Intervention de Christophe Lannelongue

Réunion du mercredi 22 juillet 2020 à 15h00
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est :

Elle a en effet été prise par le ministère de l'intérieur. Je ne sais pas dans quelle mesure elle a fait l'objet d'une concertation, mais je sais en revanche qu'une décision interministérielle a été prise dès le lendemain sur le sujet de la fermeture des écoles. Nous avions paradoxalement demandé de ne pas fermer toutes les écoles, mais seulement celles qui se trouvaient dans la partie du département où nous étions certains que l'épidémie flambait. Nous nous sommes rendu compte que cette proposition était techniquement compliquée à mettre en œuvre, car les enfants d'une même famille pouvaient être scolarisés dans différentes cités scolaires – par exemple en primaire à un endroit, au collège dans un autre, et au lycée dans un troisième. Le vendredi 6 mars après midi, c'est le Premier ministre qui a tranché – dans le cadre, cette fois, d'une décision interministérielle – en faveur d'une fermeture complète des écoles le lundi 9 mars.

Je ne sais pas de quelle manière a été prise la décision de ne pas confiner le Haut-Rhin. Il me paraît normal qu'elle ait été prise au niveau central ; le préfet et moi-même l'avons d'ailleurs acceptée, sans y voir un quelconque scandale. Avec le recul, on voit bien désormais que le confinement différencié peut être essentiel pour bloquer l'épidémie au démarrage sans créer trop de contraintes pour la population.

J'en tire un enseignement : il faut un meilleur équilibre dans la relation entre l'échelon central et les services déconcentrés. Cependant, cet équilibre ne peut s'établir avec cent préfets de département ; l'interlocuteur privilégié doit être le préfet de région. Il faut donc créer autour de lui une capacité de pilotage des décisions à l'échelle régionale. Si le préfet du Haut-Rhin n'a pas été entendu, c'est parce qu'il était dans une situation de déséquilibre avec le niveau central.

Trois sujets de difficulté majeurs ont émergé dans le cadre de nos relations avec le niveau central : les masques, les respirateurs et les transferts.

S'agissant des masques, la séquence chronologique est révélatrice.

Le 31 janvier, nous mettons en place la plateforme régionale de veille et d'urgence sanitaire (PVUS).

Le 17 février, autrement dit avant le démarrage de la crise proprement dite, une première réunion a lieu entre l'ARS Grand Est et la DGS ; nous signalons des tensions sur les stocks de masques disponibles dans les établissements de santé de référence (ESR), qui sont alors très peu nombreux, et nous demandons des instructions. Ce signalement reste sans réponse.

Le 1er mars, nous changeons de format avec l'activation d'une cellule régionale d'appui et de pilotage sanitaire (CRAPS), qui se réunit deux fois par jour, le soir et le matin, et comprend une composante spécialisée dans la gestion des masques.

Le 3 et le 6 mars sont pris deux décrets : le premier pour réquisitionner les stocks, et le second pour permettre aux fournisseurs de satisfaire la demande des établissements de santé, y compris les centres de transfusion sanguine.

Le 5 mars, nous annonçons une rupture de stock dans les deux départements du Haut‑Rhin et du Bas-Rhin. Depuis le lundi 2 mars, nous savions que l'épidémie allait y flamber, et nous demandons une livraison urgente de 132 000 masques et des écouvillons. Nous récupérons très rapidement 32 000 masques chirurgicaux dans le Haut-Rhin, et autant dans le Bas-Rhin – nous n'avions alors demandé que ce type de masque. Le 6 mars, nous faisons face à une rupture de stock que nous n'avions pas anticipée dans le groupe hospitalier de la région de Mulhouse et Sud Alsace (GHRMSA), qui est à ce moment l'hôpital le plus touché. Là encore, 32 000 masques nous sont livrés très rapidement, en vingt-quatre heures.

