Je le répète, je ne suis pas médecin, mais le tri des patients est un exercice quotidien, par exemple pour les médecins du SAMU, même si cette formule n'est pas toujours utilisée. L'encadrement de ces actes figure à la fois dans les préconisations des sociétés savantes et dans les textes législatifs, notamment dans la loi Claeys‑Leonetti : collégialité, traçabilité des décisions, prise en compte de l'avis des familles. Cette notion de tri est violente parce que le tri est lui-même violent, mais ce n'est pas nouveau.
À la mi-mars, nous savions ce qui s'était passé, par exemple en Italie, et je considérais qu'en cas de changement de la doctrine de tri, de l'éligibilité à la réanimation, il importait que les décisions ne soient pas prises individuellement pour cause de saturation de tel ou tel service. En définissant une doctrine, publiée et validée le 20 mars, nous avons rappelé mot pour mot les critères fixés par la Société de réanimation de langue française et les termes de la loi. L'idée était d'indiquer les questions à se poser, les critères à retenir, et que la crise n'était pas une raison pour évincer la collégialité et la traçabilité des décisions. En outre, j'ai considéré qu'il n'était pas possible de laisser le médecin seul face à lui-même, qu'il fallait l'accompagner même si, en dernière analyse, c'est lui qui prend la décision.
Le 23 mars, le Haut Conseil de la santé publique, puis le 30 mars, le Conseil scientifique Covid-19 ont repris quasiment ces mêmes termes. Des personnes en situation critique arrivaient de plus en plus nombreuses des EHPAD, tous les SAMU se demandaient que faire et s'ils devaient appliquer les règles habituelles : nous avons répondu par l'affirmative. Je ne saurais pas dire si elles ont été partout et tout le temps appliquées mais je sais ce que j'ai demandé.
Dans le même temps, j'ai demandé à mes équipes de constituer un groupe de réanimateurs et de gériatres pour définir l'étape suivante, en cas de débordement. Nous n'étions donc pas seuls et cela ne relevait pas d'une décision « administrative ». Je le dis très solennellement : nous avons repris des éléments existants, peut-être épars, et je tenais à ce que les médecins qui devaient opérer de tels choix à de multiples reprises dans la journée connaissent la teneur de la doctrine. Si j'avais constaté une baisse de la moyenne d'âge des patients admis en réanimation, je me serais demandé si les critères étaient bien partagés et j'aurais jugé utile une diffusion par les sociétés savantes et les ARS. Les ARS ont été touchées très différemment. En Île-de-France, les problèmes ont été aigus mais un peu décalés et il m'a paru nécessaire de faire ce travail-là, y compris pour faire émerger au plus vite une doctrine nationale.
Sur le caractère hospitalo-centré de la culture des ARS, vous savez comme moi que toutes les administrations ont une histoire. Toutefois, dans les premières semaines de la crise, tout le monde s'inquiétait surtout de ce que l'hôpital, par ailleurs en conflit depuis longtemps, tienne bon. Cela ne nous a tout de même pas empêchés de travailler avec les professionnels libéraux. En Seine-Saint-Denis, nous avons ainsi réuni l'hôpital et la médecine de ville pour traiter les sorties d'hospitalisation. Avons-nous pour autant été excessifs ? Peut-être aurait‑on pu solliciter plus encore les professionnels libéraux, comme ils le disent, mais compte tenu des conditions du moment…
Je l'ai dit, j'ai organisé des conférences téléphoniques quotidiennes le 10 mars, un certain nombre de dossiers ont avancé – une région qui créé 264 centres covid‑19 travaille forcément avec les libéraux – et nous serons à l'avenir un peu mieux armés face à ce type de situation.
Je n'ai pas dit, en revanche, que nous serons absolument prêts à affronter une deuxième vague. Outre que cette épidémie invite à faire preuve de modestie, le nombre d'inconnues concernant ce virus est tel – par exemple, s'agissant de la durée de l'immunité ou de la contamination par les enfants – qu'il est difficile de se prononcer. Il n'en reste pas moins que nous sommes mieux préparés.
