Intervention de Haïm Korsia

Réunion du jeudi 29 août 2019 à 15h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la bioéthique

Haïm Korsia, Grand Rabbin de France :

Merci beaucoup pour cette audition et ce partage de réflexion. Nous y sommes très sensibles dans la mesure où nous nous sommes rendu compte que chaque fois que l'Assemblée ou le Sénat ont pu entendre toutes les parties prenantes à une réflexion sur ce qu'est notre société et ce qu'elle peut devenir, les choses ont été plus simples. Je prendrai comme exemple les lois successives Leonetti–Claeys qui ont montré à quel point il était nécessaire de partager une réflexion. Et que chacun et chacune accepte qu'une part de sa vérité meure pour pouvoir laisser place à la part de la vérité de l'autre. Chaque fois qu'il y a échange, il y a, à mon sens, beaucoup plus d'intelligence.

Nous reviendrons, au cours de nos échanges, sur des questions précises, mais au-delà du texte que je vous ai fait parvenir – qui est un peu une vue globale de ce sur quoi nous avons réfléchi ensemble, même si nous ne sommes pas d'accord sur tout – on voit un principe essentiel qui est mis en question, qui est posée à l'ensemble de la société : le principe du désir individuel. Il vient percuter la volonté commune, au sens du collectif. Comment construit‑on une aspiration commune, une vocation commune d'une société ? Est-ce par l'addition des volontés individuelles ? Ou est-ce par la négation de certaines volontés individuelles au profit de celle qu'on pourrait appeler le mainstream ? C'est une question essentielle.

Si vous permettez que je cite le Talmud, ce qui effrayera peut-être moins que la Bible, j'aime beaucoup une histoire qui pose une question simple – je ne dis pas que nous sommes dans cette situation. Le Talmud raconte qu'il y avait un bateau, dans lequel il y avait des passagers. Un passager se met à faire un trou en dessous son siège. Ses amis lui disent : « Tu es fou, si tu fais un trou sur le bateau, on va tous couler. » Il répond : « Pas du tout, c'est ma place, c'est mon siège, je fais ce que je veux ». Ce que dit le Talmud, c'est qu'un choix personnel, quel qu'il soit, aussi louable soit-il, aussi compréhensible soit-il, met en cause ce que tous les autres vivent, même s'ils ne sont pas concernés directement par ce choix.

Cette idée de la rencontre, de la tension éthique, entre le désir individuel, l'aspiration individuelle et ce qu'est l'aspiration d'une société, c'est la différence entre transgresser une règle, mais la respecter, et dénier le bien-fondé de cette règle. Vous pouvez transgresser une règle : par exemple, vous dépassez la vitesse maximale sur une route, mais vous comprenez qu'il faut maintenir des limitations de vitesse. Sauf que, ponctuellement, vous considérez que vous pouvez transgresser cette règle, vous en avez envie, ou vous ne faites pas attention. Mais sur le fond, vous respectez la règle.

C'est une grande différence avec le fait de dire : il est impensable d'imposer des règles. Or on a bien vu que depuis longtemps, certains font des choix personnels sans impliquer une acceptation (ou mieux, une valorisation) par la société. C'est, je crois, l'une des grandes questions qui est posée dans ce projet de loi car elle touche à la différence entre transgresser une règle, mais respecter le fait qu'elle existe, et dénier le bon sens de cette règle.

Une autre interrogation vient du principe de la loi révisable. Une loi révisable en permanence, ou régulièrement, perd sa vocation d'horizon pour une société. On se dit que ce qu'on n'a pas obtenu maintenant, on l'obtiendra au coup suivant, voire au coup d'après. Cela provoque un effet domino sur la loi qui conduit à ce que quand on parle de quelque chose, on évoque toujours ce qui pourrait advenir par la suite. C'est-à-dire que l'on est déjà dans le coup suivant. On minore la force de la loi, la force de ce dont vous débattez ici, la force de ce quelque chose qui est, à un moment, une aspiration commune. Dire que nous devons réviser la loi sans arrêt, cela dévalorise la force de la loi.

Ce que nous pouvons faire ou défaire comme on veut avec une loi n'empêchera pas que l'humanité se soit construite sur l'idée d'un père et d'une mère. Si la vie fait que l'un ou l'autre est absent, c'est tragique, et nous essayons de compenser comme on peut. Mais construire volontairement un possible pour des enfants sans l'un ou sans l'autre change l'aspiration, la vocation de la société. C'est une grande différence.

Ce sont nos fragilités, nos impossibilités qui font l'humanité. Nos manques, nos imperfections, c'est cela notre humanité. Nous avons le sentiment que l'on entre dans un monde où l'on veut interdire ces impossibilités, ces fragilités, ces manques et ces imperfections, comme si nous voulions construire une humanité absolue. Cela dévalorise ceux qui n'acceptent pas cette vision et ceux qui portent leurs imperfections – ce que nous sommes tous, finalement.

Ce qui se concevait en médecine de manière tellement évidente pour réparer des impossibilités, des maladies, ne peut pas se concevoir de la même façon pour répondre à une demande individuelle, ponctuelle, cette demande étant un choix personnel, aussi compréhensible soit-elle. Je ne méconnais pas ce que la Bible raconte, lorsqu'elle montre des patriarches et des matriarches qui hurlent de douleur parce qu'ils n'ont pas d'enfants, donc je comprends ce désir d'enfant, mais de là à en faire une sorte de droit, il y a une grande différence, parce que c'est quelque chose qui implique une grande responsabilité envers cet être ainsi créé, et pas simplement la possibilité de dire : « Je veux, j'ai un enfant. »

Les choix personnels peuvent par nature impliquer des impossibilités. Dire : « Je veux à la fois le choix et ce que ce choix m'interdit » traduit une forme d'adolescence d'une société. Or, malgré tout ce que les uns et les autres peuvent nous dire, à savoir que la société vieillit, j'ai le sentiment que dans son esprit, elle rajeunit, puisque l'on devient adolescent, en ce sens que nous voulons tout, absolument tout, et tout immédiatement.

Il faut accepter une idée simple : tout ce qui est possible au plan technique n'est pas faisable. C'est cette limitation qui s'appelle l'éthique. C'est cette autorégulation sur ce qu'on peut faire ou ne pas faire qui est au cœur de toute notre problématique éthique, ce qu'est notre société.

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