Les enquêtes de Santé publique France, réalisées au niveau national, ne sont pas satisfaisantes. Les modèles, créés par l'Institut Pasteur, l'école de Rennes ou le CHU de Nancy, incorporent des variables issues non des enquêtes de terrain, mais de publications scientifiques étrangères. On souffre aussi d'énormes manques d'informations : ainsi, on ne connaît pas les causes médicales de décès… C'est un peu embêtant pour réaliser des études épidémiologiques.
La logistique était entièrement pilotée par Santé publique France, au niveau national. Je le redis : les pouvoirs publics auraient dû faire davantage confiance aux préfectures et aux ARS. Pour ce qui me concerne, j'ai fait confiance aux préfectures de la région pour organiser la distribution de masques, sous l'égide de la préfète de région, également préfète de zone. La préfecture de zone a des spécialistes de ces questions, des militaires par exemple. Non seulement Santé publique France faisait appel à Geodis, mais j'ignorais tout de ce qu'elle lui avait demandé… Si j'avais su que Geodis devait déposer tels paquets à tel endroit, j'aurais immédiatement appelé la pharmacie ou le grossiste répartiteur du coin pour les avertir de leur importance.
S'agissant des EHPAD, nous nous sommes beaucoup mobilisés pour faciliter l'organisation, la mise en place des gestes barrières, ainsi que pour isoler les patients. Forts de notre expérience dans le Bas-Rhin, nous avons tenté de renforcer le soutien médical dans les EHPAD en améliorant l'accès des résidents à une prise en charge médicale. Dans chaque GHT, nous avons placé un référent, qui a lui-même organisé une astreinte, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous avons essayé de renforcer par tous les moyens la contribution de la médecine de ville et accéléré la mise en place des infirmières de nuit.
À la fin du mois de mars, 600 EHPAD sur 620 bénéficiaient de ce système. Nous avons aussi beaucoup travaillé pour aider les structures à faire face à l'absentéisme de leurs personnels. Un site a notamment été créé le 9 avril avec l'Union régionale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (URIOPSS).
Pourquoi avons-nous obtenu d'aussi mauvais résultats ?
Une étude, publiée en début de semaine par l'INSEE Grand Est, qui présente la surmortalité par zone géographique et par âge, indique : « Cette surmortalité a été la plus forte et précoce dans le Haut-Rhin (4 fois plus de décès la semaine du 23 mars), avec un niveau équivalent à ceux observés dans les régions espagnoles et italiennes les plus touchées (Madrid, Castille, Lombardie). Le profil de la surmortalité hebdomadaire des trois autres départements de la région Grand Est les plus touchés (Vosges, Bas-Rhin et Moselle) est semblable, avec un maximum de 130 % environ durant les semaines du 23 et du 30 mars. Les maxima de surmortalité enregistrés dans les autres départements sont beaucoup moins élevés. »
La surmortalité concerne en grande majorité les personnes de plus de 70 ans. Les chiffres établissent un lien fort entre les décès dus au covid-19 et le grand âge. Entre le 2 mars et le 10 mai 2020, les proportions de personnes âgées « augmentent et les 70 ans et plus représentent 75 % des décès masculins et 87 % des décès féminins », contre 67 % et 83 % respectivement, sur la période de comparaison. L'excès de mortalité est maximal au-delà de 90 ans : + 78,2 % pour les hommes et + 61,2 % pour les femmes.
Cela signifie que les EHPAD de la région Grand Est ont été massivement contaminés. C'est statistiquement établi. Nous avons créé un système d'information sur les EHPAD, qui a fonctionné à partir du 20 mars, avant d'être remplacé par un système national, mis en service début avril. Le pourcentage d'EHPAD touchés a augmenté très rapidement, pour atteindre 61 % début avril. Les chiffres sont particulièrement mauvais dans le Haut-Rhin, le Bas-Rhin, la Moselle et les Vosges.
Deux raisons expliquent ces difficultés malgré les efforts de l'ARS.
Tout d'abord, lorsqu'une telle épidémie se propage très rapidement, un certain nombre de professions sont exposées au premier chef en raison de leurs nombreuses interactions sociales : caissières, agents de sécurité, aides-soignants, etc. Ce sont ces personnes qui diffusent le virus dans les EHPAD, et d'autant plus facilement qu'il n'y avait pas de masques à cette époque. Cette forte surmortalité s'explique d'abord par ce contact entre des professionnels à risque et des patients fragiles, non protégés.
Se pose ensuite la question – et vous y avez insisté à différentes reprises, monsieur le rapporteur, lors des auditions – de la décision médicale concernant les personnes âgées. Le nombre de lits d'hôpital disponibles en médecine et en réanimation n'a jamais été contraint dans la région Grand-Est, mais les conditions d'accès des personnes âgées ont été rendues très difficiles en raison de l'absence de soutien médical dans les EHPAD. Cela peut vous paraître surprenant, mais dans nombre de ces établissements, les médecins coordinateurs étaient débordés, il n'y avait plus de médecins traitants et malheureusement l'habitude s'est prise en France de renvoyer aux 15 et aux services d'urgence sitôt que se présentait une difficulté.
Dans ce contexte, l'insuffisante organisation des filières ville-hôpital, la faiblesse de la relation entre les EHPAD, les soutiens médicaux – je songe aux infirmières, notamment, la nuit – et l'hôpital conduisent à hospitaliser les gens beaucoup trop tard. Des refus d'hospitalisation s'expliquent ainsi, médicalement, par le fait que ce n'était plus justifié à ce moment-là ; on ne saurait donc parler de décisions médicales inappropriées.
Cette maladie présente deux phases : à partir du sixième, septième ou huitième jour, la situation de certains patients se dégrade très rapidement. En Allemagne, les hospitalisations en réanimation ont été moins nombreuses et les hospitalisations précoces plus nombreuses parce que les médecins de ville ont envoyé des patients à l'hôpital à ce moment charnière. En France, la décision d'hospitaliser ou pas intervenait beaucoup plus tard, à un moment où la maladie pouvait évoluer très rapidement. Les faits dont vous faites état ne sont pas liés à un problème de limites en volume, mais à un défaut d'organisation des filières et de la prise en charge. J'ajoute qu'au début de l'épidémie, nous n'avions pas une vision claire de l'ensemble des symptômes d'alerte au sein des EHPAD. Selon moi, nous avons trop insisté sur les symptômes respiratoires et pas assez sur les symptômes avant-coureurs, qui auraient pu conduire à une hospitalisation plus précoce.