans les trois établissements avec lesquels je travaille, les standards téléphoniques ont sauté, toutes les familles se sont présentées en même temps aux portes, alors même que le panneau d'interdiction était encore collé dessus. Les familles ne peuvent pas comprendre cela. Une meilleure régulation de l'information serait la bienvenue, car les professionnels ont besoin d'être prévenus – et bien plus que quarante-huit heures à l'avance – pour s'organiser. La gestion des visites des familles s'est avérée très compliquée, mobilisant un ETP en surprésence – tantôt la secrétaire, tantôt le directeur, tantôt le médecin, tout le monde s'y est mis – pour permettre aux familles de venir dans des périodes comme les week-ends. En temps normal, les contacts avec les familles sont brefs, mais à ce moment-là, il a fallu vérifier que le questionnaire était bien rempli, prendre la température, donner le masque, rappeler les gestes barrières. En moyenne, c'était un ETP pour cinquante à soixante lits qui y était consacré, alors que nous manquons déjà de personnel.
Imaginez la situation en cas de cluster dont personne ne doit sortir. Sur les deux infirmières dont je dispose dans la journée – une pour cinquante lits –, je dois en dédier une à quatre ou cinq lits, et l'autre doit gérer tout le reste. Il n'est plus possible d'assurer l'accueil des familles, non pas que nous ne le voulions pas, mais nous ne le pouvons pas. Dans les établissements équipés de portes‑fenêtres donnant directement sur le jardin, il suffisait d'ouvrir la porte, mais lorsqu'il fallait les faire traverser l'EHPAD, les familles elles-mêmes couraient un risque. De fait, les architectures des EHPAD ne sont pas pensées pour les clusters ; parfois, ils étaient matérialisés par un simple drap pendant du plafond sur lequel était inscrit : « défense d'entrer ». La barrière n'était que symbolique et, sachant les drames qui pouvaient se jouer juste à côté et le stress que tout cela engendrait, il était difficile de gérer le quotidien. Et cela a été difficile pour tout le monde, y compris les familles
Enfin, il faut vraiment clairement définir la conduite à tenir en cas de décès des suites du covid. Nous n'en pouvions plus des instructions contradictoires qui se succédaient en permanence. Un jour, la famille pouvait venir, un autre, il fallait fermer le cercueil ; un jour, les aides-soignantes pouvaient faire la toilette, un autre il ne fallait plus entrer dans la pièce. Nous n'arrivions pas à former les équipes : ce qui leur avait été dit la veille n'était plus valable le lendemain. Maintenant que nous avons les connaissances, la conduite à tenir doit être très claire. La douleur des personnes qui ont perdu des proches sans les avoir revus depuis trois ou quatre mois était dramatique. Les soignants, qui s'attachent aux patients mais qui les voient tous les jours, ne pouvaient rien faire pour elles. Tout le monde était plongé dans une anxiété palpable, encore alimentée par les informations à la télévision. Je comprends que les familles et les résidents aient vécu très difficilement cet isolement. Si nous avons le matériel et le personnel pour faire différemment, je vous promets que nous le ferons.