Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Réunion du mercredi 22 juillet 2020 à 15h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Mission d'information de la conférence des Présidents sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19

La réunion commence à quinze heures cinq.

Présidence de M. Julien Borowczyk, Président.

La mission procède à l'audition M. Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est.

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Mes chers collègues, nous auditionnons M. Christophe Lannelongue. Je rappelle que vous avez été, en 2012, conseiller de Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé, avant de devenir directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Bourgogne puis, à partir de décembre 2016, directeur général de l'ARS Grand Est. Vous étiez donc en fonction dans la première région française massivement et sévèrement touchée par l'épidémie de coronavirus et vous avez eu à gérer les premières semaines de la crise sanitaire et les tensions extrêmes qui se sont produites dans les hôpitaux de la région.

Nous aimerions avoir votre témoignage sur le rôle que doit avoir une ARS dans des circonstances exceptionnelles comme celles que vous avez vécues. Vous avez dit devant le Sénat que l'agence ne s'était pas préparée à cette crise. Comment cette situation aurait‑elle dû être anticipée ? Comment s'est articulée l'action de l'ARS avec celle des préfets ? Quel rôle est dévolu aux délégations départementales, sachant que cet échelon départemental peut constituer un niveau pertinent de relations avec le préfet de département et avec la plupart des élus locaux, les maires et les présidents de conseils départementaux ? Quels enseignements faut‑il tirer, selon vous, de cette crise aux conséquences majeures sur les habitants de la France, et plus particulièrement de la région Grand Est ?

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Christophe Lannelongue prête serment).

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de me permettre de contribuer à vos travaux pour tirer le plus rapidement possible les enseignements de cette première phase de crise. Je m'exprimerai à titre personnel et mes propos porteront exclusivement sur la période pendant laquelle j'ai été en responsabilité, c'est-à-dire jusqu'au 8 avril – j'ai vu que vous auditionnerez demain ma successeure.

La région Grand Est a été la première à avoir été touchée. Elle a connu une situation très difficile, notamment entre début mars et début avril. Les données agrégées au niveau régional sont assez trompeuses puisqu'il y a une forte différenciation entre la partie est de la région, notamment le Haut-Rhin, le Bas-Rhin et la Moselle qui ont été très durement frappés, et la partie ouest, qui a été d'autant plus épargnée que les mesures de confinement prises à partir du 17 mars ont permis de bloquer l'épidémie.

Les premiers cas confirmés de covid-19 ont été enregistrés dans la semaine du 24 février au 1er mars. Le pic de l'épidémie a eu lieu dans la semaine du 23 au 29 mars, avec 4 416 passages aux urgences pour suspicion de covid et 1 494 consultations dans les cinq associations SOS médecins de la région. Le nombre d'admissions à l'hôpital a atteint un pic la semaine suivante ; lorsque j'ai quitté mes fonctions, le 8 avril, 4 819 personnes étaient hospitalisées, dont plus de 900 en réanimation. Cette même semaine, la région a enregistré une surmortalité de 116 % par rapport à la période comparable l'année précédente. Par la suite, la situation s'est améliorée continûment, le confinement ayant produit des effets très sensibles : en quelques semaines, l'épidémie a été bloquée dans les départements où elle n'avait pas démarré et elle a été freinée très fortement, en quinze jours, dans ceux où elle était très dynamique.

Au 1er juillet, 1 069 personnes étaient encore hospitalisées, dont cinquante-deux en réanimation, mais on ne constatait plus de surmortalité par rapport à la semaine équivalente un an auparavant. Bien sûr, l'épidémie n'est pas terminée : on dénombre encore près de soixante‑dix clusters, dont trente-cinq environ étaient encore actifs vendredi dernier.

Le point majeur est bien évidemment le bilan humain extraordinairement lourd de cette épidémie puisque 3 571 patients sont décédés à l'hôpital et 1 809 en établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), sans compter d'autres décès à domicile. On dispose, depuis quelques heures, d'un premier bilan de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) sur la surmortalité durant la période qui va du 2 mars au 10 mai : elle est de 48 % par rapport aux périodes homogènes de 2015 à 2019. Concrètement, cela veut dire que pendant cette période 15 240 personnes sont décédées, contre en moyenne 10 300 personnes sur la période équivalente les années précédentes.

Cette surmortalité a été particulièrement forte dans le Haut-Rhin, le Bas-Rhin et la Moselle. Au moment où démarrent ces travaux d'évaluation, nos pensées doivent évidemment aller vers ces victimes, vers des souffrances extraordinaires qu'on ne mesure pas toujours quand on est à l'extérieur de la région : il est un peu exceptionnel, en tout cas depuis les périodes de guerre, d'avoir autant de décès de personnes hospitalisées, de personnes en souffrance dans une région relativement petite, au moins pour sa partie Est. Dans certains départements, toutes les familles ont été touchées, et parfois sévèrement, par cette épidémie.

Après des débuts très difficiles au mois de mars, l'État a tenu bon et des réponses plus efficaces ont été progressivement apportées. L'agence était en alerte depuis la fin du mois de janvier, mais il est vrai qu'elle est entrée dans la crise les 1er et 2 mars, lorsqu'il est apparu que l'épidémie se propageait très rapidement dans le Haut-Rhin à la suite du rassemblement des évangélistes. Vous avez rappelé, monsieur le président, les propos que j'ai tenus au Sénat : je confirme que l'agence n'était pas préparée à faire face à une crise de cette ampleur.

J'essaierai de vous montrer, sans faire preuve d'autosatisfaction, que nous avons tenté de réagir. Nous avons pris très rapidement de nombreuses initiatives avec nos partenaires ; au bout du compte, il nous semble que nous avons ensemble limité les conséquences des impréparations et sauvé des vies humaines.

Lorsque la crise a démarré, nous nous sommes retrouvés dans une situation délicate, car nous n'avions pas les moyens pour mettre en œuvre la stratégie de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), constante depuis le début de la crise : tester, tracer, c'est-à-dire identifier des contacts, isoler et soigner. Nous n'avions ni les capacités de tests, ni d'équipements de protection individuelle (EPI) ni, à ce stade, les ressources humaines adaptées pour faire ce qu'on appelle le contact tracing.

Tout au long du mois de mars, nous avons essayé de nous adapter et d'anticiper. Nous avons réagi très vite à partir du dimanche 1er mars : nous avons rouvert l'agence et nous avons tout de suite commencé à essayer de travailler avec nos collègues du niveau central pour essayer de comprendre quelle allait être l'évolution. Je suis venu à Colmar le 4 mars avec le préfet, et on a commencé à construire un scénario de réponse ; j'ai rencontré les représentants de l'hôpital de Colmar et Mulhouse ainsi que les médecins de ville. Nous avons proposé au niveau central des mesures de protection et de barrières collectives ; nous avons évoqué explicitement la possibilité de confiner le département du Haut-Rhin dès le 9 mars. Cette suggestion n'a pas été retenue par le niveau central, mais nous avons pu faire accepter l'idée de la fermeture des écoles, le 9 mars, de limiter drastiquement les rassemblements à cinquante personnes, d'interdire les compétitions sportives et de limiter les contacts avec les personnes fragiles en réduisant significativement la présence de visiteurs dans les EHPAD, interdite aux mineurs et limitée pour les autres.

À partir de là, toute la région est entrée dans un ensemble d'actions. À partir du 4 mars, nous avons diffusé aux EHPAD des indications sur les conduites à tenir ; à partir du 9 mars nous avons commencé à recenser les stocks disponibles de masques ; les 11 et 12 mars, nous avons demandé aux établissements de santé d'arrêter la production de soins, à l'exception bien sûr des soins urgents, pour se concentrer totalement sur la prise en charge des malades covid.

Le 13 mars, nous avons demandé aux EHPAD d'engager le plan bleu, d'activer les plans de continuité d'activité, de limiter les visites, autrement dit de prendre des mesures organisationnelles.

Le 15 mars, nous avons mis en place dans chaque groupement hospitalier de territoire (GHT) – il y en a douze dans la région – un coordonnateur pour gérer la montée en puissance des capacités de réanimation et de médecine covid en organisant la coopération entre les hôpitaux publics et privés.

Le 16 mars, nous avons lancé un appel à la mobilisation de professionnels de santé sur l'ensemble du pays. Nous avons eu 5 000 volontaires, ce qui a représenté une contribution importante pour les services de réanimation, avec 345 médecins, infirmières et infirmiers anesthésistes diplômés d'État (IADE).

Le 18 mars, nous avons commencé, avec l'appui de l'armée, à organiser les premiers transferts de malades, et le 22 mars le premier transfert vers l'étranger.

Le 20 mars, nous avons commencé à définir une nouvelle doctrine régionale pour l'attribution de masques. Nous avons mis au point de nouveaux circuits de distribution avec l'appui de la préfecture, essentiellement pour améliorer la fourniture en masques de la médecine de ville et des EHPAD. Nous avons aussi rénové le circuit de distribution des masques en ville grâce à un logiciel que nous avons construit avec les instituts de recherche en prévention santé (IRPS).

Le 25 mars, nous avons commandé des masques et nous avons récupéré, les 2 et 5 avril, 5,4 millions de masques chirurgicaux et 100 000 masques FFP2. Le 28 mars, nous avons commencé à distribuer les masques sur la base de la doctrine régionale.

Les 26 et 27 mars, nous avons diffusé un plan d'action à chaque délégation territoriale en direction des EHPAD, qui a été largement repris par le plan d'action national. Sorti le 30 mars, nous l'avons diffusé le 2 avril. Le 3 avril, nous avons mis en place, sur instruction nationale, une plateforme MaPUI pour suivre la consommation et le stock des produits sensibles à l'hôpital : le 6 avril, nous avons diffusé des fiches réflexes à tous les EHPAD ; le 9 avril, nous avons installé la plateforme renfort ESMS Grand Est.

Je m'arrêterai là, mais je reviendrai ultérieurement sur certains aspects sectoriels.

Cette réactivité a permis d'obtenir des résultats significatifs. Nous avons multiplié par 2,6 le nombre de lits de réanimation, qui est passé de 471 initialement à 1 219 lits opérationnels le 8 avril. Nous avons organisé plus de 322 transferts dont plus de 180 dans les pays frontaliers, notamment en Allemagne, en Suisse et au Luxembourg. Nous avons facilité l'arrivée dans la région de centaines de professionnels, et notamment de 345 anesthésistes réanimateurs et IADE, dont 142 pour le seul groupement hospitalier régional de Mulhouse sud Alsace. Nous avons récupéré plus de 2,4 millions de masques auprès de nos partenaires locaux et notamment des entreprises. J'ai commandé et livré plus de 5 millions de masques au mois de mars, et nous avons recommencé cette opération vers le 20 avril avec 5 autres millions. Nous avons aussi commandé 3 millions de surblouses. Nous avons réorganisé de fond en comble les circuits de distribution de solutions hydroalcooliques (SHA), et à la fin du mois de mars nous avions 61 000 litres de SHA. Nous avons créé trois plateformes pour faciliter l'échange d'expériences entre professionnels, la première pour la commande d'équipements individuels, la deuxième pour la fourniture de SHA, et la troisième, AGIL Santé (Acteurs du Grand Est pour des initiatives locales en santé), pour faciliter l'échange d'expériences sur les initiatives prises en médecine de ville.

Nous avons soutenu toutes les initiatives des professionnels pour développer l'accès aux soins, notamment la télémédecine. Nous avons mis en place une plateforme Lifen de suivi à distance des patients covid et facilité le lancement d'applications de télémédecine, notamment TokTokDoc pour les EHPAD. Nous avons soutenu – difficilement mais énormément – le développement des tests en augmentant le nombre de laboratoires publics mobilisés qui sont passés de deux à une dizaine : à la fin du mois de mars, soixante laboratoires publics et privés étaient à même de faire les tests, contre deux le 1er mars. À la fin du mois de mars, je reconnais que notre capacité était encore très limitée : 3 700 tests par jour, mais il faut la comparer à la centaine de tests par jour que nous avions au début de la crise.

Nous avons énormément travaillé avec les conseils départementaux pour essayer de mieux accompagner, de soutenir, de coordonner l'action en direction des EHPAD. Nous avons mis au point un plan qui a été repris au niveau national, dont les premiers résultats, certes tardifs, se sont fait sentir notamment à la fin du mois de mars, avec l'instauration, dans 600 EHPAD sur 620, d'une astreinte médicale vingt-quatre heures sur vingt-quatre et le renforcement significatif du dispositif d'infirmières de nuit, de l'hospitalisation à domicile (HAD) et de professionnels à travers le site dédié. Je reviendrai sur ce point qui a fait l'objet de beaucoup d'interventions et de débats au sein de votre commission. Cela fait partie des sujets sur lesquels des enseignements majeurs doivent être tirés de cette première partie de la crise.

