Intervention de Aurélien Rousseau

Réunion du jeudi 23 juillet 2020 à 10h30
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Aurélien Rousseau, directeur général de l'agence régionale de santé Île‑de‑France :

L'ARS a choisi d'intégrer la doctrine du 16 mai 2013, aujourd'hui présentée comme la summa divisio entre stocks tactiques et stocks stratégiques, dans la partie relative à la gestion de crise du projet régional de santé, arrêté en juillet 2018. Lors de sa présentation aux conseils départementaux et au conseil régional, il a été rappelé qu'il appartient à tous les établissements de constituer les stocks tactiques. À l'occasion de plusieurs exercices de situations de risque biologique, il a été vérifié qu'une partie de ces stocks, notamment les masques FFP2, étaient à disposition, mais pas si des commandes avaient été passées pour les constituer. Cependant, à partir du 24 janvier, date d'apparition des premiers cas, nous avons mis en place au sein de tous les établissements des circuits spécifiques du port du masque obligatoire.

Je considère que cette différence entre stock tactique et stock stratégique a contribué au fait que les établissements disposaient bien de stocks, sur lesquels ils ont tenu au moins jusqu'à la mi-mars, moment où le stock stratégique national a été déployé, même s'ils connaissaient déjà des tensions mais plutôt sur d'autres équipements de protection individuelle (EPI) comme les surblouses.

Au début de la crise, l'ARS Île-de-France était en phase de révision du plan ORSAN REB (Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles – risques épidémiques et biologiques). J'avais soumis celui-ci à tous les établissements et à tous les préfets concernés, à la fin de l'hiver. Même s'il n'a pas été approuvé formellement, il reprenait également la nécessité pour chaque établissement de se constituer un stock. Par ailleurs, depuis plusieurs semaines, je m'assure que tous le reconstituent afin de faire face à une éventuelle deuxième vague.

J'ai appréhendé la question des tests comme un sujet de santé publique pur et dur à mettre en œuvre selon la doctrine consistant à tester les trois premiers sujets puis à considérer toutes les personnes symptomatiques comme covid+ et à les traiter comme tels. Cette doctrine a été appliquée strictement pour procéder aux mesures d'isolement dans les EHPAD. À partir du 7 ou du 10 avril, lorsque nous avons reconstitué nos capacités de tests, j'ai décidé d'en projeter la majeure partie dans les EHPAD : 99 % des établissements ont ainsi pu être testés, ce qui représente 40 000 personnes et 60 000 résidents – moins ceux qui ont refusé.

De toute évidence, cette crise a agi comme une chambre d'écho sur les inégalités, notamment pendant le confinement – en Seine Saint-Denis, d'ailleurs, comme dans d'autres territoires populaires de la région, il a été parfaitement respecté, ce qui est très compliqué dans des petits logements à plusieurs. Si la doctrine initiale, qui m'avait paru rationnelle, de passer par le 15 en cas d'apparition de symptômes du coronavirus a permis de transmettre un message de santé publique extrêmement fort, elle a également conduit au renoncement aux soins. En Seine Saint-Denis, mais aussi dans des endroits qui n'étaient pas des déserts médicaux, les gens n'allaient plus consulter dans les cabinets. Au début, nous étions tétanisés à l'idée que des patients symptomatiques se rendent dans leur cabinet médical et y contaminent des personnes à la santé par définition fragile. Avec le recul, en cas de deuxième vague, je me dis que nous adapterions cette doctrine de sorte à faire passer des messages plus équilibrés.

Vous avez raison, monsieur Peu, cette doctrine a eu un effet décuplé en Seine-Saint-Denis. L'étude de l'ORS que vous avez citée a d'ailleurs été commandée le 22 mars par l'ARS parce que j'étais tétanisé à l'idée que le moindre nombre de lits de réanimation disponibles dans le département, à l'instar du Val-d'Oise, puisse avoir une incidence sur la mortalité. Cette étude et une autre menée par l'AP - HP ont montré que, en fait, la mortalité se jouait avant l'hospitalisation : les personnes décédées n'étaient pas parvenues jusqu'en réanimation. Une fois à l'hôpital, le système a fonctionné. Le système de régulation régional que nous avons très vite mis en place a permis que de nombreux Séquanodyonisiens soient accueillis dans les hôpitaux du nord-est de Paris, même s'il est indéniable que la situation a été très tendue, notamment à l'hôpital Avicenne de Bobigny.

Ce que ces études ont montré, c'est, d'une part, que l'effet de renoncement aux soins a été plus fort parmi ces populations, et, d'autre part, qu'elles étaient plus exposées, principalement pour trois raisons : elles comprennent un nombre important de travailleurs essentiels, ces premiers de corvée qui ne peuvent pas exercer en télétravail ; les pathologies de la pauvreté, comme l'obésité et le diabète, aggravent les effets de la covid-19 ; la problématique de l'accès aux soins. Dans la perspective d'une nouvelle phase épidémique, nos politiques de santé publique devront prendre en considération les travailleurs pauvres, comme les chauffeurs Uber ou les personnels de ménage, qui ne peuvent pas s'arrêter de travailler pour se rendre chez leur médecin.

