Intervention de Aurélien Rousseau

Réunion du jeudi 23 juillet 2020 à 10h30
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Aurélien Rousseau, directeur général de l'agence régionale de santé Île‑de‑France :

Permettez-moi de rendre d'abord hommage aux équipes de l'ARS Île-de-France, 1 100 femmes et hommes, pour moitié au siège et pour l'autre moitié dans les délégations départementales, dont 400 ont été présents physiquement tout au long de la crise. Je pense en particulier aux quatre-vingt-dix agents touchés par le covid-19, puisque nous avons été contaminés au sein même de la cellule de crise, à ceux qui ont connu des formes sévères, et surtout à Pierre Housieaux, agent du secrétariat général qui avait répondu à l'appel à mobilisation interne, décédé dans la nuit du 28 au 29 mars. Je pense aussi à la centaine de personnes venues en renfort des administrations de l'État, d'agences de l'État, du conseil régional, de la ville de Paris, des armées, de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris ou d'entreprises privées, afin de suppléer les agents tombés malades.

Cette crise dure depuis plus de six mois. À la mi-janvier, nous sommes alertés sur l'existence d'un nouveau coronavirus. Le 20 janvier, j'indique au comité exécutif de l'agence, qui regroupe les directeurs et les directeurs de délégations départementales, que nous allons devoir nous préparer à une alerte sanitaire. Le 22 janvier, je présente devant le comité de l'administration régionale, donc devant les huit préfets départementaux, un point exposant toutes les inconnues du moment sur la contagiosité, les modalités de transmission et la létalité de ce nouveau virus que l'on n'appelle pas encore le covid-19 – six mois plus tard, elles ne sont d'ailleurs pas encore toutes levées.

Nous accueillons les deux premiers patients à l'hôpital Bichat le 24 janvier ; dès ces premiers jours, nous travaillons avec l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui abrite les trois établissements de santé de référence de la région, à la production d'une stratégie globale de montée en charge de l'hospitalisation. Le dimanche 26 au matin, nous mettons en place l'accueil médicalisé dans les aéroports, et je décide de mobiliser l'intégralité des médecins de l'agence, regroupés dans cette mission de suivi du coronavirus.

Les six mois qui ont suivi ont été marqués par l'incertitude, l'inconnu, la peur et un flot de situations inédites, mais je crois que nous avons su faire preuve de beaucoup de réactivité. Votre mission d'information a pour objet de déterminer si toutes les éventualités avaient été prévues et planifiées, si toutes les situations avaient été anticipées ; nous avons surtout été occupés à nous adapter, à faire face à l'imprévu en sortant des sentiers battus et en prenant des risques, ce qui nous a d'ailleurs parfois conduits à des échecs stratégiques.

Six mois après, la crise est toujours là ; elle l'est même un peu plus qu'il y a quelques jours. Des équipes de l'agence travaillent actuellement sur la trentaine de clusters actifs en Île‑de‑France, poursuivent notre stratégie de dépistage renforcé, notamment aux aéroports, s'assurent que les établissements sanitaires et médico-sociaux sont prêts à affronter une résurgence de l'épidémie, et travaillent avec tous nos partenaires au retour d'expérience, afin de mieux faire face à une éventuelle nouvelle vague. Les équipes s'y préparent et, à très court terme, nous nous préoccupons tout particulièrement des clusters critiques, ceux qui pourraient constituer le point de départ de cette deuxième vague. Depuis quelques jours, tous les indicateurs sont repartis à la hausse, et le rebond a été encore un peu plus marqué hier que les jours précédents.

Parmi nos missions, la première est de participer à la gestion de crise. Ce n'est pas une nouveauté pour les ARS, qui sont d'ailleurs nées en partie du constat d'échec des modalités antérieures d'organisation de la puissance publique face aux crises sanitaires. Les dix dernières années ont été ponctuées de crises majeures, particulièrement en Île-de-France : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), les attentats de janvier et de novembre 2015, ainsi que les manifestations des gilets jaunes qui, chaque semaine pendant plusieurs mois, ont eu une dimension sanitaire importante, ou encore l'incendie, l'année dernière, de la cathédrale Notre-Dame de Paris, qui nous a également conduits à anticiper d'éventuelles conséquences sanitaires. Ces différents événements ne sont guère comparables, mais ils nous ont tous amenés à éprouver notre coopération avec des acteurs majeurs de la crise actuelle : préfecture de police, préfecture de région et collectivités territoriales. Sans aller jusqu'à dire que l'amplitude de la vague et la complexité des questions soulevées par l'épidémie avaient été anticipées, un dispositif de coopération et de confiance était déjà en place, et l'architecture de gestion de crise était prête.