Comme vous, madame Gomez-Bassac, je suis tétanisé à l'idée d'une conjonction entre la grippe saisonnière et le covid-19.
La moyenne du taux de mortalité dans les EHPAD s'explique parce qu'un grand nombre de personnes sont décédées dans une même région. Dans de nombreux établissements, les équipes ont remarquablement bien géré la situation, y compris en se confinant avec les résidents. On parle toujours de l'extraordinaire mobilisation des personnels hospitaliers mais il faut aussi saluer ceux des EHPAD.
Le retour d'expérience montre que les questions d'hygiène sont à l'origine de la plupart des dérapages. Depuis plusieurs semaines, nous essayons donc d'armer des équipes pour être capables de les envoyer dans les établissements.
Vous avez raison, monsieur Habib, le logement, l'urbanisme, les conditions de transport sont décisifs, comme le ministre l'a d'ailleurs dit en concluant le Ségur de la santé. Nous avons reçu une claque ! Nos politiques de santé doivent tenir compte de ces questions et elles ne le feront pas seulement à partir des ARS et de l'hôpital : les collectivités locales ont leur rôle à jouer, les plans locaux d'urbanisme étant de véritables outils de santé publique.
La situation dans les EHPAD a commencé à se dégrader fortement entre le 7 et le 10 mars, avec de nombreux décès. J'ai alors demandé à mes délégués départementaux d'appeler chaque jour chaque EHPAD afin de connaître la situation et de ne laisser s'installer aucun huis‑clos. En tout, nous leur avons envoyé 3 000 renforts. Toutefois, le système de phoning s'est révélé insuffisant puisque certains EHPAD ne répondaient pas. Le 24 mars, nous avons créé un système d'information à destination des 700 EHPAD de la région, dont les statuts sont d'ailleurs variés. Pendant les premiers jours, il a été renseigné à hauteur de 60 % environ. Le 26 ou le 27 mars, lorsque le seuil des 70 % a été franchi, j'ai ouvert les droits du SI aux préfectures et aux conseils départementaux.
Nous avons communiqué à chaque étape de la crise, sans doute imparfaitement faute de disposer du système « de routine » dont nous disposons aujourd'hui.
Nous avons beaucoup travaillé avec les professionnels libéraux – Anne Carli a évoqué les partenariats avec les infirmiers et les kinésithérapeutes –, mais la situation était très différente selon les territoires. Nous avons progressé très vite lorsqu'ils comportaient des CPTS.
J'ai été nommé en conseil des ministres le 25 juillet 2018 mais j'ai pris mes fonctions le 5 septembre. C'est mon prédécesseur, Christophe Devys, qui a signé le projet régional de santé (PRS), qui devenait dès lors opposable. Ma connaissance du sujet repose entièrement sur sa lecture, le PRS disposant que les établissements doivent constituer des stocks. Aujourd'hui, même si nous n'avions pas d'instructions spécifiques, je dirais que nous aurions dû vérifier régulièrement le niveau et la nature de ces stocks. Quoi qu'il en soit, ils existaient bien, sinon les établissements auraient été en rupture beaucoup plus tôt. Dès le premier cas apparu en Île‑de‑France, le 24 janvier, nous avons donné des consignes pour que le masque soit porté partout. Les tensions ont toutefois été très fortes, cela ne fait aucun doute, comme en atteste le nombre de contaminations.
La presse, mais aussi votre commission, ont mis du temps à reconstituer les tactiques et les stratégies mises en œuvre, mais je peux assurer que le PRS fait explicitement état de la doctrine de 2013. Les contrôles étaient ponctuels et j'ignorais le nombre précis de masques FFP2 ou chirurgicaux. Je précise, enfin, que l'efficacité des masques chirurgicaux par rapport aux masques FFP2 a été réévaluée pendant la crise elle-même.