Nous avons obtenu ces résultats, je le dis sans prétention aucune, essentiellement par nous-mêmes, et grâce à l'appui du ministère des armées. C'est en effet grâce à celui-ci que nous avons disposé de vingt respirateurs, ouvert l'hôpital militaire de Mulhouse, avec près d'une trentaine de places, et surtout organisé massivement les transferts par Airbus, mais aussi grâce à des hélicoptères lourds qui ont été, à notre demande, transformés par le ministère pour transporter des malades covid.

Nous avons aussi beaucoup bénéficié de la solidarité de nos collègues des autres ARS : Bretagne, Pays de la Loire, Nouvelle-Aquitaine, Occitanie. Nous avons été confrontés à un niveau central dont le pilotage était beaucoup trop uniforme, beaucoup trop aveugle sur la réalité de notre situation, beaucoup trop sourd à nos demandes. Nous n'avons été aidés que trop peu, trop tard sur les masques, les respirateurs, les réactifs. Quand nous avons réussi, c'est grâce à la solidarité des acteurs de la région. C'est un exercice qui vous paraîtra routinier, mais qui à chaque fois m'émeut personnellement. Je veux rendre hommage à tous les soignants à l'hôpital, en ville, car la situation était horrible. Malgré tout, ils sont allés au travail tous les jours, même quand ils étaient fatigués et surtout ébranlés moralement par la difficulté des cas qu'ils avaient à prendre en charge et par la vitesse avec laquelle l'état de certains patients se dégradait. Ils ont montré une force vraiment digne d'admiration.

Je veux aussi souligner que l'ARS a pleinement joué son rôle. En écoutant certaines de vos auditions, j'ai constaté que des interlocuteurs ont été plutôt critiques. Je veux vous assurer que nous avons beaucoup travaillé et, que nous nous sommes organisés pour travailler avec les autres. C'est peut-être une exception, mais je confirme ce que la préfète de région a indiqué au Sénat lors son audition il y a quelques semaines : nous avons bien travaillé ensemble. Nous nous voyions tous les jours et nous nous appelions plusieurs fois par jour au téléphone, et tous les jours, en fin de journée, une réunion était organisée, sous la présidence de la préfète, avec tous les préfets de département. Nous ne nous sommes pas seulement parlé, nous avons aussi agi. Nous avons monté un circuit logistique pour les EHPAD et tous les établissements et services médico‑sociaux, et effectué les transferts internationaux, ce qui n'aurait pas été possible sans l'action des élus. J'en profite pour remercier encore Mme Brigitte Klinkert qui est devenue ministre il y a quelques jours, qui à l'époque était présidente du Conseil départemental du Haut‑Rhin, M. Jean Rottner, le président de la région Grand Est, l'équipe de la préfecture de région, le conseiller diplomatique, et bien sûr le Quai d'Orsay et Mme de Montchalin qui était à l'époque ministre des affaires européennes.

Nous avons également beaucoup travaillé avec les hôpitaux. Chaque jour, à onze heures, nous avions une réunion avec les représentants des onze GHT qui était l'occasion de faire le point sur la montée en régime des services de réanimation. Nous avons beaucoup travaillé aussi avec les professionnels de ville. Nous réunissions, le lundi et le vendredi, tous les acteurs de la région, autrement dit une soixantaine de personnes, pour faire le point sur les actions covid. À partir de la fin du mois de mars, nous avons réuni chaque mercredi les représentants des GHT. Nous avions des réunions deux fois par semaine avec les représentants des fédérations médico‑sociales, et une fois par semaine avec les directions de l'autonomie des dix départements.

L'action de mes collaborateurs a été exemplaire. J'ai imposé une décision qui était lourde à prendre et qui a été très critiquée : la fermeture de l'agence le 17 mars et l'interdiction des réunions en présentiel. Nous avons fonctionné avec simplement deux équipes de trois personnes, l'une à Nancy pour suivre la montée en régime de la réanimation, et l'autre à Strasbourg pour faire de la veille vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J'ai pris cette décision de raison de l'apparition de cas lourds de contamination sur plusieurs sites de l'agence, malgré le respect des mesures barrières. Je remercie beaucoup l'ensemble des collaborateurs de l'agence d'avoir fonctionné par conférence téléphonique. L'équipe de direction se réunissait deux fois par jour, le matin et le soir. Nous avions tous les jours une réunion avec les préfets ainsi qu'avec les partenaires dont j'ai déjà parlé. Ce même système a été appliqué dans chaque direction et service de l'agence. Il s'agissait de conditions particulières mais, avec le recul, je tiens à remercier tous les collaborateurs de l'agence qui n'ont pas ménagé leur peine, qui n'ont pas pris de week-end, qui ont travaillé jour et nuit, et dormi un minimum.

J'en viens aux pistes sur lesquelles il convient de travailler et aux enseignements majeurs de cette crise.

Premièrement, il faut faire davantage confiance à l'État déconcentré : nous avons terriblement souffert de la difficulté des relations avec le niveau central. En sens inverse, chaque fois qu'avec la préfète nous avons codécidé, co-agi, nous avons obtenu de très bons résultats. Il faut confier davantage de responsabilités au binôme préfet de région-ARS qui doit pouvoir gérer des stocks, de la logistique, avoir des leviers d'action forts sur les acteurs majeurs de la crise dans la région, notamment les acteurs de l'hôpital et de la ville.

Deuxièmement, il faut, et cela va dans le sens de ce qu'a annoncé hier le ministre des solidarités et de la santé dans le cadre du Ségur de la santé, intensifier très fortement le partenariat entre l'État et les collectivités territoriales. La santé est une compétence d'État, mais elle ne peut être mise en œuvre, même en gestion de crise, qu'avec un partenariat resserré avec les collectivités locales – à tous les niveaux d'ailleurs : région, département, communes, EPCI, métropoles, etc. Encore faut-il le formaliser, l'institutionnaliser à travers des systèmes contractuels qui permettent de garantir un engagement partenarial de tous les acteurs.

Troisièmement, la crise a été un révélateur des forces et des faiblesses, de ce qui était en train de se transformer dans le système. Nous avons tiré d'énormes bénéfices du travail réalisé sur les groupements hospitaliers de territoire : c'est le territoire du GHT qui a servi d'unité de lieu et d'action pour le redéploiement de l'hôpital. Nous avons commencé à tirer des bénéfices de la création des maisons de santé, des communautés professionnelles territoriales de santé, des équipes de soins primaires. Dans d'autres cas, on a vu que les changements amorcés avant la crise étaient trop lents, trop partiels : je pense à tous ce qui avait été engagé sur les filières gérontologies dans le cadre des projets médicaux partagés des GHT, à tout ce qui n'avait pas encore abouti sur l'évolution des centres 15, des services d'urgence, sur la réponse en soins non programmés, etc. Plus fondamentalement, et je crois ce constat partagé par nombre de vos interlocuteurs, la crise nous oblige à redéfinir ce que doit être le partenariat entre un hôpital, un EHPAD et la médecine de ville, et à l'inscrire dans des contextes locaux forcément très divers et qui peuvent être organisés à partir de cette volonté au niveau local de travailler ensemble.

Tels sont les quelques éléments qui me paraissent devoir être approfondis, dans un délai assez rapide. La leçon à retenir de ce qui nous est arrivé dans le Grand Est, où cette crise a été d'une violence incroyable, c'est qu'il faut continuer à travailler sur des hypothèses un peu extrêmes, même si elles paraissent aujourd'hui théoriques.

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La presse a fait état de notes d'alerte que vous auriez adressées en début de crise à l'échelon central. Vous avez d'ailleurs émis beaucoup de critiques sur la relation avec le niveau central. Ces notes d'alerte ont-elles existé ? Si oui, quel en était le contenu et pouvez-vous nous les communiquer ?

J'ai cru comprendre que vous aviez préconisé une forme de confinement préalable. Pouvez-vous développer la nature et la forme de cette proposition et le périmètre visé ? S'agissait-il de toute la région Grand Est ou simplement du Bas-Rhin et du Haut-Rhin ?

Les EHPAD de votre région ont été particulièrement touchés. Vous appelez à en tirer des enseignements majeurs, notamment en matière de médicalisation. Avez-vous donné des instructions sur l'hospitalisation des résidents des EHPAD présentant des symptômes ou révélés positifs par test virologique ? Comment ont-ils été pris en charge ? Au moment du pic de l'épidémie, alors que vous étiez confrontés à une véritable déferlante, avez-vous mis en place une forme de régulation dans l'accès aux lits de réanimation, dont certains résidents d'EHPAD auraient été écartés ?

On me dit que deux cliniques privées de Strasbourg, Rhéna et l'Orangerie, avaient armé quinze lits de réanimation qui n'auraient pas été utilisés au plus fort de la crise, et que leurs directeurs ont fait état de leur forte incompréhension à ce sujet. Est-ce exact ? Comment cela a‑t‑il pu arriver, alors que des patients ont dû être transférés ailleurs ? Plus généralement, la mobilisation du secteur privé a-t-elle été pleine et entière aux plus forts moments de tension ? N'y avait-il pas dans le secteur privé des lits vacants qui auraient permis d'éviter certains transferts ? Le rapport des pompiers que nous avons auditionnés hier le laissait entendre.

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

La proposition de confinement du Haut-Rhin est formulée le 5 mars par le préfet de département, avec mon accord. Il avait eu le matin même une discussion avec son homologue de l'Oise, où plusieurs petites communes avaient été confinées ; il en tirait la conviction qu'il fallait faire la même chose, mais à l'échelle départementale – nous n'avions pas encore une vision très claire de ce qui se passait alors dans le Haut-Rhin. À partir du 2 mars, à la suite du rassemblement de Mulhouse, des cas se sont présentés à l'hôpital dans des formes graves, mais ils venaient d'un peu partout et nous n'avions donc pas une carte précise de l'épidémie à ce moment-là. Ne sachant pas exactement ce qui se passait, le préfet cherchait à se couvrir ; c'était selon moi une position très sensée. Il a donc fait donc cette proposition, mais elle a été rejetée.

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Par le niveau central, en l'occurrence le ministère de l'intérieur. Le préfet du Haut-Rhin informe la préfète de région, qui est en relation avec le ministre de l'intérieur et non avec celui de la santé.

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Cette décision n'est donc pas prise dans le cadre de la cellule interministérielle de crise qui, je crois, n'était pas encore activée à ce moment ? Elle est seulement le fait du ministère de l'intérieur ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Elle a en effet été prise par le ministère de l'intérieur. Je ne sais pas dans quelle mesure elle a fait l'objet d'une concertation, mais je sais en revanche qu'une décision interministérielle a été prise dès le lendemain sur le sujet de la fermeture des écoles. Nous avions paradoxalement demandé de ne pas fermer toutes les écoles, mais seulement celles qui se trouvaient dans la partie du département où nous étions certains que l'épidémie flambait. Nous nous sommes rendu compte que cette proposition était techniquement compliquée à mettre en œuvre, car les enfants d'une même famille pouvaient être scolarisés dans différentes cités scolaires – par exemple en primaire à un endroit, au collège dans un autre, et au lycée dans un troisième. Le vendredi 6 mars après midi, c'est le Premier ministre qui a tranché – dans le cadre, cette fois, d'une décision interministérielle – en faveur d'une fermeture complète des écoles le lundi 9 mars.

Je ne sais pas de quelle manière a été prise la décision de ne pas confiner le Haut-Rhin. Il me paraît normal qu'elle ait été prise au niveau central ; le préfet et moi-même l'avons d'ailleurs acceptée, sans y voir un quelconque scandale. Avec le recul, on voit bien désormais que le confinement différencié peut être essentiel pour bloquer l'épidémie au démarrage sans créer trop de contraintes pour la population.

J'en tire un enseignement : il faut un meilleur équilibre dans la relation entre l'échelon central et les services déconcentrés. Cependant, cet équilibre ne peut s'établir avec cent préfets de département ; l'interlocuteur privilégié doit être le préfet de région. Il faut donc créer autour de lui une capacité de pilotage des décisions à l'échelle régionale. Si le préfet du Haut-Rhin n'a pas été entendu, c'est parce qu'il était dans une situation de déséquilibre avec le niveau central.

Trois sujets de difficulté majeurs ont émergé dans le cadre de nos relations avec le niveau central : les masques, les respirateurs et les transferts.

S'agissant des masques, la séquence chronologique est révélatrice.

Le 31 janvier, nous mettons en place la plateforme régionale de veille et d'urgence sanitaire (PVUS).

