Intervention de Jean Castex

Réunion du mardi 17 novembre 2020 à 18h00
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Jean Castex, Premier ministre :

J'invite la mission dont vous êtes le rapporteur à s'intéresser aux décisions qui ont été prises, et dont je veux vous rendre compte de façon très transparente. Vous comprendrez qu'il est compliqué de discuter de ce qui n'est pas encore décidé !

S'agissant de la conduite de la crise sanitaire, la Constitution est claire : c'est l'État qui est responsable. Dans d'autre pays, la gestion de la santé est décentralisée – la chancelière allemande expliquait qu'elle devait négocier avec les présidents des Länder pour obtenir telle ou telle décision. Au sein de l'État, le pouvoir exécutif agit, le législateur vote les lois – vous avez récemment autorisé la prorogation de l'état d'urgence sanitaire –, et contrôle l'action du Gouvernement – vous le faites sans faillir, j'ai eu l'occasion de m'en rendre compte depuis que je suis Premier ministre.

Le pouvoir de décision appartient au pouvoir exécutif et sous la Ve République, le pouvoir exécutif, c'est le Président de la République, le Premier ministre et son gouvernement. Le Gouvernement prépare et met en oeuvre les décisions dans le cadre de ses prérogatives. Le ministre de l'économie est un acteur essentiel dans la gestion de la crise, au même titre que la ministre du travail, les ministres chargés des personnes les plus vulnérables, ou encore le ministre de l'éducation nationale. Les ministres expriment leur avis au sein de l'appareil gouvernemental, comme cela a été le cas en d'autres temps, et c'est heureux ; mais à la fin, ce sont le Président de la République et le Premier ministre qui décident.

Votre question sur les décisions qu'il convenait de prendre en septembre est fondamentale et mon rôle est de vous rendre compte de notre action. En effet, les courbes du taux d'incidence et du nombre d'hospitalisations croissaient début septembre, mais assez faiblement.

Vous avez cité certains scientifiques, je peux en citer d'autres – je tiens leurs noms à votre disposition. Un infectiologue de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière expliquait le 5 août qu'il n'était pas affolé, que la létalité serait beaucoup plus faible ; un autre, très célèbre, disait le 28 août que les cas étaient différents, les formes moins graves et les hospitalisations moins longues ; le 8 septembre, le chef du service des maladies infectieuses d'un grand hôpital du sud, soulignait que les chiffres de la mortalité liée au coronavirus était très bas, qu'elle concernait des personnes très âgées et très fragiles ; enfin, un chercheur épidémiologiste fort connu déclarait le 11 septembre : « La menace à l'heure actuelle n'existe pas, on la fabrique plus ou moins avec des chiffres […] Nous sommes face à une épidémie avec 97 % des cas [personnes testées] négatifs ».

Il ne vous aura pas échappé que les discours scientifiques n'ont jamais été unanimes et convergents. Il ne m'appartient pas d'en juger, mais on peut être critique et se dire que les spécialistes ont changé d'avis – la littérature de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a beaucoup évolué depuis le mois de janvier.

En tout cas, lorsque l'on est décideur public, on aimerait pouvoir s'adosser à des conseils scientifiques précis et unanimes. Mais, et c'est toute la difficulté de cette épidémie, c'est moins de la théorie que de l'observation des dégâts causés par le virus sur la planète que l'on peut tirer les conséquences et adapter sa stratégie. Donc, si vous cherchez à me faire dire que le substrat scientifique sur lequel nous nous appuyons est évolutif, pas toujours convergent, et n'éclaire pas nécessairement les pouvoirs publics, et que cela contribue à stresser une opinion publique en mal de repères et de références, je peux vous donner raison.

Nous vivons à la fois dans un état de droit et dans une démocratie. Dans un état de droit, monsieur le rapporteur, on ne peut prendre des mesures restrictives de liberté – couvre-feu, confinement – que lorsque les données épidémiologiques sont suffisamment dégradées et que toutes les autres mesures ont été prises : c'est la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État. Je rappelle que des tribunaux administratifs ont annulé des arrêtés. Dans une démocratie, on doit aussi mesurer l'acceptabilité des mesures. Dois-je vous rappeler les réactions de l'opinion publique et de certains parlementaires face aux mesures prises en septembre ? L'accueil était loin d'être enthousiaste et je n'ai pas souvenir qu'à l'époque, on nous ait reproché de ne pas en faire assez !

Je vais illustrer mon propos. J'ai été nommé Premier ministre le 3 juillet, une semaine avant la fin de l'état d'urgence sanitaire. Le 17 juillet, alors que les données épidémiologiques montraient une incidence très faible, j'ai pris un décret étendant l'obligation du port du masque aux commerces, aux locaux administratifs recevant du public, aux banques et aux marchés couverts. Cela n'a pas été compris de tous. Le 30 juillet, j'ai pris un décret habilitant les préfets à rendre obligatoire le port du masque obligatoire sur la voie publique, lorsque les circonstances locales l'exigeaient. Le 28 août, j'ai pris un décret étendant l'obligation du port du masque dans les établissements recevant du public (ERP) « assis » ainsi que, à la veille de la rentrée, dans les collèges et les lycées. À cette même date, nous avons traduit les recommandations du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) dans le Protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise, en généralisant le port du masque en milieu professionnel.

Comme les courbes augmentaient encore au début du mois de septembre, j'ai annoncé, le 11 septembre, le classement de 42 nouveaux départements en « zone de circulation active du virus », les préfets étant appelés à prendre les mesures de freinage qui s'imposaient.