Le 9 mars, nous envoyons aux délégations territoriales une note expliquant qu'il faut récupérer des masques absolument partout où c'est possible, et commencer à définir les priorités de la distribution.

Le 12 mars a lieu la première réunion avec l'équipe nationale dédiée à la gestion des masques – qui vient seulement d'être constituée, près d'un mois après la réunion du 17 février… Ce n'est pas tout à fait normal.

Le 13 mars, nous accélérons en organisant désormais dans toutes les délégations territoriales une équipe spécialisée sur les masques.

Entre le 10 et le 12 mars, Santé publique France nous livre à nouveau 32 000 masques chirurgicaux à destination des quinze établissements de niveau 1 et 2 : les dix établissements support de services d'aide médicale urgente (SAMU) de la région – un par chef-lieu de département –, plus Châlons-en-Champagne, Haguenau, Forbach et Sarreguemines. Cependant, le 12 mars, nous recevons une alerte selon laquelle certains laboratoires refusent de réaliser des tests en l'absence de masques.

Le 17 mars, nous sommes à nouveau confrontés à des tensions extrêmes en matière de masques. Nous envoyons un courriel au centre de crise en exposant notre besoin, qui s'élève à 1,3 million de masques chirurgicaux. Nous commençons aussi à évoquer la nécessité d'équiper sept établissements prioritaires de 110 000 masques FFP2 ; à ce moment, les services de réanimation sont en train de se remplir, et nous consommons des masques à tout va. Notre requête est validée par la DGS, qui transmet l'information au cabinet du ministre. À partir du 17 mars, nous commençons à récupérer des masques dans un cadre national : cette semaine‑là, nous obtenons 418 000 masques chirurgicaux et 171 000 FFP2 ; c'est très en dessous de nos besoins, mais nous avons enfin l'impression d'être entendus.

Mais si l'hôpital est dans une certaine mesure pourvu, nous ne parvenons pas du tout à gérer les besoins de la médecine de ville et des EHPAD. Pour la ville, nous n'avons aucune information sur le circuit de distribution de masques avant le 26 mars ; jusqu'à ce jour, l'ARS n'est jamais informée de ce qui est livré dans la région, dans une pagaille totale. Les officines reçoivent des paquets, souvent ouverts, sans savoir à qui les donner ; aucune liste de professionnels n'est disponible, et la distribution a des airs de foire d'empoigne. Des petits malins viennent se servir plusieurs fois pour se constituer des stocks, alors que la plupart des médecins et des professionnels de ville continuent à exercer sans masque. Jusqu'au 26 mars, je n'ai aucune idée de ce qui arrive et où mais j'ai les remontées des professionnels, totalement furieux.

Les circuits de distribution sont très mal conçus, très mal gérés – il arrive que des masques destinés aux Hauts-de-France arrivent dans les Alpes-Maritimes – et ne font l'objet d'aucune concertation. À la fin du mois de mars, nous n'avons eu que deux réunions avec le niveau central, celles du 17 février et du 12 mars, et nous n'avons pas du tout réussi à faire prendre en compte notre situation très particulière, faute de trouver un interlocuteur à qui l'exposer.

Le 20 mars, nous décidons avec la préfète de région de mettre en place une nouvelle organisation. Nous préparons alors le changement des circuits de distribution qui sera appliqué à partir du 25 mars, en redéfinissant à partir de la préfecture de zone un circuit entre les EHPAD, les établissements médico-sociaux, les services à domicile et les services funéraires. Pour la ville, nous créons avec les unions régionales des professionnels de santé (URPS), médecins, pharmaciens et infirmiers, une application nommée Distrimasques, qui permet de rattacher tous ces professionnels à une officine donnée ; chacune peut ainsi recevoir des quantités adaptées. Nous maintenons par ailleurs le circuit de la plateforme hospitalière, qui alimente les établissements de santé à l'échelle des villes. Nous avons ainsi créé une doctrine régionale.