Le 17 février, autrement dit avant le démarrage de la crise proprement dite, une première réunion a lieu entre l'ARS Grand Est et la DGS ; nous signalons des tensions sur les stocks de masques disponibles dans les établissements de santé de référence (ESR), qui sont alors très peu nombreux, et nous demandons des instructions. Ce signalement reste sans réponse.

Le 1er mars, nous changeons de format avec l'activation d'une cellule régionale d'appui et de pilotage sanitaire (CRAPS), qui se réunit deux fois par jour, le soir et le matin, et comprend une composante spécialisée dans la gestion des masques.

Le 3 et le 6 mars sont pris deux décrets : le premier pour réquisitionner les stocks, et le second pour permettre aux fournisseurs de satisfaire la demande des établissements de santé, y compris les centres de transfusion sanguine.

Le 5 mars, nous annonçons une rupture de stock dans les deux départements du Haut‑Rhin et du Bas-Rhin. Depuis le lundi 2 mars, nous savions que l'épidémie allait y flamber, et nous demandons une livraison urgente de 132 000 masques et des écouvillons. Nous récupérons très rapidement 32 000 masques chirurgicaux dans le Haut-Rhin, et autant dans le Bas-Rhin – nous n'avions alors demandé que ce type de masque. Le 6 mars, nous faisons face à une rupture de stock que nous n'avions pas anticipée dans le groupe hospitalier de la région de Mulhouse et Sud Alsace (GHRMSA), qui est à ce moment l'hôpital le plus touché. Là encore, 32 000 masques nous sont livrés très rapidement, en vingt-quatre heures.

Le 9 mars, nous envoyons aux délégations territoriales une note expliquant qu'il faut récupérer des masques absolument partout où c'est possible, et commencer à définir les priorités de la distribution.

Le 12 mars a lieu la première réunion avec l'équipe nationale dédiée à la gestion des masques – qui vient seulement d'être constituée, près d'un mois après la réunion du 17 février… Ce n'est pas tout à fait normal.

Le 13 mars, nous accélérons en organisant désormais dans toutes les délégations territoriales une équipe spécialisée sur les masques.

Entre le 10 et le 12 mars, Santé publique France nous livre à nouveau 32 000 masques chirurgicaux à destination des quinze établissements de niveau 1 et 2 : les dix établissements support de services d'aide médicale urgente (SAMU) de la région – un par chef-lieu de département –, plus Châlons-en-Champagne, Haguenau, Forbach et Sarreguemines. Cependant, le 12 mars, nous recevons une alerte selon laquelle certains laboratoires refusent de réaliser des tests en l'absence de masques.

Le 17 mars, nous sommes à nouveau confrontés à des tensions extrêmes en matière de masques. Nous envoyons un courriel au centre de crise en exposant notre besoin, qui s'élève à 1,3 million de masques chirurgicaux. Nous commençons aussi à évoquer la nécessité d'équiper sept établissements prioritaires de 110 000 masques FFP2 ; à ce moment, les services de réanimation sont en train de se remplir, et nous consommons des masques à tout va. Notre requête est validée par la DGS, qui transmet l'information au cabinet du ministre. À partir du 17 mars, nous commençons à récupérer des masques dans un cadre national : cette semaine‑là, nous obtenons 418 000 masques chirurgicaux et 171 000 FFP2 ; c'est très en dessous de nos besoins, mais nous avons enfin l'impression d'être entendus.

Mais si l'hôpital est dans une certaine mesure pourvu, nous ne parvenons pas du tout à gérer les besoins de la médecine de ville et des EHPAD. Pour la ville, nous n'avons aucune information sur le circuit de distribution de masques avant le 26 mars ; jusqu'à ce jour, l'ARS n'est jamais informée de ce qui est livré dans la région, dans une pagaille totale. Les officines reçoivent des paquets, souvent ouverts, sans savoir à qui les donner ; aucune liste de professionnels n'est disponible, et la distribution a des airs de foire d'empoigne. Des petits malins viennent se servir plusieurs fois pour se constituer des stocks, alors que la plupart des médecins et des professionnels de ville continuent à exercer sans masque. Jusqu'au 26 mars, je n'ai aucune idée de ce qui arrive et où mais j'ai les remontées des professionnels, totalement furieux.

Les circuits de distribution sont très mal conçus, très mal gérés – il arrive que des masques destinés aux Hauts-de-France arrivent dans les Alpes-Maritimes – et ne font l'objet d'aucune concertation. À la fin du mois de mars, nous n'avons eu que deux réunions avec le niveau central, celles du 17 février et du 12 mars, et nous n'avons pas du tout réussi à faire prendre en compte notre situation très particulière, faute de trouver un interlocuteur à qui l'exposer.

Le 20 mars, nous décidons avec la préfète de région de mettre en place une nouvelle organisation. Nous préparons alors le changement des circuits de distribution qui sera appliqué à partir du 25 mars, en redéfinissant à partir de la préfecture de zone un circuit entre les EHPAD, les établissements médico-sociaux, les services à domicile et les services funéraires. Pour la ville, nous créons avec les unions régionales des professionnels de santé (URPS), médecins, pharmaciens et infirmiers, une application nommée Distrimasques, qui permet de rattacher tous ces professionnels à une officine donnée ; chacune peut ainsi recevoir des quantités adaptées. Nous maintenons par ailleurs le circuit de la plateforme hospitalière, qui alimente les établissements de santé à l'échelle des villes. Nous avons ainsi créé une doctrine régionale.

Le 25 mars a lieu un conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN) ; son relevé de décisions fait apparaître que le stock national de masques n'a que très peu évolué entre le début et la fin mars : 102 millions, exclusivement des masques chirurgicaux début mars et seulement 100 millions au 23 mars, dont 9 millions de FFP2. Une phrase de ce relevé nous choque particulièrement : « Le retour d'expérience de la mission Vallet à Mulhouse fait état d'une consommation nettement supérieure aux hypothèses prévues la semaine dernière ».

Nous découvrons en fait qu'au mois de mars, rien n'a été anticipé ; nous avons été traités comme toutes les autres régions, nos alertes n'ont servi à rien, et il a fallu la mission effectuée dans le Grand Est par Benoît Vallet entre le 18 et le 20 mars – à la demande de Martin Hirsch, pour voir comment nous avions monté des systèmes de réanimation – pour que l'on s'aperçoive que nous n'étions pas dans la même situation que les autres territoires. Nous avions déjà des centaines de malades en réanimation ; nous consommions des masques de manière effrénée, et nous déplorions quatre clusters dans les hôpitaux universitaires de Strasbourg, avec plus de 200 personnels soignants contaminés. Le port du masque était devenu chez nous une nécessité vitale, alors que ce n'était pas encore le cas ailleurs.

C'est à cette période que nous sont communiqués les premiers éléments d'une doctrine nationale totalement irréaliste, en décalage total avec notre situation. Ainsi, pour un médecin généraliste ou spécialiste, on prévoit une utilisation de dix-huit masques chirurgicaux par semaine, oubliant que l'efficacité d'un tel masque repose sur le fait que le patient en porte un aussi. Si l'on compare la doctrine d'attribution que nous avons élaborée avec celle qui est présentée officiellement le 17 mars, on voit que cette dernière sous-estime tous les besoins : pour l'hôpital, elle recommande d'équiper 40 % des postes de travail, alors que nous sommes passés de notre côté très rapidement à 80 % – aux hôpitaux universitaires de Strasbourg, se contenter de 40 % aurait mené à la catastrophe. Nous nous apercevons non seulement que nos alertes ne sont pas prises en compte, mais aussi que la doctrine mise au point à l'échelon national en matière d'attribution n'est absolument pas pertinente par rapport à nos besoins.

La préfète de région, dont c'est le dernier poste, fait le choix de me soutenir et nous montons nous-mêmes un circuit de distribution pour les EHPAD. Nous lançons le 25 mars une commande de six millions de masques qui sera réitérée le 20 avril, après mon départ. Nous récupérons ainsi 5,4 millions de masques chirurgicaux les 2 et 5 avril, mais aussi près de 100 000 FFP2. Nous mettons en œuvre notre doctrine régionale, certes coûteuse : nous avons besoin chaque semaine de 4,5 millions de masques – 2 millions pour les EHPAD et les services d'intervention à domicile, 1,3 million pour l'hôpital et 1,2 million pour la ville.

Au moment où nous commençons à attribuer les équipements selon ces normes, nous pouvons compter sur des envois du stock national – 2,2 millions de masques, rapidement portés à 2,8 millions ; notre opération de commande de masques garantit ainsi dès la fin du mois de mars que les besoins de la région Grand Est seront satisfaits, et nous renouvelons l'opération le 20 avril pour tenir jusqu'au début du mois de mai.

Ce que j'ai dit sur les masques vaut pour les respirateurs ou les médicaments. Avec le temps, nous avons résolu ces problèmes, mais nous n'avons réussi à le faire que très tard, bien après la première quinzaine de mars, période où l'épidémie était galopante, et où les solutions que nous avions élaborées n'étaient pas vraiment opérationnelles. C'est aussi ce qui explique les transferts, et les conséquences très graves pour les EHPAD, même une fois passé le pic épidémique, fin mars-début avril. Si nous avons connu tant de difficultés, c'est parce nous avons été les premiers, en France, à subir cette situation exceptionnelle.

Tout cela explique que nous ayons vécu très négativement notre relation avec le niveau central. Nous avons décidé à partir de début mars de consentir un effort énorme pour accueillir des malades lourds en réanimation. Le dispositif a été cogéré et coproduit à l'occasion des réunions quotidiennes que nous organisions avec les représentants des douze groupements hospitaliers de territoire (GHT) ; chacun a défini pour le public et pour le privé un calendrier de montée en régime. Nous avons fixé, aux alentours du 8 mars, un objectif de doublement, puis, une semaine plus tard, de triplement des capacités, organisé dans chaque territoire de GHT par une cellule dirigée par un coordonnateur. Cette augmentation des capacités en réanimation s'est fondée sur des études de l'institut Pasteur, selon lesquelles nous aurions besoin de 1 600 lits de réanimation covid-19 à la mi-avril – c'était l'hypothèse moyenne, alors que l'hypothèse haute évoquait 5 000 lits.

Nous nous sommes donc mis au travail dans un contexte très difficile ; je souhaite rendre hommage aux responsables des hôpitaux de Mulhouse, de Colmar, de Strasbourg et de Metz. Réussir à tripler le nombre de lits en réanimation était une gageure ; il fallait des machines lourdes, des respirateurs, mais aussi du personnel. Ils l'ont pourtant fait en quelques jours, dans un contexte de montée épidémique, marqué par une tension incroyable et beaucoup de peur chez les soignants, compte tenu des risques importants – nombre d'entre eux ont été infectés dans ces hôpitaux. À partir du 12 mars, l'activité hospitalière s'est arrêtée, et nous avons redéployé toutes les machines dont nous disposions, dans le public comme dans le privé, pour créer des services de réanimation covid-19. Nous avons fait de même pour le personnel ; certains professionnels du privé sont venus travailler dans le public, comme à Mulhouse, et nous avons aussi créé des services de réanimation privés – j'ai moi-même délivré quinze autorisations supplémentaires en ce sens. Nous avons beaucoup compté sur l'esprit de solidarité existant au sein de ces territoires, alors que les relations entre le public et le privé étaient loin d'être toujours parfaitement harmonieuses. J'avais par exemple demandé au délégué territorial d'organiser un petit-déjeuner entre un responsable de la fondation médicale du diaconat, qui est un établissement de santé privé d'intérêt collectif (ESPIC) présent à Colmar et à Mulhouse, et la directrice du GHRMSA à Mulhouse ; il a eu beaucoup de mal à le faire.

Nous nous sommes très vite aperçus qu'il ne serait pas possible d'atteindre l'objectif de 1 600 lits en réanimation, qui correspondait à nos besoins : nous ne disposions que d'un petit nombre de machines, en dehors des vingt respirateurs donnés par l'armée et de la cinquantaine que nous avions redéployée vers les endroits les plus tendus. Nous n'avions rien reçu du niveau national : nous avions demandé 200 respirateurs le 16 mars ; le 17 ou le 18, nous avons réduit la demande à 70 respirateurs. Début avril, nous avons obtenu 54 respirateurs légers, qui ne nous servaient à rien et arrivaient bien trop tard.

Nous avons eu la conviction que nous n'y arriverions pas, malgré le travail formidable de Christophe Gautier, à Strasbourg, pour former du personnel en urgence. C'est un autre enseignement de la crise : les personnels des hôpitaux n'étaient pas préparés alors qu'en Allemagne, tous sont formés à intervenir dans les services de réanimation.