Dans les territoires où la situation était la plus dégradée – les agglomérations de Marseille, de Bordeaux et la Guadeloupe –, j'ai demandé aux préfets de faire des propositions. Après concertation, nous avons pris un certain nombre de mesures. Dans les 27 communes des Bouches-du-Rhône, le port du masque a été rendu obligatoire, les bars et restaurants ont dû fermer leurs portes à minuit, la vente d'alcool a été interdite après vingt heures, les vestiaires des équipements sportifs ont été fermés, le cadencement des transports en commun a été renforcé et des événements comme la Foire internationale de Marseille ont été annulés. Je n'ai pas souvenir, monsieur Ciotti, que l'on m'ait accusé alors de prendre des décisions trop molles ! Dans ce département, le taux d'incidence de la maladie a commencé de diminuer le 28 septembre.

Dans l'agglomération bordelaise, les effets de l'épidémie ont pu être limités grâce à des mesures de même nature : le préfet a décidé de réduire les jauges des événements de 5 000 à 1 000 personnes, d'interdire les rassemblements de plus de dix personnes dans les parcs et sur les quais. Les dispositions qui ont été prises étaient adaptées à la fois aux circonstances locales et à la circulation du virus, telle que nous la comprenions.

Enfin, le 24 septembre, nous avons adopté un nouveau classement en créant les zones d'alerte, les zones d'alerte renforcée et les zones d'alerte maximale, caractérisées par le taux d'incidence et le nombre de patients covid admis dans les services de réanimation.

Je ne reviendrai pas sur la fermeture des bars et restaurants à Marseille, mais il me semble, monsieur le rapporteur, que les réactions aux mesures que nous avons prises en septembre n'étaient pas motivées par le sentiment que nous avions un « temps de retard » mais plutôt que nous en faisions trop.

C'est là toute la difficulté de la gestion de cette crise. Nous sommes accusés, parfois par les mêmes, d'en faire trop ou pas assez. La vérité, que je ne prétends pas détenir, se situe sans doute au milieu.

Votre question, essentielle, sur l'anticipation dans le système hospitalier me permet de faire de la pédagogie. Lorsque la crise est survenue, nous disposions, selon une classification peu homogène en Europe, de 5 000 lits de réanimation armés. Nous nous efforçons de porter cette capacité à 10 000 lits en nous appuyant sur la gestion mutualisée des moyens, sur la coopération public-privé qui permet, en hospitalisant les patients à domicile, grâce à la collaboration avec la médecine de ville, de gagner de la place en hôpital, en appelant en renfort les étudiants en médecine et en pharmacie ainsi que la réserve sanitaire. Mais surtout, nous réallouons les ressources humaines, en affectant aux services de réanimation les personnels dont la qualification se rapproche le plus des compétences demandées en anesthésie-réanimation.

On m'interroge souvent à ce sujet, notamment lors de la séance des questions aux Gouvernement : les personnels qui exercent en réanimation sont extrêmement spécialisés et il est impossible d'augmenter en six mois le nombre d'infirmiers anesthésistes et de médecins anesthésistes-réanimateurs. Lors de mes déplacements dans les hôpitaux, les soignants eux-mêmes me disent que c'est chose impossible. Même des professeurs agrégés dans d'autres disciplines ont du mal à se reconvertir dans l'anesthésie-réanimation ! En tout cas, la gestion mutualisée des moyens est formidable. Les soignants sont fatigués, mais ils demeurent motivés et exemplaires partout.

Lors de la première vague, nous avions pu en effet déprogrammer en masse. Mais la déprogrammation étant un fusil à un coup, il est beaucoup plus dolosif de le faire aujourd'hui. Puisque les effets en sont dramatiques, il faut éviter d'y recourir, et comme ne cessent de le répéter les médecins, il faut, non pas chercher à accroître indéfiniment les capacités de réanimation, mais faire en sorte que moins de personnes tombent malades et arrivent dans les services de réanimation. D'où le confinement et les mesures préventives. Il faut qu'ainsi le flux des arrivées se tarisse, à tout le moins permettent de le diminuer fortement pour que le nombre de sorties des services de réanimation dépasse celui des entrées.

Je tiens à votre disposition le détail des décisions que nous avons prises dès le mois de juillet, avant ma nomination, pour préparer le système hospitalier à une deuxième vague. Nous n'avions pas de baguette magique, il n'était pas possible de trouver des anesthésistes-réanimateurs en un délai aussi court. Nous avons perdu la possibilité de recourir aux déprogrammations de manière massive, mais l'amélioration des thérapies et de l'organisation nous a permis de réduire la durée moyenne des séjours, et d'améliorer la fluidité dans les services. Il était toutefois impératif d'arrêter le flux, car tous ces efforts, que je salue, ont leurs limites.

Les ressources humaines constituent le principal problème, mais j'ai évidemment veillé à ce que les stocks de matériel soient suffisants dans tous les établissements de soins. Nous sommes prêts, en milieu sanitaire et en anesthésie-réanimation, pour faire face à la situation présente, et même s'il fallait porter la capacité à 10 000 lits. Mais ce n'est pas l'objectif.

Je vous rejoins totalement, monsieur Ciotti : nous devons à tout prix éviter de placer les médecins face au dilemme éthique imposant de trier les patients. C'est un motif supplémentaire pour que l'ensemble du pays respecte et applique ce confinement. Il faut casser la vague épidémique, réduire le taux d'incidence et diminuer le flux des admissions à l'hôpital. La situation dans les hôpitaux reste extrêmement tendue, il faut la montrer aux Français. Il ne faudrait pas que l'annonce d'une amélioration dont nous nous réjouissons tous laisse penser que nous pourrions baisser la garde. Pour utiliser une métaphore rugbystique, il vaudrait mieux transformer l'essai en concentrant nos efforts pour que le système sanitaire soit le mieux préservé possible et puisse continuer à soigner les autres malades.

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