Dans les premières semaines, nous avons tracé, identifié, isolé les cas, et nous sommes battus pied à pied pour ralentir la progression du virus et gagner le temps nécessaire – en particulier le temps que la grippe s'éloigne – à la préparation des établissements de santé. Nous avons assuré la montée en puissance du système de santé, en nous appuyant, en Île-de-France, sur deux principes cardinaux posés dès le départ : partir des plateaux de soins critiques existants pour les étendre, plutôt que de créer ex nihilo des capacités de réanimation ; embarquer immédiatement l'hospitalisation privée dans la réponse à la crise. Il s'agissait en particulier de protéger les plus fragiles en projetant du soin pour les personnes âgées dépendantes et les personnes isolées, et en allant vers les plus précaires. Avec le préfet de région, nous avons conduit une action déterminée pour protéger ces publics et inventer de nouveaux dispositifs. Nous continuons à tester, tracer, isoler, et nous essayons de capitaliser sur ce que nous avons analysé de la crise, notamment pour aller vers les publics les plus éloignés du soin.

Quelques principes ont guidé notre action.

L'ARS a différencié ses interventions. Sur certains sujets, comme la montée en charge des capacités en réanimation, elle a fait du pilotage, direct et très serré, pour permettre jour après jour d'atteindre les objectifs fixés ; sur d'autres, elle a fait de la régulation, de la coordination, du soutien. Nous n'avons pas toujours fait la même chose ; nous nous sommes en permanence adaptés à la situation, notamment grâce aux délégations départementales.

Nous avons ensuite capitalisé sur l'ampleur de notre force de frappe – sanitaire, médico-social, prévention et promotion de la santé, lien avec la ville ; il fallait piloter une montée en puissance sur tous les champs. Le samedi 25 janvier, nous demandons aux SSR privés d'accueillir des malades qui étaient normalement pris en charge à Bichat, afin de libérer des lits de réanimation. Nous nous sommes efforcés de mettre en œuvre, à chaque étape, un système transparent, en échangeant avec tous les acteurs – publics, privés, AP-HP, hors-AP-HP – au cours de conférences téléphoniques quotidiennes pour partager l'information, répartir les tâches et fixer les cibles.

Le lien entre le sanitaire et le médico-social, auquel je sais votre commission très sensible, a permis d'organiser des filières gériatriques, des plateformes téléphoniques, de la télémédecine, ainsi que le renfort de nombreux professionnels libéraux qui se sont engagés dans les EHPAD. Cela a sans doute permis d'éviter des drames, mais il faut bien admettre que la situation n'a jamais été totalement maîtrisée. Il faut, en l'espèce, souligner le rôle essentiel joué par les professionnels de ville au sein des 264 centres covid-19 qui ont été armés en Île‑de‑France.

Nous avons essayé de tirer les leçons des expériences observées ailleurs. Nous avons bénéficié des quinze jours de décalage que nous avions avec le Grand Est, d'autant que nous recevions parfois des retours très précis sur ce qui s'y passait. L'expérience italienne nous a également servi, en particulier pour savoir quelles catégories de malades arrivaient suivant les vagues – par exemple, si les personnes âgées arrivaient en premier. Nous avons pu procéder ainsi tout au long de la crise. Nous avons aussi capitalisé sur nos propres expériences, notamment sur ce qui constitue pour moi la principale claque de cette épidémie, à savoir la surmortalité des publics précaires. Nous l'avons constatée dès la fin du mois de mars et, pendant toute la période de déconfinement, de suivi et de traçage, nous avons déployé des dispositifs d'« Aller vers » pour la compenser.

Nous ne nous sommes jamais considérés comme les acteurs exclusifs de la gestion de crise. La proximité avec les préfets a été très forte ; à partir du 5 mars, j'ai fait chaque jour un point avec le préfet de police et le préfet de région. Nous avons aussi entretenu un lien étroit avec les collectivités territoriales, en organisant, à partir du 26 février, une conférence hebdomadaire avec l'Association des maires d'Île-de-France. Des numéros de téléphone dédiés ont été ouverts dans chaque délégation départementale pour recevoir les appels des élus ; dans le Val-d'Oise, plus de 1 500 appels ont été reçus.