Les structures publiques et privées se sont mobilisées, mais la situation restait compliquée à Strasbourg. Il a fallu nommer un médecin alsacien, bien connu, issu de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS), un ancien président de la commission médicale d'établissement (CME) du centre hospitalier d'Hagenau, pour faire la police au carrefour, entre le public et le privé. Partout ailleurs, les choses se sont très bien passées, mais pas à Strasbourg. Il lui a fallu une semaine.

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Cela signifie-t-il que des lits ont été perdus à Strasbourg, durant cette semaine ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Non, car il ne s'agissait pas de lits existants, mais de lits que nous développions, en donnant des autorisations nouvelles. Vous avez donc raison de dire que la situation à Strasbourg présentait des difficultés. Nous les avons surmontées.

Le 23 mars, sur les 180 lits que nous avions ouverts dans le privé, une centaine était déjà occupée. Au moment du pic, début avril, 1 000 patients covid-19 étaient hospitalisés en réanimation ; 200 lits de réa étaient disponibles à Reims, Châlons-en-Champagne ou Charleville-Mézières. Les capacités de réanimation étaient saturées dans la partie est de la région alors qu'il restait encore des lits non occupés dans la partie ouest, dans le public comme dans le privé.

Lorsque l'opération de transfert a été décidée, le 18 mars, elle s'est orientée vers le sud. Cet épisode restera gravé dans ma mémoire : le 17 mars, le général commandant le service de santé aux armées (SSA) de la région m'a informé qu'à la suite du discours du Président de la République, des pilotes avaient été mis en alerte depuis une heure du matin et qu'ils pourraient venir, avec un Airbus, chercher des patients. J'ai éprouvé un énorme soulagement car, à ce moment, nous pensions vraiment que nous allions vivre une situation similaire à celle qu'a connue l'Italie.

Le lendemain a eu lieu le premier vol MORPHEE, qui s'est parfaitement déroulé, avec un professionnalisme exceptionnel. Au total, six vols ont été organisés.

Nous pensions que si nous n'arrivions pas à ouvrir 1 600 lits de réanimation, nous serions obligés de compter sur les transferts. La suite a été assez facile car la présidente du conseil départemental du Bas-Rhin, comme Jean Rottner, le président de la région, possèdent de nombreux contacts avec leurs homologues suisses. La préfète de région dispose par ailleurs d'une équipe diplomatique très efficace, et nous-même entretenons un partenariat très étroit avec la Sarre depuis un an. Le premier transfert a lieu le 22 mars. En quelques jours, nous sommes parvenus à réaliser 180 transferts, en partie grâce à une décision politique de la chancelière Angela Merkel, qui a demandé à tous les Länder de participer à cet effort de solidarité européen. Malgré la marge de manœuvre dont nous disposions début avril, nous avons donc décidé des transferts massifs, et je referais ce choix en conscience.

J'ai été moi-même surpris de l'efficacité du confinement, et du fait que nous avons passé le pic début avril, non le 25, comme je l'avais dit aux journalistes le 2 avril. Les modèles de prévision ont posé de grandes difficultés. C'est un autre enseignement de la crise : il faut améliorer les études épidémiologiques de terrain et les prévisions, pour donner une meilleure visibilité au décideur. Nous n'avions que deux modèles : celui de l'Institut Pasteur surestimait les situations ; quant à celui construit par Nancy, il était parfaitement inutilisable : il prévoyait que le nombre de patients chuterait dès le 3 avril…

Je l'ai dit au Sénat, les transferts sont des affaires très compliquées à organiser. Il faut d'abord sélectionner les patients sur le plan médical, puis planifier le transfert, en identifiant un hôpital, parfois de l'autre côté de la frontière, et enfin trouver un vecteur pour transporter les malades. Cela suppose une coopération très étroite entre l'ARS, qui effectue la programmation, le SAMU de zone, qui aide à l'identification des malades et la préfecture de zone, qui travaille sur les vecteurs – avions, hélicoptères.

Cela a fonctionné plus ou moins bien. Nous avons réalisé de nombreux transferts, parfois de manière acrobatique, comme l'a dit le président de la CME de la communauté hospitalière des hôpitaux civils de Colmar, avec des délais de prévenance très courts. Mais nous avons eu deux pépins, qui, une fois encore, ont traduit une mauvaise articulation entre les niveaux national et local. Le premier a découlé d'une décision unilatérale de la directrice générale du CHU de Reims de transférer des patients de médecine vers une clinique de Tours, contrairement à la politique officielle de l'agence, selon laquelle on ne transférait que des patients en réanimation.

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Le deuxième a concerné un transfert, approuvé et même fortement soutenu par l'agence, vers Brno, en République tchèque, le 6 avril, et annulé, non pour des raisons médicales mais sur décision unilatérale des cabinets des ministres, alors que les malades étaient déjà sur la piste de décollage.

Cet épisode paraît significatif de nos relations avec le niveau central, qui a considéré que la décision du directeur de l'ARS, fondée sur des considérations médicales, valait moins que l'avis national, pris à l'emporte-pièce et sans aucun élément, puisque nous devions discuter de la politique de transfert de la semaine en fin d'après-midi. C'est ce que nous avons ressenti tout au long de cette crise. Les exemples que j'ai mentionnés – effectifs humains, respirateurs, transferts – l'ont montré.

Il faut faire davantage confiance aux ARS. Dans le cas considéré, nous avons élaboré la politique de transfert en partenariat avec les acteurs de la région.

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La région Grand Est a été touchée massivement, avec une propagation très rapide du virus, manifestement à la suite du rassemblement de Mulhouse. Pensez-vous que les personnes qui y ont participé ont pu contaminer les structures hospitalières et les EHPAD ?

Vous avez par ailleurs souligné le manque de disponibilité des tests. Comment s'explique-t-il ? Aux Contamines-Montjoie ou dans l'Oise, des tests avaient pourtant été réalisés, avant le confinement des clusters. Est-ce parce que la dissémination s'est effectuée à grande dimension ?

Quant au manque d'équipements de protection individuels (EPI), vous avez mentionné un problème dans la logistique de distribution. Comment expliquez-vous les difficultés rencontrées ? Dans quels termes avez-vous répondu à la lettre envoyée par le ministère de la santé le 26 janvier aux ARS, leur demandant de fournir l'état des stocks d'équipements de protection, ainsi que le nombre de lits de réanimation et de réanimateurs ?

Devant les sénateurs, vous avez affirmé que les EPI constituaient un élément majeur dans la crise, avec, au début, le risque d'exposer des soignants sans protection. En 2012, lorsque vous faisiez partie du cabinet de Marisol Touraine, avez-vous participé à l'élaboration de la doctrine de 2013 sur la protection des employeurs envers les employés ? En tant que directeur général d'ARS, en Bourgogne, puis dans le Grand Est, comment avez-vous appliqué cette doctrine, puisque nous avons appris qu'il revenait aux ARS de gérer les stocks d'équipements de protection individuelle ? Comment avez-vous comptabilisé et surveillé la quantité d'EPI – surblouses, masques – présente dans les établissements de santé ?

Je ne reviendrai pas sur les transferts. En revanche, vous avez dit au Sénat que vous aviez réalisé des entraînements en 2019, avec des transferts en train à grande vitesse (TGV), dans l'hypothèse d'un attentat terroriste nécessitant de transporter 200 à 300 personnes. Aviez‑vous organisé cet entraînement parce que le risque terroriste était identifié à ce moment comme le risque majeur ?

Par ailleurs, sur quels motifs le confinement vous a-t-il été refusé, alors qu'il avait déjà été décidé dans l'Oise et aux Contamines-Montjoie ? La taille de la région a‑t‑elle été évoquée ? Est-ce parce que le projet était complexe à mettre en œuvre, et pourquoi ?

Enfin, la réalisation de modèles épidémiologiques n'entre-t-elle pas dans le rôle de Santé publique France ? Quels ont été vos contacts avec l'agence ? Comment avez-vous travaillé, sachant que des salariés de Santé publique France sont présents dans chaque ARS ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

J'ai fait partie du cabinet de Marisol Touraine pendant six mois en 2012, mais dans un tout autre champ de responsabilité, puisque j'étais en charge du pôle relatif à l'organisation des soins, non à la santé publique.

Le risque épidémique était très peu présent dans l'univers de travail des ARS, en Bourgogne-Franche-Comté comme dans le Grand Est, si ce n'est, de manière limitée, au travers de la demande, confirmée chaque année, d'établir les plans ORSAN. Le directeur général de chaque agence est évalué sur ses réalisations, conformément au contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens (CPOM) et à une lettre de mission annuelle. Or ni le CPOM ni les lettres de mission annuelles ne mentionnent autre chose que la préparation de ces plans.

Nous avons évidemment répondu aux demandes d'état des stocks – nous vous transmettrons cette réponse. Mais en toute franchise, cette question n'entrait pas dans notre univers de travail quotidien. Sur le terrorisme, au contraire, la mobilisation était extrêmement forte dans les deux agences que j'ai eu l'honneur de diriger, en raison de deux attentats survenus sur les marchés de Noël de Dijon, puis de Strasbourg, le 11 décembre 2018.

À chaque fois, nous avons fait face, mais avec le sentiment d'avoir eu de la chance : face à un nombre relativement peu élevé de victimes, nous avions pu mettre en œuvre des moyens considérables. Une heure et demie après l'attentat de Strasbourg, trois blocs opératoires de neurochirurgie accueillaient déjà les victimes : parce que Strasbourg est le troisième ou quatrième CHU de France, qu'il était situé à 300 mètres du lieu de l'attentat, et que ses équipes ont fait preuve d'une réactivité extraordinaire. Nous étions convaincus que nous pourrions avoir affaire à un attentat beaucoup plus meurtrier, plus organisé, avec des cibles plus complexes, dans des petites villes moins bien dotées et dépourvues de capacités de chirurgie spécialisée. Nous avons donc organisé des exercices pour simuler différentes situations. L'idée de tester un attentat de masse dans une petite ville nous a également été suggérée par le service d'aide médicale urgente (SAMU) de Paris, qui a contacté le SAMU de la zone Nancy et Metz, notamment François Braun, que vous avez auditionné.

Le risque terroriste était donc très présent dans la gestion des agences, particulièrement de la nôtre, en raison des attentats que nous avions connus. A contrario, le risque épidémique avait été sinon perdu de vue, du moins noyé dans les consignes générales sur la préparation de plans, qui, certes existaient, mais supposaient que des conditions concrètes soient réunies pour être appliqués.

C'est un autre enseignement majeur de la crise : il faut remettre en tension le système, et faire en sorte que le risque épidémique soit traité non seulement à travers la préparation des plans mais aussi de manière opérationnelle. Une discussion opérationnelle a terriblement manqué en février. Notre capacité de tests était très limitée, de l'ordre d'une cinquantaine de tests par jour dans chacun des deux centres de Nancy et Strasbourg ; mais personne ne nous a jamais demandé comment se passerait une éventuelle montée en régime. À ce titre, je veux rendre hommage à Christophe Gautier et aux équipes de Strasbourg, qui ont été les seules à passer de 60 à 400 tests quotidiens.

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Qui impulse la dynamique de montée en puissance sur un territoire ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Ce rôle revient à l'ARS.

Je voudrais revenir sur les tests qui sont, avec les EHPAD, les deux domaines où, malgré un engagement réel, nous n'avons pas atteint les résultats que nous aurions dû obtenir. Nous avons augmenté très vite le nombre de laboratoires publics, mais nous nous sommes heurtés par la suite à des résistances : il faut les créer, mais ensuite les faire fonctionner, leur fournir des réactifs et des écouvillons, qui ont connu une pénurie mondiale tout au long du mois de mars. Nous avons beaucoup soutenu l'idée de faire intervenir les laboratoires privés ; nous n'avons jamais cru que le public parviendrait à surmonter la crise seule. Une cinquantaine de laboratoires privés ont commencé à monter en régime. Pourtant, alors qu'en Allemagne, les campagnes massives de tests ont commencé le 5 février, nous n'avions pas atteint ce stade début avril.

Une équipe de Santé publique France, entièrement autonome, était bien hébergée par l'agence. Elle comprenait sept personnes, qui ont réalisé un travail extraordinaire, tout comme les salariés de l'ARS. Des équipes mixtes ont par exemple effectué les premiers suivis de contacts (contact tracing). Ce sont les salariés de Santé publique France qui ont demandé l'ouverture de l'agence, le dimanche 1er mars.

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Santé publique France n'était-elle pas responsable de la logistique, en particulier des masques en ville ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Il faut absolument corriger ce point. L'équipe locale ne s'occupait pas de logistique ; elle ne réalisait que des études épidémiologiques.

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J'ai donc ma réponse pour les études épidémiologiques…

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Vous avez raison de dire qu'il y a un manque d'études épidémiologiques. Cela est vrai.

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Je demandais seulement si Santé publique France réalisait de telles études.

