Intervention de Pr Antoine Flahault

Réunion du mardi 15 septembre 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Pr Antoine Flahault, directeur de l'Institut de santé globale de l'Université de Genève :

La transposition d'une stratégie suppose que l'on compare des États aux systèmes de santé et aux systèmes économiques comparables. C'est pourquoi je ne fonderai pas ma comparaison sur la stratégie choisie par le Pakistan, qui est pourtant un modèle du genre. Alors que l'Inde suit une trajectoire épidémique continue vers le haut extrêmement préoccupante, le Pakistan, pays voisin aux conditions socio-économiques similaires, a réussi à contrôler l'épidémie grâce à un Premier ministre visionnaire. Très attaché à ce que la science guide sa politique, son discours sur le coronavirus n'a rien de populiste et il a appliqué des dispositions parfois quelque peu éloignées des préconisations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), considérant que dans un pays très pauvre, le confinement strict ne fonctionnerait pas et qu'il fallait lui préférer une stratégie très ciblée de confinements localisés aux quartiers, voire aux rues dans lesquelles démarraient des clusters. Si je m'y attarde bien que le Pakistan n'ait pas le niveau économique et social de la France, c'est pour souligner que l'on peut trouver dans des pays à faible niveau de revenu des solutions ou des propositions intéressantes ; le Vietnam, qui a de multiples contacts avec la Chine, a également réagi de manière particulièrement efficace.

Parmi les pays qui ressemblent davantage au nôtre, l'Australie a bien répondu à la vague hivernale, en appliquant un confinement strict qu'elle qualifie de localisé mais qui concerne néanmoins cinq millions de personnes à Melbourne, dans un pays où la population est relativement faible ; ce n'est pas peut-être pas la situation optimale que vous rêvez de promouvoir en France en cas de seconde vague. Les stratégies allemande et japonaise sont particulièrement intéressantes. Pragmatiques, elles mettent l'accent sur la responsabilisation du citoyen. Fondées sur la confiance en l'expertise, même si les experts doutent et font des pas en avant et en arrière, elles se traduisent parfois par des messages qui ne sont pas très populaires. Japon et Allemagne ont en particulier adopté une stratégie de testing intéressante.

On peut donc découper les stratégies adoptées ailleurs en retenant ce qui peut nous intéresser. Á cet égard, la France s'est mise totalement à niveau s'agissant de la capacité de testing, mais elle peut encore progresser en matière stratégique et, sur ce plan, on ne peut pas ne pas évoquer le modèle suédois, vers lequel tendent tous les pays occidentaux sans trop en parler. Je puis vous dire, pour m'en être entretenu avec Anders Tegnell, que la Suède ne recherche nullement l'immunité collective et ne refuse pas davantage le principe du confinement. L'approche qu'a choisi ce pays s'apparente en réalité à celle des autres pays européens : elle a confiné, mais ce fut un auto-confinement. En Suisse, nous avons pratiqué le semi-confinement, qui diffère du confinement strict appliqué en France, où l'on a assisté à une assignation à résidence dérivée du modèle chinois autoritaire. Le semi-confinement est un modèle voisin du confinement strict pour ce qui concerne la fermeture des commerces non essentiels et le gel de l'économie, mais il se distingue du modèle français en ce qu'une autorisation n'était pas nécessaire pour sortir de chez soi ou traverser le pays – simplement, personne, ou très peu de personnes, sortait de chez soi ou traversait indûment le pays. L'adhésion à ce modèle a été très grande en Autriche, en Allemagne, en Suisse. Dans le modèle suédois d'auto-confinement, bien que personne n'ait jamais demandé la fermeture des aéroports, toutes les lignes domestiques se sont arrêtées faute de passagers : on a demandé aux gens de télétravailler, ils l'ont fait. Les transports publics étaient vides, comme étaient vides les rues de Stockholm ; les bars et les restaurants restaient ouverts mais ils avaient un quart de l'affluence ordinaire ; les commerces non essentiels ont pour beaucoup fermé, jamais sur ordonnance ou par décret mais faute de clients. L'auto-confinement consiste à confier la gestion de la crise à l'expertise scientifique des agences de sécurité sanitaire d'une part, et aux citoyens d'autre part. En Suède, les décisions politiques de gestion de la crise ont été très peu nombreuses pendant la période du confinement dans le reste de l'Europe ; on y a quand même interdit les rassemblements de plus de cinquante personnes et fermé les lycées, collèges et universités.

Certains diront que le bilan suédois est navrant, avec un taux de mortalité par habitant supérieure à celui de la France. Le bilan est mitigé, c'est exact, mais il faut y regarder de près parce que cette mortalité élevée est principalement due, comme le reconnaissent les Suédois, à la mauvaise protection des personnes âgées en particulier dans les maisons de retraite, dont le personnel était peu formé et mal équipé et où l'hécatombe a été forte – en France aussi, d'ailleurs. Les indicateurs de santé suédois sont parmi les meilleurs du monde ; c'est un pays à très forte culture de santé publique, qui n'est pas une santé publique imposée ou autoritaire mais une santé publique acceptée, qui suppose une adhésion et de la pédagogie. La santé publique est plus l'affaire des spécialistes que des politiques – mais ce modèle ne s'adapte pas forcément à toutes les cultures ni à tous les pays.