J'ai eu pour obsession que le phénomène ne se reproduise pas lors des étapes du déconfinement et de l'accès aux tests. Nous avons donc donné la priorité à la Seine‑Saint‑Denis où nous avons lancé des opérations de tests massifs, avec vingt-trois barnums de prélèvements et 12 000 tests effectués par semaine. En outre, huit des trente-deux communes identifiées pour expérimenter les bons de l'assurance maladie appartiennent à la Seine‑Saint‑Denis. Il ne fallait accepter aucun angle mort dans la reprise épidémique.

Par ailleurs, ce département compte 55 des 264 centres covid-19 d'Île‑de‑France. Il faut voir dans cette forte proportion l'effet de notre action auprès des acteurs, et notamment des centres municipaux de santé que nous avons poussés à se mobiliser. Sur ce sujet, nous avons projeté plus de forces qu'ailleurs parce que nous avions sous-estimé le renoncement aux soins.

La question de l'armature hospitalière me paraît d'une nature différente. En Seine‑Saint‑Denis, le nombre de lits de réanimation est proportionnellement plus faible qu'ailleurs. En novembre 2019, le Premier ministre Édouard Philippe a lancé le plan « l'État plus fort en Seine‑Saint‑Denis », qui prévoit entre autres la reconstruction de l'hôpital de Montfermeil et le renforcement des investissements dans les hôpitaux existants. Nous ne parviendrons jamais à atteindre une égalité parfaite de ce point de vue entre les différents départements de la région, mais des engagements ont été pris sur des éléments de rattrapage. Il me paraît que ce territoire est de ceux dont il a été dit dans le cadre du Ségur de la santé que certaines trajectoires retenues au cours de la période précédente devront être révisées.

La politique d'« Aller vers » que nous avons conduite dans les quartiers populaires d'Île-de-France, avec plus de 30 000 tests réalisés sous barnum, a inspiré une grande partie des mesures de prévention retenues également lors du Ségur de la santé. La crise nous apprend que nous avons été mauvais sur ce sujet, comme nous avons été mauvais en matière de santé communautaire, sur laquelle bloque notre pays mais sur laquelle il nous faut progresser. L'ARS mettra tous ses moyens pour aider au rebond qui s'impose.

Enfin, s'agissant de la liste des trente-deux communes, je ne prétends pas qu'elle procède d'une analyse digne du Lancet ou du prix Nobel de médecine, mais je m'inscris en faux contre votre lecture d'un souci de dosage politique plus que de santé publique. Cette liste a été établie par le croisement de trois critères. Le premier est de nature épidémiologique : les communes sélectionnées combinent une surmortalité constatée jusqu'au pic épidémique et un taux de positivité et d'incidence supérieurs à la moyenne régionale. Le deuxième critère, l'accès au dépistage, a conduit à retenir les communes moins testées. Le troisième tient à la situation économique et sociale, exprimée par l'indice de développement humain IDH‑2.

Nous avons lancé les tests dont j'ai parlé à quelques jours du second tour des élections municipales. Quelques élus parmi ceux qui n'avaient pas été réélus au premier tour les ont absolument refusés, pour que leur commune ne soit pas stigmatisée. Dans ces cas, j'ai accepté de ne pas y procéder.

Le critère communal est plus discutable ; nous aurions pu avoir une approche plus large, par territoire. Mais il fallait engager le processus : ce sont tout de même 1,4 million de bons qui ont été envoyés par l'assurance maladie dans trente-deux communes d'Île-de-France, dont huit de la Seine-Saint-Denis, ce qui représente plusieurs centaines de milliers de personnes.

S'agissant des transferts de patients hors d'Île-de-France, nous y avons recouru au moment où nous avons atteint les limites de nos capacités. Je reviens sur ce point relevé dans le rapport de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France. Le 27 mars, nous savions que nos capacités de réanimation, soit 1 200 lits, allaient être fracassées. Nous savions pouvoir armer jusqu'à 2 700 lits, à raison de 18 % dans le privé – taux le plus élevé du pays –, 9 % dans le privé non lucratif, 40 % à l'AP-HP, 33 % dans les autres hôpitaux publics. Restait l'inconnue du moment où le confinement provoquerait un tassement des admissions en réanimation. Durant la semaine qui a suivi le 27 mars, des grands patrons de médecine ont milité en faveur de tels transferts. Pour ma part, la crainte que l'épidémie ne touche les autres régions me faisait hésiter. Je voulais m'assurer que nous étions allés au maximum de ce que nous pouvions faire pour ne pas être à l'origine d'une saturation nationale. J'avais tort. Comme en Italie, l'épidémie a pris la forme de taches de léopard, touchant l'Île-de-France mais pas la Normandie ou la région Centre‑Val‑de‑Loire.

J'ai déclenché ces transferts, décidés par des réanimateurs selon deux critères : la capacité des patients à supporter le transport et celle des hôpitaux à les accueillir.

