Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les députés, je tenais tout d'abord à vous remercier d'apporter, par cette invitation, une réflexion linguistique à votre travail, mais également de donner de la visibilité et de l'importance à la recherche doctorale.
Madame Fracchiolla qui devait m'accompagner aujourd'hui tient à s'excuser de son absence, elle a été retenue par un imprévu. En guise d'introduction, il convient d'indiquer que cette contribution s'inscrit dans une approche différente de celle qui vous a été présentée, une approche sociolinguistique, discipline qui tend à étudier le rapport entre langue et société. Cette branche de la linguistique appréhende le discours comme élément constitutif des rapports interpersonnels et comme composant actif de l'interaction sociale. Une analyse sociolinguistique permet alors de comprendre les pratiques sociales et de réfléchir au rôle du discours dans la société. De plus, cette perspective a pour visée d'analyser les rapports de force sociaux et permet de déconstruire des procédés intériorisés et institutionnalisés qui tendent à s'imposer comme évidents.
Ainsi, analyser les discours circulant autour de ce projet de loi relatif à la bioéthique sous un angle sociolinguistique permet de comprendre quelles stratégies discursives sont employées par les opposants et les sympathisants du projet de loi « PMA pour toutes », et comment les discours participent à la mise en place et à la pérennisation des rapports interpersonnels et sociaux. Quels sont les enjeux discursifs dans l'espace sociétal ? Quelle place occupe ces discours ? À quoi et à qui répondent-ils ? À quoi et contre qui s'opposent-ils ? Quels acteurs les mobilisent et qui en sont les cibles ? Ma contribution à cette table ronde a donc pour intention d'apporter un éclairage sur l'environnement discursif autour du projet de loi, bien qu'il vous ait été présenté hier, et d'apporter une analyse linguistique sur la teneur des débats en cours, en prévision des mobilisations annoncées pour la rentrée. Ainsi, ces éléments permettront peut-être d'interroger la gestion actuelle des conflits sociaux sur ces questions sexuelles.
La question des discours attenants à la mobilisation autour des changements possibles dans les droits reproductifs et plus largement des discours autour du féminin et des sexualités est posée depuis plusieurs années par les linguistes, et davantage encore depuis les mobilisations autour du mariage pour tous. Ainsi, il me paraît important d'indiquer que mes propos d'aujourd'hui résultent d'une part de mon travail de terrain mené dans le cadre de ma thèse, mais également de tous les travaux réalisés par les chercheuses et chercheurs du domaine, notamment au sein du groupe international DRAINE (Haine et rupture sociale discours et performativité) lié au projet européen Horizon 2020 « Practicies » (Partnership against violent radicalization in the cities), coordonné par Mmes Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse.
Les débats actuels autour de l'extension de la loi bioéthique démarrent cinq ans après la mobilisation d'opposition à la loi Taubira et réactivent de solides débats et polémiques sociétales opposant les adversaires et les partisans du mariage pour tous devenus ceux de la « PMA pour toutes » ou « PMA sans père ». Ainsi l'analyse discursive doit veiller à conserver une vision diachronique des événements, afin de ne pas perdre de vue les mises en tension liées à l'histoire interactionnelle. En 2013, opposants comme sympathisants se sont sentis menacés et stigmatisés par et dans leur identité. La violence des débats, la violence des discours a été réelle et non sans conséquence. Je pense notamment à l'observation chiffrée de la libération de la parole homophobe par l'association « SOS Homophobie » qui a cumulé, en 2013, plus de 3 500 témoignages de victimes d'actes homophobes, soit 80 % de plus qu'en 2012. Néanmoins, même si le schéma semble se répéter, des changements discursifs stratégiques sont observés au sein de l'opposition.
On observe tout d'abord un changement au niveau du sujet énonciatif, autrement dit du porte-parole de l'opposition. En effet, si en 2013, La Manif pour tous était le principal collectif en opposition au projet de loi, à l'origine des importantes mobilisations, elle est aujourd'hui une association à part entière s'intégrant dans un nouveau collectif « Marchons ensemble », qui réunit une vingtaine d'associations, dont une partie était auparavant intégrée dans La Manif pour tous. À partir de mon travail de terrain et des entretiens réalisés, dont je tais volontairement la teneur aujourd'hui par souci d'anonymat, car le travail est encore en cours, je comprends que des associations aient souffert de l'image et de la réputation de La Manif pour tous en 2013. Elles ne sont pas tout à fait reconnues dans le message, mais surtout dans la méthode de mobilisation autour de la loi Taubira. Ce nouveau collectif permet alors de conserver l'indépendance discursive de toutes les associations, et en même temps, de conserver une place stratégique, car il faut le reconnaître, des associations comme La Manif pour tous, qui souffre pourtant d'une catégorisation négative, sont devenues des icônes, si je puis dire, de la lutte autour des questions sexuelles, ce qui lui vaut une notoriété et une visibilité sur la sphère publique et médiatique.
On observe également une tentative de convergence des luttes par l'opposition, avec notamment la recherche de points de similitude entre les revendications du mouvement des gilets jaunes et les leurs et une volonté de rassembler les mouvements sociaux qui ont marqué la France ces derniers mois. Stratégiquement, cela aurait pour effet d'augmenter la portée de leur discours, de leurs idées, de multiplier les porte-parole, et la diffusion et la circulation de ces discours. De plus, avec l'utilisation du label « Gilets jaunes », c'est aussi évoquer, dans l'imaginaire social, une mobilisation de masse qui touche l'intégralité de la France. Avec la violence observée lors des manifestations des « gilets jaunes », c'est aussi la possibilité de voir une radicalisation dans le mouvement.
En outre, les espaces discursifs, les lieux où circule la parole, ont également subi des changements depuis la mobilisation de 2013. Si la rue était le lieu de revendication privilégié lors du mariage pour tous, Internet l'a remplacé aujourd'hui. La mobilisation s'est faite de manière plus silencieuse cette année, activant des réseaux différents, ce qui ne remet pas en cause ses effets, au contraire. La circulation et la viralité des discours se font de manière plus abondante et plus rapide. Les discours circulent à la fois sur les réseaux sociaux du collectif « Marchons ensemble », et sur l'intégralité des réseaux sociaux, parfois multiples, de chaque association. Ainsi, les discours occupent une place importante sur les sphères virtuelles et donnent cette impression de masse. Néanmoins, les associations souhaitent donner une visibilité concrète à leur mouvement, et elles ont décidé de descendre dans les rues parisiennes le 6 octobre prochain. Cela interroge donc sur les enjeux et les effets souhaités derrière chaque espace discursif. A contrario, ce qui ne semble pas changer, mais au contraire s'entériner, sont les modalités argumentatives déployées dans les discours d'opposition déjà observés lors de La Manif pour tous.
La notion d'argumentation met en évidence le rapport d'influence et la possibilité d'agir sur l'autre à travers le discours. Par conséquent, lorsque l'on tend à décrire le fonctionnement d'un discours en contexte, on ne peut faire l'impasse sur sa dimension argumentative. L'argumentation trouve son fondement dans la confrontation d'un discours et d'un contre-discours autour d'une même question, entre un proposant et un opposant, et un tiers qu'il s'agit de convaincre. Ainsi, elle permet d'apporter une justification aux points de vue défendus, tout en essayant de produire un effet de persuasion sur l'interlocuteur.