Vous m'interrogez sur la « seconde vague ». Tout dépend de la manière dont on définit une vague. Certains considèrent que nous y sommes déjà ; on peut le penser puisque la courbe des nouveaux cas quotidiens montre effectivement une deuxième bosse, presque plus haute que la première. Cependant, il y a un effet de loupe certain, car on ne faisait pas 190 000 tests par jour en mars. Quand on teste beaucoup, on obtient beaucoup de résultats positifs. De plus, les individus testés positifs sont le plus souvent des asymptomatiques qui représentent donc une bonne partie de l'élévation de la courbe.

Il ne faut pas parler de « seconde vague » aussi longtemps que l'on n'assiste pas à la croissance concomitante de la morbidité, c'est-à-dire du nombre de cas testés positifs, et de la mortalité. Cela étant dit, je ne veux pas minimiser ce qui se passe en ce moment. On sait que le virus circule très activement, en particulier dans les départements du Sud de la France, avec l'augmentation des hospitalisations, notamment en réanimation. Aussi n'est-on peut-être pas très loin, en effet, d'une augmentation de la mortalité qu'il ne faudrait pas attendre les bras croisés mais à laquelle il faudrait véritablement se préparer pour éviter l'engorgement du système de santé. En bref, le signal que l'on mesure aujourd'hui est inédit parce que l'on n'a jamais fait 190 000 tests PCR par jour pour aucun virus ; en aurait-on fait que l'on constaterait peut-être que l'on assiste à un phénomène habituel quand une seconde vague se prépare.

Nous nous refusons, à Genève, à prédire quoi que ce soit au-delà de huit jours ; vous ne parviendrez donc pas à me faire prédire ce qui se passera cet hiver. Je peux seulement fournir des scénarios, dont l'un, qui n'est pas optimiste, serait que l'hémisphère Nord connaisse cet hiver une vague ressemblant à celle qu'a connue l'hémisphère Sud. On assiste aujourd'hui à une sorte d'ensemencement du territoire national et, probablement, de toute l'Europe, qui s'enflammera peut-être lors d'une seconde vague assez puissante parce qu'elle aura l'automne et l'hiver pour se déployer et non simplement la fin du mois de mars avant la butée de l'été – l'été a en effet offert un répit remarquable pendant la période courant depuis le déconfinement jusqu'à maintenant.

L'hypothèse selon laquelle le virus serait moins dangereux ne convainc guère les scientifiques. Celui qui circule aujourd'hui en Europe est le même que celui que circule au Pérou, en Colombie, au Texas, en Arizona, où il a pour conséquence un fort taux de mortalité. Je ne parierais donc pas, aujourd'hui, sur un virus beaucoup moins virulent. Il se pourrait que le virus, à force de muter comme ils le font tous, finisse par s'atténuer légèrement mais je crains que l'on n'y soit pas encore. Il a été question de saisonnalité et de chaleur. En réalité, la saisonnalité des virus n'obéit pas qu'à la chaleur, comme on le voit en des lieux très chauds d'Afrique et d'Amérique latine ; à Manaus, située au cœur de l'Amazonie, dans une zone qui n'est pas particulièrement fraîche, plus de 50 % des habitants ont très probablement été atteints. En réalité, la France s'est confinée en août comme elle a l'habitude de le faire : les magasins non essentiels ont fermé, les gens sont partis en vacances, ont adopté des compositions familiales plus restreintes, ne sont pas allés travailler. Tout au long de l'été, en Europe, on a l'habitude de vivre une sorte de confinement – économique également – agréable mais qui diminue considérablement les interactions. C'est la fin de ce confinement volontaire qui constitue peut-être un des risques importants de seconde vague.

J'en viens à l'immunité de groupe. Des épidémies ont concerné la moitié d'une communauté ou davantage : ce fut le cas du Charles-de-Gaulle, d'un lycée de l'Oise et, je l'ai dit, de la ville de Manaus. L'intéressant est qu'à Manaus, l'immunité de groupe semble avoir été atteinte après que 50 % de la population a été touchée, l'épidémie s'arrêtant spontanément ou presque. Certes, des mesures étaient prises, mais Manaus est une ville cosmopolite à très fortes interactions où de nombreuses compagnies internationales ont leur base et il était très difficile d'y imposer un confinement ou des mesures barrières très efficaces. Pourtant, l'épidémie n'a pas frappé l'ensemble de la population. L'hécatombe a été importante mais l'immunité grégaire semble s'être imposée. Ce n'est certainement pas le cas en Europe aujourd'hui. Peut-être de petites zones telles que le centre de Bergame ont-elles bénéficié d'une immunité un peu plus élevée que les autres si bien que le virus s'y frayera plus difficilement un passage, ce qui ralentira un peu l'épidémie, mais je ne pense pas que l'immunité acquise à Paris ou à Genève soit très protectrice contre une seconde vague alors que 80 ou 90 % de la population demeure à risque.

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