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Les enquêtes de Santé publique France, réalisées au niveau national, ne sont pas satisfaisantes. Les modèles, créés par l'Institut Pasteur, l'école de Rennes ou le CHU de Nancy, incorporent des variables issues non des enquêtes de terrain, mais de publications scientifiques étrangères. On souffre aussi d'énormes manques d'informations : ainsi, on ne connaît pas les causes médicales de décès… C'est un peu embêtant pour réaliser des études épidémiologiques.

La logistique était entièrement pilotée par Santé publique France, au niveau national. Je le redis : les pouvoirs publics auraient dû faire davantage confiance aux préfectures et aux ARS. Pour ce qui me concerne, j'ai fait confiance aux préfectures de la région pour organiser la distribution de masques, sous l'égide de la préfète de région, également préfète de zone. La préfecture de zone a des spécialistes de ces questions, des militaires par exemple. Non seulement Santé publique France faisait appel à Geodis, mais j'ignorais tout de ce qu'elle lui avait demandé… Si j'avais su que Geodis devait déposer tels paquets à tel endroit, j'aurais immédiatement appelé la pharmacie ou le grossiste répartiteur du coin pour les avertir de leur importance.

S'agissant des EHPAD, nous nous sommes beaucoup mobilisés pour faciliter l'organisation, la mise en place des gestes barrières, ainsi que pour isoler les patients. Forts de notre expérience dans le Bas-Rhin, nous avons tenté de renforcer le soutien médical dans les EHPAD en améliorant l'accès des résidents à une prise en charge médicale. Dans chaque GHT, nous avons placé un référent, qui a lui-même organisé une astreinte, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous avons essayé de renforcer par tous les moyens la contribution de la médecine de ville et accéléré la mise en place des infirmières de nuit.

À la fin du mois de mars, 600 EHPAD sur 620 bénéficiaient de ce système. Nous avons aussi beaucoup travaillé pour aider les structures à faire face à l'absentéisme de leurs personnels. Un site a notamment été créé le 9 avril avec l'Union régionale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (URIOPSS).

Pourquoi avons-nous obtenu d'aussi mauvais résultats ?

Une étude, publiée en début de semaine par l'INSEE Grand Est, qui présente la surmortalité par zone géographique et par âge, indique : « Cette surmortalité a été la plus forte et précoce dans le Haut-Rhin (4 fois plus de décès la semaine du 23 mars), avec un niveau équivalent à ceux observés dans les régions espagnoles et italiennes les plus touchées (Madrid, Castille, Lombardie). Le profil de la surmortalité hebdomadaire des trois autres départements de la région Grand Est les plus touchés (Vosges, Bas-Rhin et Moselle) est semblable, avec un maximum de 130 % environ durant les semaines du 23 et du 30 mars. Les maxima de surmortalité enregistrés dans les autres départements sont beaucoup moins élevés. »

La surmortalité concerne en grande majorité les personnes de plus de 70 ans. Les chiffres établissent un lien fort entre les décès dus au covid-19 et le grand âge. Entre le 2 mars et le 10 mai 2020, les proportions de personnes âgées « augmentent et les 70 ans et plus représentent 75 % des décès masculins et 87 % des décès féminins », contre 67 % et 83 % respectivement, sur la période de comparaison. L'excès de mortalité est maximal au-delà de 90 ans : + 78,2 % pour les hommes et + 61,2 % pour les femmes.

Cela signifie que les EHPAD de la région Grand Est ont été massivement contaminés. C'est statistiquement établi. Nous avons créé un système d'information sur les EHPAD, qui a fonctionné à partir du 20 mars, avant d'être remplacé par un système national, mis en service début avril. Le pourcentage d'EHPAD touchés a augmenté très rapidement, pour atteindre 61 % début avril. Les chiffres sont particulièrement mauvais dans le Haut-Rhin, le Bas-Rhin, la Moselle et les Vosges.

Deux raisons expliquent ces difficultés malgré les efforts de l'ARS.

Tout d'abord, lorsqu'une telle épidémie se propage très rapidement, un certain nombre de professions sont exposées au premier chef en raison de leurs nombreuses interactions sociales : caissières, agents de sécurité, aides-soignants, etc. Ce sont ces personnes qui diffusent le virus dans les EHPAD, et d'autant plus facilement qu'il n'y avait pas de masques à cette époque. Cette forte surmortalité s'explique d'abord par ce contact entre des professionnels à risque et des patients fragiles, non protégés.

Se pose ensuite la question – et vous y avez insisté à différentes reprises, monsieur le rapporteur, lors des auditions – de la décision médicale concernant les personnes âgées. Le nombre de lits d'hôpital disponibles en médecine et en réanimation n'a jamais été contraint dans la région Grand-Est, mais les conditions d'accès des personnes âgées ont été rendues très difficiles en raison de l'absence de soutien médical dans les EHPAD. Cela peut vous paraître surprenant, mais dans nombre de ces établissements, les médecins coordinateurs étaient débordés, il n'y avait plus de médecins traitants et malheureusement l'habitude s'est prise en France de renvoyer aux 15 et aux services d'urgence sitôt que se présentait une difficulté.

Dans ce contexte, l'insuffisante organisation des filières ville-hôpital, la faiblesse de la relation entre les EHPAD, les soutiens médicaux – je songe aux infirmières, notamment, la nuit – et l'hôpital conduisent à hospitaliser les gens beaucoup trop tard. Des refus d'hospitalisation s'expliquent ainsi, médicalement, par le fait que ce n'était plus justifié à ce moment-là ; on ne saurait donc parler de décisions médicales inappropriées.

Cette maladie présente deux phases : à partir du sixième, septième ou huitième jour, la situation de certains patients se dégrade très rapidement. En Allemagne, les hospitalisations en réanimation ont été moins nombreuses et les hospitalisations précoces plus nombreuses parce que les médecins de ville ont envoyé des patients à l'hôpital à ce moment charnière. En France, la décision d'hospitaliser ou pas intervenait beaucoup plus tard, à un moment où la maladie pouvait évoluer très rapidement. Les faits dont vous faites état ne sont pas liés à un problème de limites en volume, mais à un défaut d'organisation des filières et de la prise en charge. J'ajoute qu'au début de l'épidémie, nous n'avions pas une vision claire de l'ensemble des symptômes d'alerte au sein des EHPAD. Selon moi, nous avons trop insisté sur les symptômes respiratoires et pas assez sur les symptômes avant-coureurs, qui auraient pu conduire à une hospitalisation plus précoce.

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Les médecins ont été invités à faire des téléconsultations et à revoir les patients six à huit jours après leurs premiers symptômes. L'ont‑ils suffisamment fait ?

Par ailleurs, vous avez souligné le manque de professionnels de santé dans les EHPAD alors même que les médecins de ville se considéraient sous-employés, sous-utilisés. Comment l'expliquer ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

La médecine de ville, en effet, a été « mise en suspension » pendant les premiers jours de mars. Les messages diffusés, à commencer par ceux de l'ARS invitaient à appeler le 15 en cas de symptômes graves et à rester chez soi lorsque les symptômes étaient plus légers, en attendant qu'ils s'aggravent. Sans doute cette communication a-t-elle été ambiguë et entraîné un manque d'accompagnement ou de suivi des patients confinés à domicile, au moment précisément où le nombre de consultations en médecine de ville s'effondrait. La télémédecine, l'accompagnement, d'autres initiatives sont venus très rapidement par la suite : dans la région Grand-Est, la première à avoir été confrontée à l'épidémie, les réponses auxquelles vous avez fait allusion ont été apportées, mais entre le 20 mars et début avril, pas dans les premiers jours de mars.

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Je vous remercie pour vos propos et pour les réponses que vous avez apportées, en particulier s'agissant des masques, des transferts et des respirateurs.

Je suis frappé car, depuis une heure quarante, vous n'avez pas évoqué une seule fois le ministre de la santé. Avez-vous été en contact avec lui ? L'avez-vous eu au téléphone, sachant que votre région était la première concernée, que vous étiez en première ligne et qu'il y avait urgence – vous avez vous-même évoqué une situation « surréaliste » à propos des commandes et de la distribution des masques ?

Vous avez dit avoir beaucoup souffert d'une absence de respirateurs pendant les quatre premières semaines du mois de mars. Ceux que vous avez reçus étaient-ils ou non utilisables ? À quelle fréquence ont-ils été utilisés ?

Avez-vous une idée de nombre de soignants contaminés dans la région Grand-Est, alors qu'ils étaient en première ligne ?

Nous connaissons les conditions dans lesquelles vous avez été démis de vos fonctions – vous avez d'ailleurs déposé un recours. Considérez-vous que vous avez été un fusible, et pris entre le marteau et l'enclume ?

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Vous avez remercié les ministères de la défense et de l'intérieur, mais vous n'avez quasiment pas évoqué le ministère de la santé ; vous dites avoir été trop peu aidé, trop tard, confronté à une administration centrale aveugle et sourde à vos alertes. Mais de qui parlez-vous précisément ? Du directeur général de la santé, de la directrice de Santé publique France, du cabinet du ministre de la santé, du ministre lui-même, des conseillers de Matignon et de l'Élysée, de la directrice générale de l'offre de soins ? Qui étaient vos interlocuteurs restés silencieux face à vos alertes ?

Considérez-vous qu'un certain nombre de décisions nationales ont entravé la gestion de la crise qui vous incombait, ainsi qu'à Mme la préfète de région ?

Avez-vous noté des contradictions entre ce qui aurait été nécessaire sur le plan régional et ce qui a été décidé sur le plan national, y compris dans le domaine de la communication – je songe à l'utilisation des masques ou à l'invitation, à quelques jours du confinement, à maintenir une vie sociale normale, voire à aller au théâtre ?

Enfin, diriez-vous que, comme les ARS, le ministère de la santé n'a pas la culture de la gestion de crise et que le ministère de l'intérieur devrait être en première ligne ?

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Lors de leurs auditions, les ministres de la santé successifs, de Xavier Bertrand à Agnès Buzyn, nous ont assuré que l'organisation de la santé, celle des ARS et les liens avec le ministère sont satisfaisants. En revanche, chez les acteurs des territoires – soignants libéraux ou publics, élus locaux et territoriaux, parlementaires –, le ressenti est bien différent. Selon vous, quelles sont les marges de progression pour les mettre d'accord ? Quelles initiatives devraient-elles être prises pour améliorer ce fonctionnement, au quotidien et en cas de crise ?

Lorsque vous étiez directeur général de l'ARS de la région Grand Est, vous avez procédé à des réorganisations structurelles de centres hospitaliers, notamment celui du Centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy, où vous avez envisagé le maintien de la suppression de 598 postes, ce qui a déclenché une polémique. On compte en France dix personnels administratifs pour dix personnels soignants. Est-ce un progrès, un gage d'efficacité ou faudrait-il revoir à la baisse les effectifs des premiers, comme le font d'autres États membres de l'Union européenne et d'autres pays ?

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Je souhaite également vous interroger sur les relations avec le ministère de la santé.

La réquisition par la préfète de la région Grand Est de masques destinés aux Bouches‑du‑Rhône sur le tarmac d'un aéroport a marqué les esprits. Était-ce pour vous une façon de contraindre le ministère à prendre ses responsabilités ? Que s'est-il passé précisément ?

Nous connaissons les conséquences de vos propos relatifs au plan du Comité interministériel de performance et de modernisation de l'offre de soins (COPERMO) de Nancy. J'ai considéré pour ma part qu'ils n'étaient pas vraiment de nature à permettre aux personnels de travailler dans de bonnes conditions et je considère toujours qu'il doit être abandonné. Quels ont été vos échanges avec le ministre à ce moment-là ?

Enfin, aviez-vous des données sur l'état des stocks de matériels stratégiques dans les établissements avant la crise ? Nous avons un peu de mal à nous faire une idée en la matière.

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

La journée était rythmée par deux moments importants : à quinze heures, nous envoyions à Santé publique France, les données collectées sur toute la région, reformatées et fiabilisées, qui serviraient de base à la communication du professeur Salomon à dix-neuf heures ; à vingt heures, nous nous réunissions sous la présidence de Jérôme Salomon ou, fin mars, du chef ou du directeur de cabinet du ministre de la santé ou du ministre de la santé, parfois avec les préfets – auquel cas le directeur de cabinet du ministre de l'intérieur ou le ministre lui-même étaient présents.

Personnellement, je me suis entretenu deux fois avec le ministre de la santé au téléphone, non à propos du COPERMO de Nancy, mais à propos de la politique de transferts. Et, un dimanche matin, alors que vingt-huit personnes avaient été intubées à Mulhouse dans la nuit de vendredi à samedi, le ministre m'a alors demandé mon point de vue sur la situation, proprement épouvantable.