Le 25 mars a lieu un conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN) ; son relevé de décisions fait apparaître que le stock national de masques n'a que très peu évolué entre le début et la fin mars : 102 millions, exclusivement des masques chirurgicaux début mars et seulement 100 millions au 23 mars, dont 9 millions de FFP2. Une phrase de ce relevé nous choque particulièrement : « Le retour d'expérience de la mission Vallet à Mulhouse fait état d'une consommation nettement supérieure aux hypothèses prévues la semaine dernière ».

Nous découvrons en fait qu'au mois de mars, rien n'a été anticipé ; nous avons été traités comme toutes les autres régions, nos alertes n'ont servi à rien, et il a fallu la mission effectuée dans le Grand Est par Benoît Vallet entre le 18 et le 20 mars – à la demande de Martin Hirsch, pour voir comment nous avions monté des systèmes de réanimation – pour que l'on s'aperçoive que nous n'étions pas dans la même situation que les autres territoires. Nous avions déjà des centaines de malades en réanimation ; nous consommions des masques de manière effrénée, et nous déplorions quatre clusters dans les hôpitaux universitaires de Strasbourg, avec plus de 200 personnels soignants contaminés. Le port du masque était devenu chez nous une nécessité vitale, alors que ce n'était pas encore le cas ailleurs.

C'est à cette période que nous sont communiqués les premiers éléments d'une doctrine nationale totalement irréaliste, en décalage total avec notre situation. Ainsi, pour un médecin généraliste ou spécialiste, on prévoit une utilisation de dix-huit masques chirurgicaux par semaine, oubliant que l'efficacité d'un tel masque repose sur le fait que le patient en porte un aussi. Si l'on compare la doctrine d'attribution que nous avons élaborée avec celle qui est présentée officiellement le 17 mars, on voit que cette dernière sous-estime tous les besoins : pour l'hôpital, elle recommande d'équiper 40 % des postes de travail, alors que nous sommes passés de notre côté très rapidement à 80 % – aux hôpitaux universitaires de Strasbourg, se contenter de 40 % aurait mené à la catastrophe. Nous nous apercevons non seulement que nos alertes ne sont pas prises en compte, mais aussi que la doctrine mise au point à l'échelon national en matière d'attribution n'est absolument pas pertinente par rapport à nos besoins.

La préfète de région, dont c'est le dernier poste, fait le choix de me soutenir et nous montons nous-mêmes un circuit de distribution pour les EHPAD. Nous lançons le 25 mars une commande de six millions de masques qui sera réitérée le 20 avril, après mon départ. Nous récupérons ainsi 5,4 millions de masques chirurgicaux les 2 et 5 avril, mais aussi près de 100 000 FFP2. Nous mettons en œuvre notre doctrine régionale, certes coûteuse : nous avons besoin chaque semaine de 4,5 millions de masques – 2 millions pour les EHPAD et les services d'intervention à domicile, 1,3 million pour l'hôpital et 1,2 million pour la ville.

Au moment où nous commençons à attribuer les équipements selon ces normes, nous pouvons compter sur des envois du stock national – 2,2 millions de masques, rapidement portés à 2,8 millions ; notre opération de commande de masques garantit ainsi dès la fin du mois de mars que les besoins de la région Grand Est seront satisfaits, et nous renouvelons l'opération le 20 avril pour tenir jusqu'au début du mois de mai.

Ce que j'ai dit sur les masques vaut pour les respirateurs ou les médicaments. Avec le temps, nous avons résolu ces problèmes, mais nous n'avons réussi à le faire que très tard, bien après la première quinzaine de mars, période où l'épidémie était galopante, et où les solutions que nous avions élaborées n'étaient pas vraiment opérationnelles. C'est aussi ce qui explique les transferts, et les conséquences très graves pour les EHPAD, même une fois passé le pic épidémique, fin mars-début avril. Si nous avons connu tant de difficultés, c'est parce nous avons été les premiers, en France, à subir cette situation exceptionnelle.