Dans un premier temps, les réanimateurs n'avaient discuté qu'entre eux. Le 25, des transferts qui n'avaient pas été validés par l'ARS ont ainsi été organisés vers la Normandie. J'ai très fermement désapprouvé un tel fonctionnement, tant je craignais les conséquences sur l'ensemble du pays. Dans un second temps, les demandes de transferts ont été formulées au niveau national, auprès du centre de crise du ministère de la santé qui les validait et indiquait à l'ARS de départ la destination des malades, à charge pour elle de contacter son homologue d'arrivée pour procéder aux répartitions dans la région concernée. C'est donc ainsi que nous avons procédé.

Plus précisément, 265 transferts ont été organisés et 39 patients sont décédés, soit 15 % d'entre eux, chiffre assez faible puisque seuls ceux qui pouvaient supporter le transfert ont été déplacés. Nous avons vérifié d'après les déclarations d'événements indésirables graves auxquelles ils ont donné lieu que les transferts n'avaient pas constitué cette perte de chance. Je le dis au rapporteur, sous serment : si nous n'avions pas procédé à ces transferts, le système de santé d'Île-de-France s'effondrait.

Je signale également que nous avons constaté a posteriori qu'un transfert avait eu lieu alors que le pic épidémique était terminé – mais j'ignorais alors que c'était le pic.

Ces transferts nous ont donné un peu de marge et ont été régulés au niveau national. De mon côté, j'indiquais combien de patients devaient être dirigés au sein de l'AP-HP et en dehors, mais ce sont les réanimateurs qui désignaient les malades susceptibles d'être transférés. Clairement, si ces transferts n'avaient pas été appuyés au niveau national, les ARS, redoutant la vague qui pouvait déferler dans leurs régions, auraient sans doute été réticentes à accepter des patients en provenance d'Île-de-France.

Comme je l'ai dit, à partir de début mars, nous avons eu une conférence téléphonique quotidienne avec le préfet, gestionnaire de la crise – en Île-de-France, le préfet de police –, le volet sanitaire étant piloté par l'agence régionale de santé. Je n'ai pas le sentiment que nous ayons été moins efficaces du fait de cette organisation. Nous n'étions parfois pas d'accord sur les décisions à prendre, mais il en aurait été de même dans d'autres circonstances : fallait-il ou non confiner, fallait-il ou non fermer une école, fallait-il ou non dépister toute la population à tel ou tel endroit ? Les liens étaient permanents et quotidiens.

Il me semble, docteur Wonner, qu'à l'heure où nous parlons, nous ne comprenons toujours pas la géographie de cette épidémie. Je ne dis pas que le point que vous évoquez n'a pas d'incidence ; n'étant pas médecin, je n'en sais strictement rien, mais je sais que nous avons eu en France notre Allemagne et notre Suisse avec la Nouvelle‑Aquitaine, l'Occitanie ou Provence‑Alpes‑Côte d'Azur. Peut-être avez-vous une explication en ce qui concerne cette dernière région mais qu'en est-il des autres ? Je ne sais pas expliquer pourquoi l'Essonne a été touchée et pourquoi le Loiret l'a très peu été.

Je crains, en revanche, que les résurgences actuelles ne soient l'indice d'une dissémination beaucoup plus grande sur l'ensemble du territoire national. Par hypothèse, les régions et les départements les plus atteints lors de la première phase le sont un peu moins aujourd'hui parce que les personnes fragiles ont déjà été touchées. Je ne sais pas si un tel point de vue se justifie mais, quoi qu'il en soit, l'incertitude demeure. Je m'exprime d'autant plus tranquillement que, d'après moi, l'épidémie allait se répandre dans tout le pays.

S'agissant des professionnels libéraux, effectivement, nous n'avons pas l'habitude de leur parler dans leur cabinet. Depuis le 10 mars, nous avons eu une conférence téléphonique quotidienne avec les unions régionales des professionnels de santé libéraux (URPS), avec les ordres, mais les ARS ne possèdent pas même un fichier de ces professionnels, ceux-ci refusant une possible tutelle administrative susceptible de les pister.

Sans doute devrons-nous faire des progrès en la matière – ce qui est déjà le cas avec le travail réalisé avec l'assurance maladie –, car deux sujets ont été problématiques : la doctrine de l'appel du 15, à mon sens fondée mais que nous avons trop tardé à faire évoluer, comme y invitait le Président de la République en visite à Pantin le 4 avril, lorsque les premiers chiffres attestant d'une diminution de la fréquentation des cabinets médicaux sont tombés, et les problèmes liés aux équipements de protection, nombre de professionnels jugeant les dotations prévues insuffisantes pour les protéger, eux ou leur secrétariat.

Je gage que nous réagirions mieux en cas de deuxième vague, car nous savons ce qui a moins bien fonctionné et nous disposons d'outils que nous n'avions pas : la semaine dernière, lors d'un dépistage, 29 % de cas positifs ont été constatés à Saint-Ouen ; nous avons pris un arrêté pour prescrire le port du masque partout, 70 000 masques ont été envoyés à la mairie pour qu'elle les distribue à la population et nous avons lancé trois opérations massives de dépistage dans cette commune.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.