Ce qui a énormément manqué dans ce pilotage, c'est vraiment le bilatéral, la fixation d'objectifs, l'appui concret. Tous les soirs, nous étions noyés dans une discussion à laquelle l'ensemble des ARS participaient, avec le professeur Salomon, le directeur de cabinet du ministre et, parfois, le ministre lui-même. Il était impossible de s'exprimer ! Je me suis efforcé d'intervenir plusieurs fois en poussant des cris d'alarme, qui étaient perçus comme de l'agitation ; je n'ai été ni entendu ni compris. Le directeur de cabinet m'a ainsi reproché d'avoir tenu des propos un peu vifs.

Nous avons manqué de modalités de discussion correctes, comme cela doit être le cas avec un collaborateur : « Où en êtes-vous, que se passe-t-il, pourquoi ne parvenez-vous pas à atteindre les objectifs, de quoi avez-vous besoin ? ». Piloter, c'est fixer des objectifs mais c'est aussi soutenir, animer, accompagner. C'est ce qui a totalement manqué : pas d'objectifs, pas d'animation, pas d'accompagnement, pas de soutien…

Nous aurions pu mieux gérer la crise dans le Grand Est si la réserve nationale de masques avait été débloquée, pour nous, dès le début de la crise. Nous avions besoin de 4,5 millions de masques par semaine, peut-être même un peu moins, et il y en avait 102 millions en réserve. Comme dans toutes les batailles, vient le moment où le chef d'état-major doit affecter la réserve à tel ou tel endroit parce que les troupes sont en train de se faire enfoncer. Les réserves existaient et cela ne coûtait pas grand-chose de voir que nous étions en perdition et qu'il fallait mettre le paquet pour nous aider.

Il en est de même pour les respirateurs. Certaines régions étaient épargnées pendant que nous étions à l'acmé de la crise. Nous aurions donc pu récupérer des respirateurs avant de les leur rendre au moment où nous serions en descente, et les autres en montée.

La communication nous a posé énormément de problèmes, même si elle était animée par les meilleures intentions du monde pour éviter les erreurs commises lors de l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen et les déclarations incohérentes entre préfectures, ARS, ministères de la santé et de l'intérieur, niveaux central et régional. En l'occurrence, la communication centrale était coupée des réalités du terrain. Des statistiques étaient égrenées chaque jour tandis que, de notre côté, nous faisions un communiqué régional conjoint avec la préfecture de région et un communiqué départemental avec le préfet. Jusqu'à la fin du mois de mars, il n'était question que de cas de contamination, d'hospitalisation, d'entrées en réanimation et non de ce qui était fait pour essayer de desserrer l'étau et créer peu à peu les conditions d'une meilleure prise en charge.

Je vous l'ai dit : nous étions de mieux en mieux préparés à un risque terroriste et nous avons oublié de nous préparer à un risque pandémique. À mes yeux, cela ne remet pas en cause le rôle des ARS qui, au contraire, doit être accru ; il faut faire en sorte que l'ensemble des acteurs – hôpitaux, médecine de ville – soit obligé de s'engager aux côtés de l'État, en période de crise, afin de pouvoir répondre aux attentes. J'ai passé des jours, parfois dans la tension et l'énervement, à dire à des responsables hospitaliers que les laboratoires devaient monter en puissance, qu'il fallait tester, tester, tester.

J'ai rencontré également beaucoup de difficultés avec le SAMU de zone, qui est entré en traînant les pieds dans la politique de transferts. Il convient donc de renforcer les capacités des ARS à piloter activement la gestion de la crise sur le plan régional sous l'égide du préfet de région. La dimension interministérielle est forcément présente : ce sont certes des questions de santé qui se posent mais aussi des questions d'économie, de libertés et d'ordre publics, de sécurité, ce qui relève des préfets de département et de région. L'unité et la cohérence régionales entre les différents acteurs interministériels sont essentielles, le préfet de département devant quant à lui être en mesure d'assurer fermement la cohérence des actions de l'État.

Certaines choses ont été très bien faites, notamment la prise en charge des enfants des soignants afin qu'ils puissent aller à l'école a été très bien organisée, sous l'égide du préfet, avec l'inspecteur d'académie.

Je suis d'accord avec vous : les ARS doivent renforcer leurs compétences, accroître leur présence sur le terrain et les partenariats avec les élus et les collectivités locales – les décisions que le ministre a annoncées hier me paraissent de ce point de vue aller dans le bon sens.

Nous étions la seule région dont le conseil régional, présidé par Jean Rottner, a voté le projet régional de santé. Nous avions engagé deux contrats expérimentaux avec le Bas-Rhin et la Meurthe-et-Moselle, vingt-deux contrats locaux de santé, et notre ambition était de couvrir toute la région. Pendant la crise, nous avons souffert du manque d'un cadre de travail organisé avec les élus ; les tensions ont été très fortes, dont certaines tout à fait légitimes, comme je l'ai dit à Mme Klinkert. J'ai d'ailleurs partagé avec elle le douloureux sentiment, au début de la crise, que l'ARS et l'État, n'avaient pas été suffisamment présents. Le Conseil départemental du Haut‑Rhin a dû se substituer à l'État, notamment pour fournir des masques et des équipements de protection individuelle dans les EHPAD.

J'ai moins bien vécu d'autres expressions… J'ai assisté à certaines formes d'instrumentalisation, où il s'agissait d'utiliser la crise pour faire avancer des idées certes légitimes – même si je ne prétends pas qu'il ne faille pas décentraliser certaines compétences ni accroître le rôle des départements dans le domaine médico-social.

La gestion de crise a également été instrumentalisée à Nancy à d'autres fins que l'amélioration de l'efficacité de l'intervention publique. Le directeur de cabinet du ministre m'a appelé un mercredi matin pour me dire que je « sautais » une demi-heure plus tard, en conseil des ministres, en raison des propos que j'avais tenus le vendredi 3 avril où, à la fin d'une conférence de presse, j'avais affirmé le maintien du projet COPERMO. Ma réponse était moins simple qu'il n'y paraissait car ce plan de performance, approuvé par la ministre en juillet 2019, était aussi un projet d'investissement en cours d'étude, rendu éligible par le COPERMO du 16 janvier 2020, sans qu'il ait été pour autant bouclé. Restait à savoir comment financer un investissement de 525 millions dans un contexte difficile sachant que la dette du CHU de Nancy s'élevait à 400 millions…

Je regrette que le débat n'ait pas été plus riche et plus complet. Le ministre a annoncé dans un tweet, le dimanche, la suspension de toutes les opérations de réorganisation. L'après‑midi, nous avons indiqué dans un communiqué que nous nous alignions évidemment sur sa position et, le mardi, le Premier ministre a écrit au maire de Nancy pour lui dire que tout était suspendu jusqu'à l'après crise. Il était difficile à ce moment-là de faire autrement. J'ai perçu mon limogeage comme une sanction très injuste.

Par ailleurs, ce projet me semble avoir été caricaturé. L'hôpital est réparti sur sept sites vieillots de 500 000 mètres carrés ; son regroupement sur un seul site de 250 000 mètres carrés aurait été le gage d'immenses gains d'efficacité et de qualité médicale. Le mode de fonctionnement aurait été beaucoup plus compact, plus ouvert sur la chirurgie ambulatoire.

L'évolution de l'hôpital passe par les nouvelles technologies, le développement de la chirurgie ambulatoire, l'ouverture sur la médecine de ville, l'organisation de filières, et pas seulement par la seule prise en charge en CHU. Ce projet représentait un an et demi de travail avec des armées de consultants et visait à répondre aux besoins à venir. Il n'est pas choquant de dire que le regroupement sur un seul site nécessite moins de gardiennages et de logistique ; il n'est pas choquant de dire que la chirurgie ambulatoire est bénéfique pour les patients et pour les finances publiques ! Dès lors, pourquoi ne pas aller en ce sens, comme tous les pays étrangers ? Pourquoi ne pas développer ce dont la population a besoin, c'est-à-dire la prise en charge des personnes âgées ? Pourquoi traiter à l'hôpital ce que l'on peut beaucoup mieux traiter en ville comme, par exemple, les urgences ? Il ne doit pas y avoir de tabous là-dessus. Un lit hospitalier n'est pas une unité de mesure intangible : il y a des lits hospitaliers utiles, d'autres moins, qui ne sont pas occupés ; il y en a qui doivent être créés, par exemple pour l'aval des urgences, d'autres qu'il faut supprimer lorsqu'on passe en chirurgie ambulatoire, etc.

J'ai confiance. Le ministre a dit hier que ce projet serait rediscuté ; j'espère qu'il aboutira et que, dans cinq ou dix ans, les personnels du CHU de Nancy disposeront d'un cadre de travail bien meilleur et, que les habitants de Meurthe-et-Moselle et de la région pourront accéder à des soins spécialisés de qualité. Je ne peux pas vous en dire plus.

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Vous avez indiqué tout à l'heure, ce qui m'a un peu surpris, qu'au moment du pic épidémique, il y avait seulement six personnes, trois à Strasbourg et trois à Nancy, dans les locaux de l'ARS, les autres travaillant, j'imagine, depuis leur domicile. Quel était donc l'effectif global ?

S'agissant de la commande de masques qui a été couverte par la préfète, à qui l'avez‑vous adressée ? Santé Publique France n'en avait-elle pas le monopole des commandes ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

L'ARS comptait 720 collaborateurs en activité, dont six étaient physiquement présents, tout en étant interdits de réunion, dans les locaux : l'agence avait en effet été fermée et le télétravail rendu obligatoire.

L'essentiel se faisait au travers de conférences téléphoniques, comme celles qui réunissaient tous les lundis et tous les vendredis tous les acteurs sanitaires de la région, ou de visioconférences, comme celle qui le 17 mars a réuni tous les représentants des EHPAD du Haut-Rhin.

Nous avons, profitant des liens existant entre beaucoup d'entreprises de la région et la Chine, passé commande de 6 millions de masques par nous-même auprès d'un importateur qui n'a malheureusement pas tenu ses engagements : si la première livraison aérienne du 2 avril a été partagée, celle du 5 avril ne contenait que 3,4 millions d'unités au lieu des 11 millions prévues. Nous avons décidé de réquisitionner tout ce qu'il y avait dans l'avion, grâce à un arrêté signé par le préfet du Haut-Rhin, en accord avec la préfète de région dans la mesure où les autres régions étaient moins en difficulté et d'autant que l'importateur s'était engagé à livrer le reliquat le jeudi suivant. Nous l'avons fait en toute bonne conscience et nous le referions s'il en était besoin : il n'y avait pas à transiger sur la priorité absolue à donner aux équipements de protection individuelle des soignants de la région Grand Est.

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Vos révélations relatives aux masques sont vraiment terribles : élu du département de la Meuse, j'ai constaté qu'en pleine crise, tout le monde manquait de masques – une catastrophe, notamment pour les médecins et pour les infirmiers libéraux – sauf l'hôpital, compte tenu de la grande qualité des relations entre le préfet, le délégué territorial de l'ARS et vous-même.

Or vous nous apprenez que les 100 millions de masques disponibles à la fin du mois de mars n'ont pas été débloqués : à qui incombait la décision de les faire distribuer ? À quel niveau le blocage a-t-il eu lieu ? Même chose pour les respirateurs : on en commande un millier, ils se révèlent impropres à l'usage que l'on comptait en faire, alors qu'il en restait dans d'autres régions où ils étaient inutilisés…

Il a été mis fin à vos fonctions début avril, dans des conditions particulièrement choquantes et en pleine crise ; nous avons été nombreux à le regretter. Cette décision a-t-elle eu ou non des conséquences sur le fonctionnement de l'ARS ?

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Comment les CPTS ont-elles fonctionné au cours de la crise ? Ont-elles aidé à structurer les soins de ville ? Quels autres acteurs – professionnels libéraux, maisons et centres de santé, maisons médicales de garde – se sont démarqués à cette occasion ?

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Vous étiez en poste lorsque Mulhouse se situait à l'épicentre de l'épidémie. Première d'une série de quatre questions, sur la base de documents que je verserai pour nos débats au secrétariat de la commission : le 12 mars, alors que les malades affluent par dizaines au centre hospitalier, les cliniques et hôpitaux et privés ne sont pas encore dans la boucle alors qu'ils ont demandé à l'être ; l'ARS leur répond par la négative. Il faudra, par mon intermédiaire, passer par le préfet pour qu'elles participent à la gestion de la crise sanitaire et puissent mettre des lits à disposition.

Le jeudi 26 mars, alors que les médecins s'emploient à créer des lits de réanimation et à sauver des gens, l'ARS réclame des dossiers d'autorisation : pensez-vous qu'il était utile à ce moment-là de faire de l'administration ?