Nous avons été capables de sortir de notre périmètre pour franchir parfois les limites de nos compétences. Dans la semaine du 16 mars, alors que de nombreux soignants tombaient malades, la mise en place de la plateforme Renforts‑Covid nous a permis de projeter de la ressource en faisant appel aux bonnes volontés existantes. Nous ne pouvions le faire nous‑mêmes ; une start‑up s'en est chargée en quelques jours et 29 000 personnes sont venues en renfort, dont 16 000 affectées dans les établissements de santé ou les EHPAD. De la même manière, le 26 mars, nous avons lancé MaPUI, une plateforme de pharmacie à usage intérieur, pour connaître en temps réel le stock des établissements de santé publics et privés de la région et affecter les ressources. C'est elle qui a, par exemple, permis que l'hôpital de Pontoise soit alimenté en curares pendant plusieurs jours par une clinique privée qui avait du stock – sans cela, nous ne l'aurions pas su. Elle a ensuite été reprise au niveau national.

L'agence a dû s'adapter en permanence à travers des cellules thématiques, y compris sur des sujets sur lesquels elle n'avait ab initio aucune compétence. Quand nous avons constitué un stock tampon de masques pour renforcer les dotations nationales, l'ARS a distribué un peu plus de dix millions de masques. Nous avons monté une véritable cellule logistique à partir de rien, avec le soutien des armées et de La Poste qui ont envoyé des renforts et nous ont apporté leur savoir-faire dans ce domaine.

Je l'ai dit, nous avons différencié nos interventions. Le siège a fixé des objectifs de résultats, non de moyens, notamment s'agissant du soutien aux EHPAD. Chaque délégation départementale s'est organisée à sa manière, en fonction de la situation spécifique à laquelle elle était confrontée.

Enfin, nous nous sommes efforcés de communiquer les informations. Cela ne relevait pas de l'évidence. Comme d'autres autorités politiques, nous avons dû apprendre à dire que nous savions certaines choses, mais que d'autres nous échappaient. C'est une caractéristique de cette crise.

Je voudrais, pour finir, exprimer quelques convictions.

Le spectre large dont nous disposions, du sanitaire au médico-social, a été précieux ; il nous a permis d'organiser le soutien aux EHPAD.

Ne pas s'enfermer dans des jeux de rôle et des postures apparaît comme une impérieuse nécessité ; tout au long de la crise, et davantage au bout de quelques semaines, nous avons essayé de construire des coalitions avec des acteurs qui n'avaient pas forcément la compétence juridique pour agir, mais dont l'implication dans la gestion de la crise était indispensable.

Nous devons apprendre à différencier encore davantage nos interventions. Certains sujets nécessitaient un pilotage régional très fort, comme la montée en puissance des capacités en réanimation ; sans cela, nous aurions fait face à des inégalités très fortes. Sur d'autres terrains, il fallait, en revanche, jouer à fond la carte de la différenciation, bien que cela ne soit pas toujours évident pour nos équipes, ni pour certains acteurs très attachés au principe d'égalité.

Ma quatrième conviction, c'est que les inégalités en matière de santé ressortent comme la question majeure de cette crise ; nous devons nous y atteler et nous bagarrer pour les réduire.

Enfin, cette crise nous a conduits à manier, avec une intensité inédite, l'incertitude. Elle nous a appris à dire de la façon la plus transparente ce que nous savions et ce que nous ne savions pas. À charge pour nous de nous adapter en temps réel ; c'est ce que, chaque jour, à chaque heure, nous avons essayé de faire.

Évidemment, nous nous disons aujourd'hui que l'on aurait pu agir différemment, en fonction de ce que nous savons, en fonction de ce qui a fonctionné et de ce qui n'a pas marché. On voudrait parfois refaire une partie du chemin, en se disant que certains embranchements n'étaient pas, finalement, les plus pertinents. Ce que je crois, cependant, c'est que nous sommes collectivement mieux préparés aux éventualités d'une seconde vague et plus immergés dans une culture de la gestion de crise, qui n'était plus au sommet de nos préoccupations collectives.

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