La pandémie est venue percuter un secteur en très grave difficulté depuis plus de dix ans, sans que rien ne soit fait pour y remédier, alors que sa situation est parfaitement connue de tous. Les présidents de la République qui se sont succédé depuis plus de dix ans ont multiplié les consultations, qui ont abouti à des rapports, hélas, empilés dans les placards. Jusqu'à présent, la concertation grand âge et autonomie n'a pas conduit à un meilleur résultat – Dominique Libault l'a d'ailleurs écrit dans un article publié dans Le Monde. Nous voulons croire que la mise en place du cinquième risque et l'adoption d'une loi relative au grand âge et à l'autonomie aboutiront, mais le peu d'informations communiquées sur leur financement suscite des doutes. Nous avons pris connaissance du rapport de Laurent Vachey sur le cinquième risque ; il n'apporte pas de compléments ou d'orientations plus précises.
Pendant la crise, la démocratie médicosociale et la démocratie sanitaire ont été bafouées. Nous en avons, hélas, la triste habitude. L'urgence ne justifie pas tout. Une situation aussi grave doit s'accompagner de mesures concertées et acceptables par toutes les parties, gages du meilleur résultat. Ne faisons pas croire que le risque zéro existe. Toute décision doit être pesée en fonction d'une balance bénéfices-risques.
La latitude d'appréciation laissée aux établissements a conduit à des pratiques inacceptables.
Des signalements de familles nous sont remontés, portant sur des établissements privés répartis en différents lieux du territoire. Comment admettre que les résidents des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) commerciaux et leurs familles n'aient pas été mieux considérés et accompagnés eu égard aux prix de journée qu'ils supportent ? Les bons résultats financiers des groupes privés gestionnaires de ces établissements profitent non pas aux résidents mais à des actionnaires peu préoccupés du quotidien de ces établissements.
Les établissements gérés par les associations ont eux aussi des pratiques discutables. Je citerai, parmi d'autres exemples, l'EHPAD de la Rosemontoise, dans le Territoire de Belfort, et le Manoir du verger à Véretz, en Indre-et-Loire.
Le secteur public n'est guère plus exemplaire. Les EHPAD gérés par la Ville de Paris ne sont pas des modèles de concertation. Opposant une fin de non-recevoir en période « calme », ils ne sont pas plus ouverts et communicants dans la situation présente. Les personnes âgées et leurs familles vivent mal d'être ainsi niées et infantilisées.
Dans la foulée de la pandémie, les établissements ont dû faire face à la canicule. Nous les remercions d'avoir géré la situation au mieux, malgré l'épuisement des personnels et la fragilité accrue des résidents. Cependant, les équipes sont à bout. Aucune amélioration de leurs conditions de travail n'étant intervenue, elles pourraient ne pas tenir si la situation s'aggravait.
Nous avons le sentiment que les agences régionales de la santé (ARS), trop centralisées, ont manqué de réactivité. Les directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) avaient un pouvoir de décision dont les délégations départementales des ARS ne disposent pas. Les effectifs de ces services sont tendus et, dans certains territoires, les postes d'inspecteur ne sont pas tous pourvus.
La situation des personnes âgées à domicile est gravement dégradée sans que, là non plus, aucune mesure ne soit prise. Dans cette crise, les services d'aide à domicile ont été abandonnés à eux-mêmes. Sans protection, la peur au ventre, et alors que les soins avaient été suspendus en raison de la fermeture des cabinets médicaux et de kinésithérapie, ils ont fait face à l'inquiétude, parfois même à l'agressivité des personnes qu'ils accompagnent. Sans le total dévouement des aides à domicile et le soutien des conseils départementaux, qui, avec difficulté, se sont procuré des équipements de protection en urgence, ils n'auraient pas pu tenir. Les municipalités et les centres communaux d'action sociale les ont accompagnés le mieux possible.
L'hôpital a été contraint de libérer des lits en urgence. Ainsi, des personnes âgées qui auraient normalement dû être accueillies en soins de suite ont été envoyées en EHPAD sans recherche de consentement, sans savoir ce que leur coûterait l'établissement, sans non plus s'assurer que l'EHPAD avait les moyens de les accueillir dignement. D'autres ont été renvoyées à leur domicile sans informations préalables des services à domicile sur le motif de leur hospitalisation et sans que n'ait été pris le temps nécessaire à la mise en place concertée de l'accompagnement par tous les intervenants.
La liaison entre les EHPAD et les hôpitaux n'a pas bien fonctionné. Les résidents ont peu souvent été considérés comme prioritaires. Est-il normal de ne pas créer des unités de médecine aiguë gériatrique ? Il a souvent été dit qu'il fallait s'appuyer sur la médecine de ville. Mais que faire dans les déserts médicaux où certains établissements n'ont même plus de médecin coordonnateur ? Que faire quand les cabinets médicaux ferment ? Que faire quand la couverture numérique ne permet pas les téléconsultations ?
La fin de vie de nombreux résidents n'a pas été dignement accompagnée : pas un proche pour tenir la main, aucune possibilité de voir une dernière fois l'être aimé.
Les directives anticipées n'ont souvent pas été respectées. Ainsi, les pompes funèbres nous ont indiqué que des mises en bière avaient été effectuées dans des cercueils non adaptés à l'incinération alors que les personnes en question avaient exprimé par écrit leur volonté d'être incinérées. Le traumatisme des familles est considérable.
Selon nous, les vieux ne sont perçus que comme une charge. La discrimination à leur égard est permanente et ne choque plus. Si un tel traitement était infligé à la petite enfance, tout le monde serait vent debout. Il est temps de redonner à la vieillesse sa place dans notre société. Au cours de leur vie active, ces personnes ont apporté à la nation, ont contribué aux efforts économiques et sociaux ayant profité à tous. Cette génération de vieux – et j'insiste sur ce terme car nous refusons celui de « seniors » : un vieux est un vieux, il est normal de le nommer ainsi et je m'inclus dans la catégorie –, née avant et pendant la guerre, a participé à la reconstruction et à l'essor de notre pays. Certains sont les derniers soldats appelés de la guerre d'Algérie. Ils ont attendu longtemps une reconnaissance. Les baby-boomers sont nombreux. Doivent-ils être punis parce qu'ils sont nés au moment où il était normal de redonner vie au pays ?
Espérons que cette crise et sa longue litanie quotidienne de décès aient au moins le mérite de déboucher sur un véritable débat de société, ne se limitant pas au tout-économique, un débat où l'humain retrouverait sa place et où les services publics indispensables seraient enfin considérés.