Tout cela explique que nous ayons vécu très négativement notre relation avec le niveau central. Nous avons décidé à partir de début mars de consentir un effort énorme pour accueillir des malades lourds en réanimation. Le dispositif a été cogéré et coproduit à l'occasion des réunions quotidiennes que nous organisions avec les représentants des douze groupements hospitaliers de territoire (GHT) ; chacun a défini pour le public et pour le privé un calendrier de montée en régime. Nous avons fixé, aux alentours du 8 mars, un objectif de doublement, puis, une semaine plus tard, de triplement des capacités, organisé dans chaque territoire de GHT par une cellule dirigée par un coordonnateur. Cette augmentation des capacités en réanimation s'est fondée sur des études de l'institut Pasteur, selon lesquelles nous aurions besoin de 1 600 lits de réanimation covid-19 à la mi-avril – c'était l'hypothèse moyenne, alors que l'hypothèse haute évoquait 5 000 lits.

Nous nous sommes donc mis au travail dans un contexte très difficile ; je souhaite rendre hommage aux responsables des hôpitaux de Mulhouse, de Colmar, de Strasbourg et de Metz. Réussir à tripler le nombre de lits en réanimation était une gageure ; il fallait des machines lourdes, des respirateurs, mais aussi du personnel. Ils l'ont pourtant fait en quelques jours, dans un contexte de montée épidémique, marqué par une tension incroyable et beaucoup de peur chez les soignants, compte tenu des risques importants – nombre d'entre eux ont été infectés dans ces hôpitaux. À partir du 12 mars, l'activité hospitalière s'est arrêtée, et nous avons redéployé toutes les machines dont nous disposions, dans le public comme dans le privé, pour créer des services de réanimation covid-19. Nous avons fait de même pour le personnel ; certains professionnels du privé sont venus travailler dans le public, comme à Mulhouse, et nous avons aussi créé des services de réanimation privés – j'ai moi-même délivré quinze autorisations supplémentaires en ce sens. Nous avons beaucoup compté sur l'esprit de solidarité existant au sein de ces territoires, alors que les relations entre le public et le privé étaient loin d'être toujours parfaitement harmonieuses. J'avais par exemple demandé au délégué territorial d'organiser un petit-déjeuner entre un responsable de la fondation médicale du diaconat, qui est un établissement de santé privé d'intérêt collectif (ESPIC) présent à Colmar et à Mulhouse, et la directrice du GHRMSA à Mulhouse ; il a eu beaucoup de mal à le faire.

Nous nous sommes très vite aperçus qu'il ne serait pas possible d'atteindre l'objectif de 1 600 lits en réanimation, qui correspondait à nos besoins : nous ne disposions que d'un petit nombre de machines, en dehors des vingt respirateurs donnés par l'armée et de la cinquantaine que nous avions redéployée vers les endroits les plus tendus. Nous n'avions rien reçu du niveau national : nous avions demandé 200 respirateurs le 16 mars ; le 17 ou le 18, nous avons réduit la demande à 70 respirateurs. Début avril, nous avons obtenu 54 respirateurs légers, qui ne nous servaient à rien et arrivaient bien trop tard.

Nous avons eu la conviction que nous n'y arriverions pas, malgré le travail formidable de Christophe Gautier, à Strasbourg, pour former du personnel en urgence. C'est un autre enseignement de la crise : les personnels des hôpitaux n'étaient pas préparés alors qu'en Allemagne, tous sont formés à intervenir dans les services de réanimation.

Les structures publiques et privées se sont mobilisées, mais la situation restait compliquée à Strasbourg. Il a fallu nommer un médecin alsacien, bien connu, issu de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS), un ancien président de la commission médicale d'établissement (CME) du centre hospitalier d'Hagenau, pour faire la police au carrefour, entre le public et le privé. Partout ailleurs, les choses se sont très bien passées, mais pas à Strasbourg. Il lui a fallu une semaine.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.