Le 10 avril, soit deux jours après votre départ, l'ARS écrit aux laboratoires pratiquant des tests sérologiques, notamment dans les EHPAD, faute de tests PCR : « Il convient pour l'heure de ne pas avoir recours à de tels dispositifs de tests sérologiques dont la fiabilité demande à être établie et dont l'achat et l'utilisation s'inscriront dans un cadre défini par la puissance publique. » Or certains tests sérologiques d'IgM, ou immunoglobulines M, permettent de mettre en évidence, notamment sur des périodes d'immunité courtes, des contaminations : ils ont par exemple permis d'écarter des aides-soignantes et des infirmières contaminées par le Covid‑19. Or on leur a demandé d'arrêter ces tests alors qu'ils auraient permis de sauver des gens : qu'en pensez-vous ?

Enfin, l'ARS Grand Est compte près de 800 salariés : combien d'entre eux se sont-ils rendus sur le terrain, dans les hôpitaux et dans les cliniques ?

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On a, en effet, pas toujours pris la juste mesure de ce qui s'est passé dans le Grand Est : je vous remercie d'avoir souligné l'épouvantable souffrance que ces événements y ont fait naître.

Estimez-vous avoir joué le rôle de bouc émissaire ? Au cours de l'une des réunions téléphoniques auxquelles vous avez participé sur le Ségur de la santé, j'avais été assez surprise par la dureté dont Olivier Véran avait fait preuve en évoquant votre éloignement : constitue‑t‑il selon vous une injustice ?

Vous avez notamment, en pilotant l'ARS, mis en place des délégations territoriales qui me semblent tout à fait pertinentes. Vous avez par ailleurs travaillé main dans la main, tout au long de la crise, avec la préfète Josiane Chevalier. Pensez-vous que vous auriez pu, si vous aviez eu les coudées encore plus franches dans votre collaboration avec celle-ci, comme cela aurait été le cas dans un Land allemand, épargner davantage de vies ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Effectivement, les CPTS, dont la première a été opérationnelle à Metz en juin 2019, ont démontré, comme les maisons de santé, une forte efficacité en matière d'accès aux soins. Dans le cadre d'équipes de soins primaires, certains infirmiers ont par ailleurs, particulièrement à Toul, pu prodiguer des soins à domicile à des patients atteints du Covid-19, notamment en participant à des téléconsultations menées par des médecins, au cours desquelles ils se chargent des mesures de respiration, par exemple. La crise nous a enseigné qu'il fallait poursuivre dans cette voie : la complémentarité entre un médecin, une infirmière et un pharmacien est décisive, notamment au moment où des évolutions rapides peuvent survenir, entre le sixième et le huitième jour. Le médecin n'a pas forcément besoin de se déplacer : il suffit qu'une infirmière vienne vérifier et, au besoin, envoyer une image ou simplement des mesures. Il en est de même pour le pharmacien.

Non, ce ne sont pas les préfets, mais bien l'ARS qui a poussé à l'engagement du secteur privé, comme elle l'avait fait auparavant dans d'autres dossiers, avec des résultats importants : le 23 mars, on y comptait 172 lits de réanimation opérationnels, dont 105 identifiés covid, et 81 patients pris en charge, sur un total de 914 dans la région, 247 autres patients étant pris en charge dans d'autres services que la réanimation.

La montée en régime a été la plus rapide possible. Dans les zones de la région où nous nous trouvions véritablement en difficulté, nous avons cependant assez vite saturé nos capacités, à l'exception du problème rencontré à Strasbourg, qui a été traité grâce à un inspecteur de l'inspection générale des affaires sociales qui a fait de la régulation fine.

Nous avons effectivement, notamment pour des questions de responsabilité juridique, délivré le 26 mars quinze autorisations formelles, mais nous n'avons jamais empêché les établissements concernés de commencer à fonctionner avant cette date.

Nous avons été les premiers à mener, avec l'appui de la mairie, des tests sérologiques au sein de l'EHPAD nancéen « Notre Maison », dont les résultats n'étaient pas apparus très inquiétants dans la mesure où très peu de résidents avaient déjà contracté le virus. Je suis d'accord avec vous, monsieur le député, sur le fait que ces tests présentent un réel intérêt : on s'est notamment rendu compte que l'on pouvait les combiner, dans des lieux confinés, avec des tests PCR pour mesurer le risque encouru par les résidents concernés. Il est vrai que nous avons, après avoir hésité, finalement bloqué l'utilisation de ces tests sérologiques à partir du 10 avril car nombre de professionnels, et pas des moindres, avaient émis des doutes quant à leur fiabilité.

Quels étaient nos interlocuteurs au niveau national ? Des gens qui animaient une espèce de centre de crise et à qui nous envoyions régulièrement, sans grand effet, des messages. Ainsi le professeur Salomon avait répondu à ma suggestion de réorganisation des circuits logistiques en me promettant une réunion qui n'a jamais eu lieu. Nous avions affaire tantôt à des équipes très techniques, tantôt au professeur Salomon, ou à Cécile Courrèges, organisatrice de l'offre de soins au niveau national, tantôt, dans un cadre interministériel, à Jean Castex. Nous échangions également par téléphone ou par courrier électronique avec une armada d'interlocuteurs qui n'étaient pas des décideurs : établir une relation de confiance entre le niveau central et les ARS n'avait dans ces conditions rien d'évident.

Ai-je le sentiment d'avoir joué le rôle de bouc émissaire ? J'ai été très franchement choqué qu'en pleine campagne électorale, alors que le maire de Nancy se livrait – c'est son droit le plus strict – à de la communication politique en prenant la défense les Nancéens, la décision de mettre fin à mes fonctions ait été prise en l'absence d'un véritable dialogue : je n'ai en effet jamais discuté sur le fond ni avec le ministre ni avec son directeur de cabinet. Le résultat des élections municipales à Nancy a montré qu'elle n'a pas changé le cours des choses : j'ai donc le sentiment amer qu'on a mis fin à mes fonctions pour faire plaisir à un élu – qui en définitive a été sèchement battu.

J'en viens aux délégations territoriales. Il faut que les ARS soient capables de dialoguer avec les élus, ce qui ne peut, notamment dans le Grand Est, s'organiser qu'au niveau régional : même le maire de Nancy, qui est également président du conseil de surveillance du Centre hospitalier régional universitaire, a parfois besoin de joindre plusieurs fois par jour l'interlocuteur compétent. Les préfets de département sont souvent joués ce rôle, parfois en raison du manque de visibilité de l'ARS du Grand Est, mais également parce que l'on ne traite pas seulement de questions sanitaires au cours de tels épisodes. Nous avons en revanche besoin de délégations territoriales fortes : nous en avons recréé deux en Alsace, dans le Haut-Rhin et dans le Bas-Rhin, et renforcé celle de l'ancienne région Champagne-Ardenne en leur redonnant des prérogatives sanitaires qu'elles avaient perdues, et en y introduisant des compétences de soignants pour faciliter précisément le dialogue avec les soignants, surtout lorsqu'il s'agit d'accompagner, de soutenir et de faciliter et non de faire du contrôle administratif : dans une telle position, le jugement des pairs est en finalement davantage apprécié.

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Vous n'avez pas répondu à ma question sur l'entrée tardive dans la réponse à la crise des cliniques privées de Mulhouse, ni sur le nombre de salariés de l'ARS présents sur le terrain.

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Les choses se sont très bien terminées à Mulhouse et les deux secteurs ont en définitive très bien travaillé ensemble, alors qu'ils ne cessaient jusque-là, dans un contexte de guérilla, de se plaindre les uns des autres, la fondation Maison Diaconat considérant par exemple que l'hôpital était mal géré, la directrice générale du GHRMSA que le privé ne faisait pas sa part de travail, etc. En quelques jours, ils ont réussi, sans que l'ARS n'ait, contrairement à Strasbourg, à intervenir, à développer des capacités au sein des établissements privés, mais surtout à faire intervenir des personnels en poste au sein de ces derniers à l'hôpital : peut-être avons-nous perdu quelques jours, mais nous avons désormais une réelle capacité de travail en commun sur laquelle il faudra s'appuyer.

Pour quelle raison les personnels de l'ARS n'étaient-ils pas sur le terrain ? Ils étaient, moi le premier, en contact permanent avec les professionnels, les EHPAD et les départements, mais à distance, par téléphone, en visioconférence ou en télétransmettant documents, données, instructions, etc. Notre fait de gloire est d'avoir réussi à faire monter aussi rapidement en régime la réanimation : comme l'a indiqué Benoît Vallet, nous pilotions cette opération tous les jours à onze heures au cours d'une réunion de deux heures qui nous permettait de mener les arbitrages nécessaires entre les douze groupements hospitaliers de territoire de la région. Nous n'avions pas besoin d'être présents dans les services hospitaliers.

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La réponse que vous avez faite à ma collègue vous a fait apparaître comme un fusible administratif de l'épidémie.

Vous avez été en poste en Bourgogne Franche-Comté, puis dans le Grand Est, de 2012 à 2020 : or sur ce territoire sont stockés notamment les équipements de protection individuelle (EPI), ainsi que les médicaments et les respirateurs.

Vos propos ont été, s'agissant du manque de masques, empreints d'une grande sévérité : vous avez en définitive fait la démonstration d'un grand gâchis au cours des premières semaines de l'épidémie.

Avez-vous pendant ces huit ans eu des contacts avec la direction de l'EPRUS, notamment avec M. Thierry Coudert jusqu'à sa fusion avec Santé publique France qui vous auraient permis de connaître l'état des stocks, qui représentaient en 2012 1,6 milliard d'unités, dont 1 milliard de masques chirurgicaux et 600 millions de masques FFP2 ? Lorsque j'ai interrogé le ministre de la santé dans l'hémicycle à ce sujet, il m'a répondu que ces stocks se réduisaient à 117 millions de masques chirurgicaux, et zéro FFP2…

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Des éléments graves et importants ressortent de vos propos sur les masques. Pour ce qui est des EHPAD, quel soutien vous a apporté ce que vous appelez poliment le niveau central, c'est-à-dire le Gouvernement et ses fonctionnaires d'autorité, pendant la période allant du 2 au 20 mars ?

Vous avez fait état d'échanges avec M. Jérôme Salomon : ont-ils en quoi que ce soit revêtu un aspect positif ? En quoi vous ont-ils soutenu dans la tâche considérable à laquelle vous deviez faire face ?

Vous avez évoqué la dimension politique de cette période : la présence auprès du président Macron d'une conseillère en charge de la santé originaire d'Alsace a-t-elle modifié votre relation avec les différents acteurs de la santé ?

Je suis pour ma part originaire de la plus belle région de France, l'Aquitaine ; et si elle n'a pas été touchée par l'épidémie, elle compte néanmoins un remarquable directeur général d'ARS. Or la faillite de l'échelon départemental y a été flagrante. La déléguée départementale de l'ARS m'a ainsi dit un jour que les tests sérologiques ne servaient à rien !

Dans l'acronyme ARS, ce qui pose problème n'est ni le A ni le S, mais bien le R : il est donc nécessaire de mener une véritable réflexion portant à la fois sur ses compétences, sur ses pouvoirs ainsi que sur sa communication au plan départemental.

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Vous êtes ce que l'on appelle un grand commis de l'État. Votre parcours professionnel montre votre expérience diverse puisque vous avez été inspecteur à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et rapporteur à la Cour des comptes.

Vous avez déclaré tout à l'heure sous serment : « Je pense que l'on ne s'était pas préparé à un risque pandémique. » Que faudrait-il faire pour que la France soit préparée ? Qu'est-ce qui a failli pour en arriver là ?

Pour ma part, je souhaite que mon pays soit armé pour faire face à ce risque. On pourrait penser qu'il l'est lorsqu'on regarde les textes, que ce soit ceux qui créent le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, ou ceux qui rendent obligatoires les hauts fonctionnaires de défense. Avez-vous déjà rencontré, au cours de votre activité de directeur général d'ARS, les hauts fonctionnaires de défense ?

Combien de fois, ces huit dernières années, avez-vous été animés de manière collective sur les risques ? Parmi vos 800 collaborateurs, combien étaient affectés à la mise en œuvre des plans qui normalement vous étaient communiqués ? Dans la communication des plans, il vous appartenait, si j'en crois les circulaires, de vérifier les moyens, autrement dit s'il y avait des masques, des blouses, si l'iode a été distribué dans les périmètres des centrales nucléaires, s'il y avait assez de vaccins, etc.

J'ai le sentiment que notre « faillite sanitaire » est systémique : si nous avions eu une attaque militaire à caractère bactériologique, je pense que nous en serions au même point, alors que, dans les textes, nous devrions normalement être capables de faire face. Que faudrait-il faire pour cela ?

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Vous avez évoqué les multiples missions de l'ARS, comme de multiplier par deux la capacité du nombre de lits, faire la passerelle entre le public et le privé, soutenir opérationnellement les EHPAD. Les ARS ont également un rôle central de coordination.

Or la crise a révélé des problèmes majeurs de coordination, tant au niveau national que local. J'ai été très surprise de constater, en Saône-et-Loire, que la délégation territoriale sur laquelle nous pensions pouvoir nous appuyer n'avait en fait aucun pouvoir de décision et qu'elle ne connaissait pas nécessairement les élus, les entreprises et les associations. Ne pensez-vous pas qu'il faudra revoir les missions des délégations territoriales des ARS ?

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Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

Effectivement, je ne me suis jamais intéressé à l'EPRUS. Je savais qu'il était implanté dans les régions dans lesquelles j'ai travaillé, notamment qu'il y avait, dans la région Grand Est, des lieux de stockage très importants, le principal étant situé dans le département de la Marne.

L'attentat de Strasbourg a été stupéfiant pour le niveau central : entre deux heures et sept heures du matin, on a monté et fait fonctionner une cellule d'urgence médico-psychologique (CUMP) qui a accueilli 400 personnes et, dans le même temps, on a soigné des blessés à l'hôpital, qui parfois ont été opérés au cours de la nuit. Lorsque la ministre est venue sur place le lendemain, elle a vu qu'il y avait eu une mobilisation forte : les infirmières avaient décidé de ne pas rentrer chez elles et les médecins qui avaient monté la CUMP n'avaient pas dormi non plus. La mobilisation avait été totale. Lorsque j'ai dit qu'on n'était pas préparé à cette crise, c'est à cela que je faisais allusion : on n'était pas préparé à avoir ce type de réflexe, tout simplement parce que le risque pandémique était jugé beaucoup moins fort que le risque terroriste.

Vous avez raison de dire que cela traduit un effet de système et que la préparation de la gestion de crise doit être revue en profondeur. Ce n'était pas le cas au départ n matière de terrorisme. Lorsqu'est survenu le drame de Dijon, tout s'était bien passé. Mais quinze jours plus tard, quand on a décidé de faire un exercice qui consistait à simuler l'attaque d'une école maternelle en Saône-et-Loire, on n'est pas parvenu à joindre le CHU de Dijon. Ensuite, personne n'avait pensé que transporter 200 enfants entre Macon et le CHU de Dijon n'était pas aussi facile que cela. C'est cette culture-là, ces pratiques-là qu'il nous faut redévelopper sur le risque pandémique.

Oui, cette culture du risque doit être intensifiée, structurée et formalisée, notamment au niveau régional, territorial. Il manque des procédures, des cadres qui permettraient à chacun de se sentir à l'aise. L'engagement des élus notamment est très important. On a vu ce que doit être la réponse à la crise dans une démocratie. La chancelière Merkel l'a fort bien expliqué : « Le problème, c'est que l'Allemagne est une démocratie et que ce n'est donc pas moi, mais vous qui allez le résoudre. » C'est pourquoi l'intervention des élus est porteuse d'un engagement citoyen, solidaire, enraciné dans les territoires. C'est sur cela qu'il faut compter pour gérer ce type de crise.

Je suis d'accord pour dire que cela supposerait que les ARS aient une vraie capacité territoriale d'interaction. On avait créé, dans le Grand Est, des comités départementaux des soins de proximité pour associer les professionnels et les élus ; des contrats locaux de santé avaient été signés et les comités de pilotage étaient chargés de leur suivi. Il faut trouver une manière d'institutionnaliser la relation entre les ARS et les élus, pas simplement pour faire évoluer le système de santé, mais pour se préparer et gérer ensuite ensemble la crise.

Je vous communiquerai toutes les instructions qu'on a reçues pour les EHPAD au niveau national et ce qu'on en a fait. Beaucoup de choses ont été faites et on ne peut pas nous reprocher au niveau national l'impéritie ou l'inertie. Dès le 5 mars, le ministère diffuse une fiche sur les conduites à tenir en EHPAD, que nous transmettons le 6 mars aux EHPAD – il s'agissait des conduites à tenir sur l'organisation, les mesures d'hygiène, les personnes accompagnées, les visiteurs, les personnels, etc. Le 10 mars est activé au niveau national le plan bleu dans tous les EHPAD du pays, et le 17 mars est publié un communiqué du ministre sur la gestion des masques de protection dans les secteurs PA et PH. Le 20 mars, nous préparons un plan que nous rendons public le 25 mars. Mais 30 mars, le ministère publie son plan disant : « Le retour d'expérience de la région Grand Est a permis d'établir des éléments d'anticipation de la réponse sanitaire à mettre en œuvre en cas d'afflux de patients positifs au covid-19. » C'est la première fois que, dans une instruction nationale, on part de ce qui a été fait sur le terrain. Je vous transmettrai la check-list écrite par le conseil départemental du Bas-Rhin et les collaborateurs de l'ARS à Strasbourg, qui résumait toutes les questions qu'on devait se poser lorsqu'on était dans un EHPAD. Au total, 200 instructions sont venues du niveau national, dont des dizaines concernaient les EHPAD tout au long de la période.

Le plan que nous avions proposé, et qui a été repris au niveau national, prévoyait bien la création d'astreintes sanitaires, la mobilisation du dépistage, les conditions d'hospitalisation ou encore la gestion des décès. On ne peut pas dire que ces questions n'ont pas été traitées : elles l'ont été dans le cadre de la politique définie nationalement le 30 mars. Ce qui nous a manqué au mois de mars, s'agissant des masques et des tests, c'est une capacité opérationnelle. Comment ne pas voir que dans de nombreux territoires, les relations entre l'hôpital, les EHPAD et la médecine de ville étaient très peu organisées et balbutiantes ? Les filières gérontologiques n'étaient pas préparées à une telle crise. Il y a donc bien eu une réponse forte du niveau central, mais aussi une difficulté à obtenir les résultats souhaités.

Quant à Marie Fontanel, elle a quitté ses fonctions en début d'année, bien avant le début de la crise.

En conclusion, je ne peux qu'approuver ce que vous avez dit sur la nécessité de développer la culture du risque en matière épidémique, mais aussi de renforcer la capacité d'action des ARS sur le terrain, tout en encourageant leurs partenaires à se mobiliser pour les soutenir, en association avec les élus.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Dans un réquisitoire très sévère, vous accusez de dysfonctionnements majeurs l'administration centrale, qui n'aurait pas réagi comme il le fallait, laissant l'ARS livrée à elle-même alors qu'elle n'était pas préparée à une telle crise. Vous n'êtes d'ailleurs pas le seul à avoir fait ce constat.

Nous avons connu une vraie guerre des masques, y compris dans le Grand Est ; vos alertes sont restées sans réponse, au point qu'il a fallu ordonner des réquisitions. Le responsable de l'état des stocks est le ministre de la santé – c'est écrit dans la loi depuis 2007. La ministre qui était alors en place nous a confirmé qu'elle avait posé la question des stocks le 24 janvier 2020, autrement dit très tardivement. Depuis le 16 mai 2013, la doctrine imposait aux hôpitaux de constituer leurs propres stocks. Avant le début de la crise sanitaire, un état des stocks était‑il réalisé régulièrement, en prévention, dans la région Grand Est, et en avez-vous eu connaissance ?

La situation des EHPAD a été dramatique : 61 % d'entre eux ont été touchés, et ils représentent la moitié des personnes décédées du covid‑19. Dans la région Grand Est, parmi les personnes hospitalisées, combien avaient plus de soixante-dix ans ? On a souvent souligné des difficultés d'accès à l'hôpital pour les résidents d'EHPAD.

Des difficultés ont également surgi s'agissant des respirateurs, avec là aussi des alertes sans réponse. Ils sont finalement arrivés après le pic épidémique. Pendant la crise, combien de lits de réanimation n'étaient pas armés ou dotés de respirateurs non adaptés, plus utiles pour le transport que pour la prise en charge de patients covid-19 ?

Je fais partie du laboratoire qui a testé les résidents de l'EHPAD dont vous avez parlé en Meurthe-et-Moselle. Avec le recul, l'utilité de ces tests sérologiques apparaît clairement. Le ministère de la santé est responsable de la doctrine selon laquelle il ne fallait tester que les patients hospitalisés en réanimation et présentant des symptômes sévères : si nous n'avions pas de tests disponibles, c'est tout simplement parce que cette doctrine imposait de n'en faire que très peu, pas plus de deux ou trois par EHPAD. Le ministère de la santé est également responsable de la certification de ces tests ; or ceux que l'on utilise en Allemagne et en Italie depuis début février, et bien avant en Chine, ne sont toujours pas certifiés en France, sept mois après. Ils ont été validés par le centre national de référence (CNR) mais restent bloqués au niveau du DGS. Pourquoi ne pas utiliser des tests qui sont disponibles et ont fait la preuve de leur utilité et de leur efficacité, notamment à l'étranger ?

Permalien
Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est

En effet, nous ne faisions pas de suivi des stocks de masques. Lorsque nous avons répondu aux demandes du niveau central à la fin du mois de janvier, nous l'avons fait de manière très administrative, sans percevoir l'imminence du danger et les risques que cela pouvait représenter pour notre organisation.

Je n'ai pas de statistiques sur le nombre de personnes de plus de soixante-dix ans admises à l'hôpital, mais il me paraît important et urgent d'en produire. N'étant pas médecin, j'ai été frappé de voir à quel point la doctrine médicale a évolué. Au début de l'épidémie, une priorité très forte était donnée à la prise en charge en réanimation ; puis les médecins ont commencé à considérer qu'il fallait la limiter, et que quelques jours d'oxygène pouvaient être plus efficaces. Il est important que nous procédions à une étude sur les pratiques médicales en direction des personnes âgées. Les causes de la mort n'apparaissent pas sur les certificats de décès ; il faudra reprendre des échantillons de dossiers et les analyser un par un pour mieux comprendre ce qui s'est passé.

Si notre capacité d'action avait été supérieure au niveau régional, nous serions probablement allés plus vite. Avec la préfète de région, nous étions convaincus qu'il fallait développer la production régionale de masques. Nous avons créé une cellule dédiée aux masques, gérée conjointement par la préfecture de région et l'ARS, et nous avons contacté le président de la chambre de commerce du Bas-Rhin, où se trouvait un pôle de compétitivité textile susceptible de produire des masques. Il cherchait justement à se développer dans ce domaine depuis des années ; il a réuni sept entreprises, et nous avons passé une commande test de 30 000 masques que nous avons reçus trois jours plus tard ; puis nous avons envoyé au centre de crise du ministère des listes, sous forme de tableaux, de dizaines d'entreprises prêtes à se lancer à leur tour dans la production. Le textile est une tradition ancienne dans notre région et de nombreuses entreprises, dans les Vosges, en Alsace, en Champagne-Ardenne ou dans l'Aube, sont capables de fabriquer ce type de produit. C'est à partir de là que le processus s'est enrayé. La Direction générale de l'armement (DGA) qui devait valider notre modèle de masque, n'a jamais donné aucune réponse. La préfète, qui l'avait essayé, le trouvait pourtant très bien. Nos entreprises, elles, étaient l'arme au pied. De même, la commande de surblouses a été effectuée localement, et nous avons dû trouver nous-mêmes les entreprises pour en fabriquer, à Nancy, en Meurthe-et-Moselle et dans l'Aube.

Notre préfète de région est un haut fonctionnaire expérimenté : sa parole a au moins autant de crédibilité que celle des gens qu'on a nommés au centre de crise, qui ne connaissent rien du tissu industriel de la région Grand Est. Si des marges de manœuvre plus importantes lui étaient données, ainsi qu'à l'ARS, nous serions beaucoup plus réactifs. L'échelon déconcentré de l'État est selon moi plus efficace, car il est composé de gens d'expérience qui prennent les décisions de manière collective – nous nous réunissions tous les soirs avec la préfète de région, les dix préfets de départements, le secrétaire général de la zone –, ce qui limite le potentiel d'erreur. Ce mode de fonctionnement est en outre plus favorable à la mobilisation des acteurs territoriaux.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19

Réunion du mercredi 22 juillet 2020 à 15 heures

Présents. - M. Damien Abad, Mme Sophie Auconie, M. Olivier Becht, M. Julien Borowczyk, M. Éric Ciotti, M. Pierre Dharréville, M. Jean-Pierre Door, M. David Habib, M. François Jolivet, Mme Sereine Mauborgne, M. Bertrand Pancher, Mme Michèle Peyron, M. Jean‑Pierre Pont, M. Boris Vallaud.

Excusé. - M. Patrice Perrot.